L’Encyclopédie/1re édition/SENSATIONS
SENSATIONS, s. f. (Métaphysiq.) les sensations sont des impressions qui s’excitent en nous à l’occasion des objets extérieurs. Les philosophes modernes sont bien revenus de l’erreur grossiere qui revêtoit autrefois les objets qui sont hors de nous des diverses sensations que nous éprouvons à leur présence. Toute sensation est une perception qui ne sauroit se trouver ailleurs que dans un esprit, c’est-à-dire, dans une substance qui se sent elle-même, & qui ne peut agir ou pâtir sans s’en appercevoir immédiatement. Nos philosophes vont plus loin ; ils vous font très bien remarquer que cette espece de perception que l’on nomme sensation, est très-différente d’un côté de celle qu’on nomme idée, d’autre côté des actes de la volonté & des passions. Les passions sont bien des perceptions confuses qui ne représentent aucun objet ; mais ces perceptions se terminant à l’ame même qui les produit, l’ame ne les rapporte qu’à elle-même, elle ne s’apperçoit alors que d’elle-même, comme étant affectée de différentes manieres, telles que sont la joie, la tristesse, le desir, la haine & l’amour. Les sensations au contraire que l’ame éprouve en soi, elle les rapporte à l’action de quelque cause extérieure, & d’ordinaire elles amenent avec elles l’idée de quelque objet. Les sensations sont aussi très-distinguées des idées.
1°. Nos idées sont claires ; elles nous représentent distinctement quelque objet qui n’est pas nous : au contraire, nos sensations sont obscures ; elles ne nous montrent distinctement aucun objet, quoiqu’elles attirent notre ame comme hors d’elle-même ; car toutes les fois que nous avons quelque sensation, il nous paroît que quelque cause extérieure agit sur notre ame.
2°. Nous sommes maîtres de l’attention que nous donnons à nos idées ; nous appellons celle-ci, nous renvoyons celle-là ; nous la rappellons, & nous la faisons demeurer tant qu’il nous plaît ; nous lui donnons tel degré d’attention que bon nous semble : nous disposons de toutes avec un empire aussi souverain, qu’un curieux dispose des tableaux de son cabinet. Il n’en va pas ainsi de nos sensations ; l’attention que nous leur donnons est involontaire, nous sommes forcés de la leur donner : notre ame s’y applique, tantôt plus, tantôt moins, selon que la sensation elle-même est ou foible ou vive.
3°. Les pures idées n’emportent aucune sensation ; pas même celles qui nous représentent les corps ; mais les sensations ont toujours un certain rapport à l’idée du corps ; elles sont inséparables des objets corporels, & l’on convient généralement qu’elles naissent à l’occasion de quelque mouvement des corps, & en particulier de celui que les corps extérieurs communiquent au nôtre.
4°. Nos idées sont simples, ou se peuvent réduire à des perceptions simples ; car comme ce sont des perceptions claires qui nous offrent distinctement quelqu’objet qui n’est pas nous, nous pouvons les décomposer jusqu’à ce que nous venions à la perception d’un objet simple & unique, qui est comme un point que nous appercevons tout entier d’une seule vue. Nos sensations au contraire sont confuses ; & c’est ce qui fait conjecturer, que ce ne sont pas des perceptions simples, quoi qu’en dise le celebre Locke. Ce qui aide à la conjecture, c’est que nous éprouvons tous les jours des sensations qui nous paroissent simples dans le moment même, mais que nous découvrons ensuite ne l’être nullement. On sait, par les ingénieuses expériences que le fameux chevalier Newton a faites avec le prisme, qu’il n’y a que cinq couleurs primitives. Cependant, du différent mélange de ces cinq couleurs, il se forme cette diversité infinie de couleurs que l’on admire dans les ouvrages de la nature, & dans ceux des Peintres, ses imitateurs & ses rivaux, quoique leur pinceau le plus ingénieux ne puisse jamais l’égaler. A cette variété de couleurs, de teintes, de nuances, répondent autant de sensations distinctes, que nous prendrions pour sensations simples, aussi bien que celles du rouge & du verd, si les expériences de Neuton ne démontroient que ce sont des perceptions composées de celles des cinq couleurs originales. Il en est de même des tons dans la musique. Deux ou plusieurs tons de certaine espece venant à frapper en même tems l’oreille, produisent un accord : une oreille fine apperçoit à la fois ces tons différens, sans les bien distinguer ; ils s’y unissent & s’y fondent l’un dans l’autre ; ce n’est proprement aucun de ces deux tons qu’elle entend ; c’est un mélange agréable qui se fait des deux, d’où résulte une troisieme sensation, qui s’appelle accord, symphonie : un homme qui n’auroit jamais ouï ces tons séparément, prendroit la sensation que fait naître leur accord pour une simple perception. Elle ne le seroit pourtant pas plus que la couleur violette, qui résulte du rouge & du bleu mélangés sur une surface par petites portions égales. Toute sensation, celle du ton, par exemple, ou de la lumiere en général, quelque simple, quelque indivisible qu’elle nous paroisse, est un composé d’idées, est un assemblage ou amas de petites perceptions qui suivent dans notre ame si rapidement, & dont chacune s’y arrête si peu, ou qui s’y présentent à la fois en si grand nombre, que l’ame ne pouvant les distinguer l’une de l’autre, n’a de ce composé qu’une seule perception très-confuse, par égard aux petites parties ou perceptions qui forment ce composé ; mais d’autre côté, très-claire, en ce que l’ame la distingue nettement de toute autre suite ou assemblage de perceptions ; d’où vient que chaque sensation confuse, à la regarder en elle-même, devient très-claire, si vous l’opposez à une sensation différente. Si ces perceptions ne se succédoient pas si rapidement l’un à l’autre, si elles ne s’offroient pas à la fois en si grand nombre, si l’ordre dans lequel elles s’offrent & se succedent ne dépendoit pas de celui des mouvemens extérieurs, s’il étoit au pouvoir de l’ame de le changer ; si tout cela étoit, les sensations ne seroient plus que de pures idées, qui représenteroient divers ordres de mouvement. L’ame se les représente bien, mais en petit, mais dans une rapidité & une abondance qui le confond, qui l’empêche de démêler une idée d’avec l’autre, quoiqu’elle soit vivement frappée du tout ensemble, & qu’elle distingue très-nettement telle suite de mouvemens d’avec telle autre suite, tel ordre, tel amas de perceptions d’avec tel autre ordre & tel autre amas.
Outre cette premiere question, où l’on agite si les sensations sont des idées, on en peut former plusieurs autres, tant cette matiere devient féconde, quand on la creuse de plus en plus.
1°. Les impressions que notre ame reçoit à l’occasion des objets sensibles, sont-elles arbitraires ? Il paroît clairement que non, dès qu’il y a une analogie entre nos sensations & les mouvemens qui les causent, & dès que ces mouvemens sont, non la simple occasion, mais l’objet même de ces perceptions confuses. Elle paroîtra cette analogie, si d’un côté nous comparons ces sensations entr’elles, & si d’autre côté nous comparons entr’eux les organes de ces sensatioms, & l’impression qui se fait sur ces différens organes. La vue est quelque chose de plus délicat & de plus habile que l’ouïe ; l’ouïe a visiblement un pareil avantage sur l’odorat & sur le goût ; & ces deux derniers genres de sensation l’emportent par le même endroit sur celui du toucher. On observe les mêmes différences entre les organes de nos sens, pour la composition de ces organes, pour la délicatesse des nerfs, pour la subtilité & la vîtesse des mouvemens, pour la grosseur des corps extérieurs qui affectent immédiatement ces organes. L’impression corporelle sur les organes des sens n’est qu’un tact plus ou moins subtil & délicat, à proportion de la nature des organes qui en doivent être affectés. Celui qui fait la vision est le plus léger de tous : le bruit & le son nous touchent moins délicatement que la lumiere & les couleurs ; l’odeur & la saveur encore moins délicatement que le son ; le froid & le chaud, & les autres qualités tactiles, sont l’impression la plus forte & la plus rude. Dans tous, il ne faut que différens degrés de la même sorte de mouvement, pour faire passer l’ame du plaisir à la douleur ; preuve que le plaisir & la douleur, ce qu’il y a d’agréable & de désagréable dans nos sensations, est parfaitement analogue aux mouvemens qui les produisent, ou, pour mieux dire, que nos sensations ne sont que la perception confuse de ces divers mouvemens. D’ailleurs, à comparer nos sensations entre elles, on y découvre des rapports & des différences qui marquent une analogie parfaite avec les mouvemens qui les produisent, & avec les organes qui reçoivent ces mouvemens. Par exemple, l’odorat & le goût s’avoisinent beaucoup, & tiennent assez de l’un & de l’autre. L’analogie qui se remarque entre les sens & les couleurs est beaucoup plus sensible. Il faut à présent venir aux autres questions, & entrer de plus en plus dans la nature des sensations.
