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nous, mais par leur liaison avec le système général, dont nous saisons partie, qu’il falloit juger de leur existence. Il est vrai que ce système est toûjours lié avec nous par la conscience de nos pensées présentes ; mais il n’est pas moins vrai que nous n’en sommes pas parties essentielles, qu’il existoit avant nous, qu’il existera après nous, & que par conséquent le rapport qu’il a avec nous n’est point nécessaire pour qu’il existe, & l’est seulement pour que son existence nous soit connue : par conséquent d’autres systèmes entierement semblables peuvent exister dans la vaste étendue de l’espace, isoles au milieu les uns des autres, sans aucune activité réciproque, & avec la seule relation de distance, puisqu’ils sont dans l’espace. Et qui nous a dit qu’il ne peut pas y avoir aussi d’autres systèmes composés d’êtres qui n’ont pas, même entr’eux, ce rapport de distance, & qui n’existent point dans l’espace ? Nous ne les concevons point. Qui nous a donné le droit de nier tout ce que nous ne concevons pas, & de donner nos idées pour bornes à l’univers ? Nous-mêmes sommes-nous bien sûrs d’exister dans un lieu, & d’avoir avec aucun autre être des rapports de distance ? Sommes-nous bien sûrs que cet ordre de sensations rapportées à des distances idéales les unes des autres, correspondent exactement avec l’ordre réel de la distance des êtres existans ? Sommes-nous bien sûrs que la sensation qui nous rend témoignage de notre propre corps, lui fixe dans l’espace une place mieux déterminée, que la sensation qui nous rend témoignage de l’existence des étoiles, & qui, nécessairement détournée par l’aberration, nous les fait toûjours voir où elles ne sont pas ? Voyez Sensation & Substance spirituelle. Or si le moi, dont la conscience est l’unique source de la notion d’existence, peut n’être pas lui-même dans l’espace, comment cette notion renfermeroit-elle nécessairement un rapport de distance avec nous ? Il faut donc encore l’en séparer, comme on en a séparé le rapport d’activité & celui de sensation. Alors la notion d’existence sera aussi abstraite qu’elle peut l’être, & n’aura d’autre signe que le mot même d’existence ; ce mot ne répondra, comme on le voit, à aucune idée ni des sens ni de l’imagination, si ce n’est à la conscience du moi, mais généralisée & séparée de tout ce qui caractérise non-seulement le moi, mais même tous les objets auxquels elle a pû être transportée par abstraction. Je sai bien que cette généralisation renferme une vraie contradiction, mais toutes les abstractions sont dans le même cas, & c’est pour cela que leur généralité n’est jamais que dans les signes & non dans les choses (voyez Idée abstraite) : la notion d’existence n’étant composée d’aucune autre idée particuliere que de la conscience même du moi, qui est nécessairement une idée simple, étant d’ailleurs applicable à tous les êtres sans exception, ce mot ne peut être, à proprement parler, défini, & il suffit de montrer par quels degrés la notion qu’il désigne a pû se former.

Je n’ai pas cru nécessaire pour ce développement, de suivre la marche du langage & la formation des noms qui répondent à l’existence, parce que je regarde cette notion comme fort antérieure aux noms qu’on lui a donnés, quoique ces noms soient un des premiers progrès des langues. Voyez Langues & Verbe substantif.

Je ne traiterai pas non plus de plusieurs questions agitées par les Scholastiques sur l’existence, comme si elle convient aux modes, si elle n’est propre qu’à des individus, &c. La solution de ces questions doit dépendre de ce qu’on entend par existence, & il n’est pas difficile d’y appliquer ce que j’ai dit. Voyez Identité, Substance, Mode, & Individu. Je ne me suis que trop étendu, peut-être, sur une analyse beaucoup plus difficile qu’elle ne paroîtra impor-

tante ; mais j’ai cru que la situation de l’homme dans

la nature au milieu des autres êtres, la chaîne que ses sensations établissent entre eux & lui, & la maniere dont il envisage ses rapports avec eux, devoient être regardés comme les fondemens mêmes de la Philosophie, sur lesquels rien n’est à négliger. Il ne me reste qu’à examiner quelle sorte de preuves nous avons de l’existence des êtres extérieurs.

Des preuves de l’existence des êtres extérieurs. Dans la supposition où nous ne connoîtrions d’autres objets que ceux qui nous sont présens par la sensation, le jugement par lequel nous regarderions ces objets comme placés hors de nous, & répandus dans l’espace à différentes distances, ne seroit point une erreur ; il ne seroit que le fait même de l’impression que nous éprouvons, & il ne tomberoit que sur une relation entre l’objet & nous, c’est-à-dire entre deux choses également idéales, dont la distance seroit aussi purement idéale & du même ordre que les deux termes. Car le moi auquel la distance de l’objet seroit alors comparé, ne seroit jamais qu’un objet particulier du tableau que nous offre l’ensemble de nos sensations, il ne nous seroit rendu présent, comme tous les autres objets, que par des sensations, dont la place seroit déterminée relativement à toutes les autres sensations qui composent le tableau, & il n’en différeroit que par le sentiment de la conscience, qui ne lui assigne aucune place dans un espace absolu. Si nous nous trompions alors en quelque chose, ce seroit bien plûtôt en ce que nous bornons cette conscience du moi à un objet particulier, quoique toutes les autres sensations répandues autour de nous soient également des modifications de notre substance. Mais puisque Rome & Londres existent pour nous lorsque nous sommes à Paris, puisque nous jugeons les êtres comme existans indépendamment de nos sensations & de notre propre existence, l’ordre de nos sensations qui se présentent à nous les unes hors des autres, & l’ordre des êtres placés dans l’espace à des distances réelles les unes des autres, forment donc deux ordres de choses, deux mondes séparés, dont un au moins (c’est l’ordre réel) est absolument indépendant de l’autre. Je dis un au moins, car les réflexions, les réfractions de la lumiere, & tous les jeux de l’Optique, les peintures de l’imagination, & sur-tout les illusions des songes, nous prouvent suffisamment que toutes les impressions des sens, c’est-à-dire les perceptions des couleurs, des sons, du froid, du chaud, du plaisir & de la douleur, peuvent avoir lieu, & nous représenter autour de nous des objets, quoique ceux-ci n’ayent aucune existence réelle. Il n’y auroit donc aucune contradiction à ce que le même ordre des sensations, telles que nous les éprouvons, eût lieu sans qu’il existât aucun autre être ; & de-là naît une très-grande difficulté contre la certitude des jugemens que nous portons sur l’ordre réel des choses, puisque ces jugemens ne sont & ne peuvent être appuyés que sur l’ordre idéal de nos sensations.

Tous les hommes qui n’ont point élevé leur notion de l’existence, au-dessus du degré d’abstraction par lequel nous transportons cette notion des objets immédiatement sentis, aux objets qui ne sont qu’indiqués par leurs effets & rapportés à des distances hors de la portée de nos sens (voyez la premiere partie de cet article), confondent dans leurs jugemens ces deux ordres de choses. Ils croyent voir, ils croyent toucher les corps, & quant à l’idée qu’ils se forment de l’existence des corps invisibles, l’imagination les leur peint revêtus des mêmes qualités sensibles ; car c’est le nom qu’ils donnent à leurs propres sensations, & ils ne manquent pas d’attribuer ainsi ces qualités à tous les êtres. Ces hommes-là quand ils voyent un objet où il n’est pas, croyent que des images fausses