L’Encyclopédie/1re édition/IDENTITÉ

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 494-496).
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Identité, s. f. (Métaphysiq.) l’identité d’une chose est ce qui fait dire qu’elle est la même & non une autre ; il paroît ainsi qu’identité & unité ne different point, sinon par certain regard de tems & de lieu. Une chose considérée en divers lieux ; ou en divers tems, se retrouvant ce qu’elle étoit, est alors dite la même chose. Si vous la considériez sans nulle différence de tems ni de lieu, vous la diriez simplement une chose ; car par rapport au même tems & au même lieu, on dit voilà une chose, & non voilà la même chose.

Nous concevons différemment l’identité en différens êtres ; nous trouvons une substance intelligente, toûjours précisément la même, à raison de son unité ou indivisibilité, quelques modifications qu’il y survienne, telles que ses pensées ou ses sentimens. Une même ame n’en est pas moins précisément la même, pour éprouver des changemens d’augmentation ou de diminution de pensées ou de sentimens ; au lieu que dans les êtres corporels, une portion de matiere n’est plus dite précisément la même, quand elle reçoit continuellement augmentation ou altération dans ses modifications, telles que sa figure & son mouvement.

Observons que l’usage admet une identité de ressemblance, qui se confond souvent avec la vraie identité ; par exemple, en versant d’une bouteille de vin en deux verres, on dit que dans l’un & l’autre verre c’est le même vin ; & en faisant deux habits d’une même piece de drap, on dit que les deux habits sont de même drap. Cette identité n’est que dans la ressemblance, & non dans la substance, puisque la substance de l’un peut se trouver détruite, sans que la substance de l’autre se trouve altérée en rien. Par la ressemblance deux choses sont dites aussi la même, quand l’une succede à l’autre dans un changement imperceptible, bien que très-réel, en sorte que ce sont deux substances toutes différentes ; ainsi la substance de la riviere de Seine change tous les jours imperceptiblement, & par-là on dit que c’est toûjours la même riviere, bien que la substance de l’eau qui forme cette riviere change & s’écoule à chaque instant ; ainsi le vaisseau de Thesée étoit dit toûjours le même vaisseau de Thesée, bien qu’à force d’être radoubé il ne restât plus un seul morceau du bois dont il avoit été formé d’abord ; ainsi le même corps d’un homme à cinquante ans n’a-t-il plus rien peut-être de la substance qui composoit le même corps quand cet homme n’avoit que six mois, c’est-à-dire qu’il n’y a souvent dans les choses materielles qu’une identité de ressemblance, que l’équivoque du mot fait prendre communément pour une identité de substance. Quelque mince que paroisse cette observation, on en peut voir l’importance par une réflexion de M. Bayle, dans son Dictionnaire critique, au mot Spinosa, lettre L. Il montre que cette équivoque pitoyable est le fondement de tout le fameux système de Spinosa.

Séneque fait un raisonnement sophistique, en le composant des différentes significations du terme d’identité. Pour consoler un homme de la perte de ses amis, il lui représente qu’on peut en acquérir d’autres ; mais ils ne seront pas les mêmes ? ni vous non plus, dit-il, vous n’êtes pas le même, vous changez toujours. Quand on se plaint que de nouveaux amis ne remplacent pas ceux qu’on a perdus, ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas de la même humeur, du même âge, &c. ce sont là des changemens par où nous passons ; mais nous ne devenons pas nous-mêmes d’autres individus, comme les amis nouveaux sont des individus différens des anciens.

M. Loke me paroît définir juste l’identité d’une plante, en disant que l’organisation qui lui a fait commencer d’être plante subsiste : il applique la même idée au corps humain.

Identité, (Gramm.) terme introduit récemment dans la Grammaire, pour exprimer le rapport qui sert de fondement à la concordance. Voyez Concordance.

Un simple coup d’œil jetté sur les différentes especes de mots, & sur l’unanimité des usages de toutes les langues à cet égard, conduit naturellement à les partager en deux classes générales, caractérisées par des différences purement matérielles. La premiere classe comprend toutes les especes de mots déclinables, je veux dire les noms, les pronoms, les adjectifs & les verbes, qui, dans la plûpart des langues, reçoivent à leurs terminaisons des changemens qui désignent des idées accessoires de relation, ajoutées à l’idée principale de leur signification. La seconde classe renferme les especes de mots indéclinables, c’est-à-dire les adverbes, les prépositions, les conjonctions & les interjections, qui gardent dans le discours une forme immuable, parce qu’ils expriment constamment une seule & même idée principale.