Pourquoi, dit-on, l’ame rapporte-t-elle ses sensations à quelque cause extérieure ? Pourquoi ces sensations sont-elles inséparables de l’idée de certains objets ? Pourquoi nous impriment-elles si fortement ces idées, & nous font-elles regarder ces objets, comme existans hors de nous ? Bien plus, pourquoi regardons-nous ces objets non-seulement comme la cause, mais comme le sujet de ces sensations ? D’où vient enfin que la sensation est si mêlée avec l’idée de l’objet même, que quoique l’objet soit distingué de notre ame, & que la sensation n’en soit point distinguée, il est extrêmement difficile, ou même impossible à notre ame, de détacher la sensation d’avec l’idée de cet objet ; ce qui a principalement lieu dans la vision. On ne sauroit presque pas plus s’empêcher, quand on voit un cercle rouge, d’attribuer au cercle la rougeur qui est notre propre sensation, que de lui attribuer la rondeur, qui est la propriété du cercle même. Tant de questions à éclaircir touchant les sensations, prouvent assez combien cette matiere est épineuse. Voici à-peu-près ce qu’on y peut répondre de plus raisonnable.
Les sensations font sortir l’ame hors d’elle-même, en lui donnant l’idée confuse d’une cause extérieure qui agit sur elle, parce que les sensations sont des perceptions involontaires ; l’ame en tant qu’elle sent est passive, elle est le sujet d’une action ; il y a donc hors d’elle un agent. Quel sera cet agent ? Il est raisonnable de le concevoir proportionné à son action, & de croire qu’à différens effets répondent de différentes causes ; que les sensations sont produites par des causes aussi diverses entre elles, que le sont les sensations même. Sur ce principe, la cause de la lumiere doit être autre que la cause du feu ; celle qui excite en moi la sensation du jaune, doit n’être pas la même que celle qui me donne la sensation du violet,
Nos sensations étant des perceptions représentatives d’une infinité de petits mouvemens indiscernables, il est naturel qu’elles amenent avec elles l’idée claire ou confuse du corps dont celle du mouvement est inséparable, & que nous regardions la matiere en tant qu’agitée par ces divins mouvemens, comme la cause universelle de nos sensations, en même tems qu’elle en est l’objet.
Une autre conséquence qui n’est pas moins naturelle, c’est qu’il arrive de-là que nos sensations sont la preuve la plus convaincante que nous ayons de l’existence de la matiere. C’est par elles que Dieu nous avertit de notre existence ; car quoique Dieu soit la cause universelle & immédiate qui agit sur notre ame, sur laquelle, quand on y pense, on voit bien que la matiere ne peut agir réellement & physiquement ; quoiqu’il suffise des seules sensations que nous recevons à chaque moment, pour démontrer qu’il y a hors de nous un esprit dont le pouvoir est infini ; cependant la raison pour laquelle cet esprit tout-puissant assujettit notre ame à cette suite si variée, mais si réglée, de perceptions confuses, qui n’ont que des mouvemens pour objet, cette raison ne peut être prise d’ailleurs, que de ces mouvemens mêmes, qui arrivent en effet dans la matiere actuellement existante ; & le but de l’esprit infini, qui n’agit jamais au hasard, ne peut être autre, que de nous manifester l’existence de cette matiere avec ces divers mouvemens. Il n’y a point de voie plus propre pour nous instruire de ce fait. L’idée seule de la matiere, nous découvriroit bien sa nature, mais ne nous apprendroit jamais son existance, puisqu’il ne lui est point essentiel d’exister. Mais l’application involontaire de notre ame à cette idée, revêtue de celle d’une infinité de modifications & de mouvemens successifs, qui sont arbitraires & accidentels à cette idée, nous conduit infailliblement à croire qu’elle existe avec toutes ses diverses modifications. L’ame conduite par le créateur dans cette suite réglée de perceptions, est convaincue qu’il doit y avoir un monde matériel hors d’elle, qui soit le fondement, la cause exemplaire de cet ordre, & avec lequel ces perceptions ayent un rapport de vérité. Ainsi, quoique dans l’immense variété d’objets que les sens présentent à notre esprit, Dieu seul agisse sur notre esprit, chaque objet sensible avec toutes ses proprietés, peut passer pour la cause de la sensation que nous en avons, parce qu’il est la raison suffisante de cette perception, & le fondement de sa vérité.