Entre les inflexions accidentelles des mots de la premiere classe, les unes sont communes à toutes les especes qui y sont comprises, & les autres sont propres à quelqu’une de ces especes. Les inflexions communes sont les nombres, les cas, les genres & les personnes ; les tems & les modes sont des inflexions propres au verbe.

C’est entre les inflexions communes aux mots qui ont quelque correlation, qu’il y a, & qu’il doit y avoir concordance dans toutes les langues qui admettent ces inflexions. Mais pour établir cette concordance, il faut d’abord déterminer l’inflexion de l’un des mots corrélatifs, & ce sont les besoins réels de l’énonciation, d’après ce qui existe dans l’esprit de celui qui parle, qui reglent cette premiere détermination, conformément aux usages de chaque langue : les autres mots correlatifs se revêtent ensuite des inflexions correspondantes, par imitation, & pour être en concordance avec leur correlatif, qui leur sert comme d’original : celui-ci est dominant, les autres sont subordonnés. C’est ordinairement un nom ou un pronom qui est le correlatif dominant ; les adjectifs & les verbes sont subordonnés : c’est à eux à s’accorder, & la concordance de leurs inflexions avec celles du nom ou du pronom, est comme une livrée qui atteste leur dépendance.

Cette dépendance est fondée sur un rapport, qui est, selon les meilleurs Grammairiens modernes, un rapport d’identité. On voit en effet que le nom & l’adjectif, qui l’accompagne par opposition, ne font qu’un, n’expriment ensemble qu’une seule & même chose indivisible ; la loi naturelle, la loi politique, la loi évangélique, sont trois objets différens, mais il n’y en a que trois ; la loi naturelle est un objet aussi unique que la loi en général. C’est la même chose du verbe avec son sujet ; le soleil luit, est une expression qui ne présente à l’esprit qu’une seule idée indivisible.

Cependant l’adjectif & le verbe expriment très-distinctement une idée attributive, fort différente du sujet exprimé par le nom ou par le pronom : comment peut-il y avoir identité entre des idées si disparates ?

C’est que les noms & les pronoms présentent à l’esprit des êtres déterminés, voyez Nom & Pronom, & que les adjectifs & les verbes présentent à l’esprit des sujets quelconques sous une idée précise, applicable à tout sujet déterminé qui en est susceptible ; voyez Verbe. Or il en est, dans le discours, de cette idée vague de sujet quelconque, comme de la signification générale & indéfinie des symboles algébriques dans le calcul : de part & d’autre, la généralisation des idées n’a été instituée que pour éviter l’embarras des cas particuliers trop multipliés ; mais de part & d’autre, c’est à la charge de ramener la précision dans chaque occurrence par des applications particulieres ou individuelles.

C’est la concordance des inflexions de l’adjectif ou du verbe avec celles du nom ou du pronom, qui désigne l’application du sens vague de l’un au sens précis de l’autre, & l’identification du sujet vague présenté par la premiere espece, avec le sujet déterminé énoncé par la seconde.

Pour prévenir une erreur dans laquelle bien des gens pourroient tomber, puisque M. l’abbé Fromant y a donné lui-même, qu’il me soit permis d’insister un peu sur la véritable idée que l’on doit prendre de l’identité, qui sert de fondement à la concordance. J’ose avancer que ce grammairien n’en a pas une idée exacte ; il la suppose entre le sujet d’un mode & ce mode : en voici la preuve dans son supplément, aux ch. ij. iij. & iv. de la II. partie de la gramm. gén. pag. 62. Il rapporte d’abord un passage de M. du Marsais, extrait de l’article adjectif, dans lequel il assure que la concordance n’est fondée que sur l’identité physique de l’adjectif avec le substantif ; puis il discute ainsi l’opinion du grammairien philosophe.

« S’il y a des adjectifs qui marquent l’appartenance sans marquer l’identité physique, il s’ensuit que la concordance n’est pas fondée uniquement sur cette identité, comme le prétend M. du Marsais. Or dans ces expressions meus liber, Evandrius ensis, meus marque l’appartenance du livre à moi, Evandrius marque l’appartenance de l’épée à Evandre ; ces deux mots meus liber, & ces deux autres Evandrius ensis, présentent à l’esprit deux objets divers, dont l’un n’est pas l’autre ; & bien loin de désigner l’identité physique, ils indiquent au contraire une vraie diversité physique. Meus liber équivaut à liber mei, βίϐλος μοῦ, le livre de moi ; Evandrius ensis équivaut à ensis Evandri, l’épée d’Evandre ; par conséquent le sentiment qui fonde la concordance sur l’identité physique n’est pas exact, & M. du Marsais n’a point tant à se glorifier d’en être l’auteur ; encore s’il eût dit que la concordance est fondée sur l’identité physique ou métaphysique, il auroit rendu ce sentiment probable : ce n’est pas moi qui suis une même chose avec mon livre, c’est la qualité d’être à moi, c’est la propriété de m’appartenir qui est une même chose avec mon livre ; de même ce n’est pas Evandre qui est une même chose avec son épée, mais c’est la qualité d’être à Evandre. On peut soutenir qu’il y a rapport d’identité métaphysique entre la qualité d’appartenir & la chose appartenante ; mais on ne prouvera jamais, ce me semble, qu’il puisse s’y trouver un rapport d’identité physique, puisque l’appartenance n’est qu’une qualité métaphysique ».

La doctrine de M. Fromant sur l’identité n’est point équivoque, mais elle confond positivement la nature des choses. L’identité ne suppose pas deux choses différentes, il n’y auroit plus d’identité ; elle suppose seulement deux aspects d’un même objet : or une substance & une mode sont des choses si différentes, que nous en avons nécessairement des idées toutes différentes, & conséquemment il ne peut jamais y avoir d’identité, sous quelque dénomination que ce soit, entre une substance & un mode.

L’identité qui fonde la concordance est donc l’identité du sujet, présenté d’une maniere vague & indéfinie dans les adjectifs & dans les verbes, & d’une maniere précise & déterminée dans les noms & dans les pronoms. Ces deux mots, pour me servir du même exemple, meus liber, ne présentent pas à l’esprit deux objets divers ; meus exprime un être quelconque qualifié par la propriété de m’appartenir, & liber exprime un être déterminé qui a cette propriété : la concordance de meus avec liber, indique que le sujet actuel de la qualification exprimée par l’adjectif meus, est l’être particulier déterminé par le nom liber : meus, par lui-même, exprime un sujet quelconque ainsi qualifié ; mais dans le cas présent, il est appliqué au sujet particulier liber ; & dans un autre, il pourroit être appliqué à un autre sujet, en vertu même de son indétermination. La concordance indique donc l’application du sang vague d’une espece au sens précis de l’autre ; & l’identité, si j’ose le dire, très-physique du sujet énoncé par les deux especes de mots, sous des aspects différens.

Peut-être y a-t-il en effet peu d’exactitude à dire, l’identité physique de l’adjectif avec le substantif, comme a fait M. du Marsais, parce que l’adjectif & le substantif sont des mots absolument différens, & qui ne peuvent jamais être un même & unique mot : l’identité n’appartient pas aux différens signes d’un même objet, mais à l’objet désigné par différens signes. Il me semble pourtant que l’on pourroit regarder l’expression de M. du Marsais comme un abrégé de celle que la justesse métaphysique paroît exiger ; mais quand cela ne seroit point, ne faut-il donc avoir aucune indulgence pour la premiere exposition d’un principe véritablement utile & lumineux ? Et un petit défaut d’exactitude peut-il empêcher que M. du Marsais n’ait à se glorifier beaucoup d’être l’auteur de ce principe ? M. Fromant lui-même ne doit guere se glorifier d’en avoir fait une censure si peu mesurée & si peu juste ; je dis, si peu juste, car il est évident que c’est pour avoir mal compris le vrai sens du principe de l’identité, qu’il est tombé dans l’inconséquence qui a été remarquée en un autre lieu. Voyez Genre. Art. de M. Beauzée.