Si vous m’en demandez la raison, je vous répondrai que c’est,
1°. Parce que nous éprouvons dans mille occasions qu’il y a des sensations qui entrent par force dans notre ame, tandis qu’il y en a d’autres dont nous disposons librement, soit en les rappellant, soit en les écartant, selon qu’il nous en prend envie. Si à midi je tourne les yeux vers le soleil, je ne saurois éviter de recevoir les idées que la lumiere du soleil produit alors en moi : au lieu que si je ferme les yeux, ou que je sois dans une chambre obscure, je peux rappeller dans mon esprit quand je veux les idées de la lumiere ou du soleil, que des sensations précédentes avoient placées dans ma mémoire ; & que je peux quitter ces idées, quand je veux, pour me fixer à l’odeur d’une rose, ou au goût du sucre. Il est évident que cette diversité de voies par lesquelles nos sensations s’introduisent dans l’ame, suppose que les unes sont produites en nous par la vive impression des objets extérieurs, impression qui nous maîtrise, qui nous prévient, & qui nous guide de gré ou de force ; & les autres par le simple souvenir des impressions qu’on a déja ressenties. Outre cela il n’y a personne, qui ne sente en elle-même la différence qui se trouve entre contempler le soleil, selon qu’il en a l’idée dans sa mémoire, & le regarder actuellement : deux choses, dont la perception est si distincte dans l’esprit, que peu de ses idées sont plus distinctes les unes des autres. Il reconnoît donc certainement qu’elle ne sont pas toutes deux un effet de sa mémoire, ou des productions de son esprit, ou de pures fantaisies formées en lui-même ; mais que la vue du soleil est produite par une cause.
2°. Parce qu’il est évident que ceux qui sont destitués des organes d’un certain sens, ne peuvent jamais faire que les idées qui appartiennent à ce sens, soient actuellement produites dans leur esprit. C’est une vérité si manifeste, qu’on ne peut la révoquer en doute ; & par conséquent, nous ne pouvons douter que ces perceptions ne nous viennent dans l’esprit par les organes de ce sens, & non par aucune autre voie : il est visible que les organes ne les produisent pas ; car si cela étoit, les yeux d’un homme produiroient des couleurs dans les ténebres, & son nez sentiroit des roses en hiver. Mais nous ne voyons pas que personne acquiere le goût des ananas, avant qu’il aille aux Indes où se trouve cet excellent fruit, & qu’il en goûte actuellement.
3°. Parce que le sentiment du plaisir & de la douleur nous affecte bien autrement, que le simple souvenir de l’un & de l’autre. Nos sensations nous donnent une certitude évidente de quelque chose de plus, que d’une simple perception intime : & ce plus est une modification, laquelle, outre une particuliere vivacité de sentiment, nous exprime l’idée d’un être qui existe actuellement hors de nous, & que nous appellons corps. Si le plaisir ou la douleur n’étoient pas occasionnés par des objets extérieurs, le retour des mêmes idées devroit toujours être accompagné des mêmes sensations. Or cependant cela n’arrive point ; nous nous ressouvenons de la douleur que causent la faim, la soif, & le mal de tête, sans en ressentir aucune incommodité ; nous pensons aux plaisirs que nous avons goûtés, sans être pénétrés ni remplis par des sentimens délicieux.
4°. Parce que nos sens, en plusieurs cas, se rendent témoignage l’un à l’autre de la vérité de leurs rapports touchant l’existence des choses sensibles qui sont hors de nous. Celui qui voit le feu, peut le sentir ; & s’il doute que ce ne soit autre chose qu’une simple imagination, il peut s’en convaincre en mettant dans le feu sa propre main, qui certainement ne pourroit jamais ressentir une douleur si violente à l’occasion d’une pure idée ou d’un simple fantôme ; à-moins que cette douleur ne soit elle-même une imagination, qu’il ne pourroit pourtant pas rappeller dans son esprit, en se représentant l’idée de la brûlure après qu’elle a été guérie.
Ainsi, en écrivant ceci, je vois que je puis changer les apparences du papier, & en traçant des lettres, dire d’avance quelle nouvelle idée il présentera à l’esprit dans le moment suivant, par le moyen de quelques traits que j’y ferai avec la plume ; mais j’aurai beau imaginer ces traits, ils ne paroîtront point, si ma main demeure en repos, ou si je ferme les yeux, en remuant ma main : & ces caracteres une fois tracés sur le papier, je ne puis plus éviter de les voir tels qu’ils sont, c’est à-dire, d’avoir les idées de telles & telles lettres que j’ai formées. D’où il s’ensuit visiblement que ce n’est pas un jeu de mon imagination, puisque je trouve que les caracteres qui ont été tracés selon la fantaisie de mon esprit, ne dépendent plus de cette fantaisie, & ne cessent pas d’être, dès que je viens à me figurer qu’ils ne sont plus ; mais qu’au contraire ils continuent d’affecter mes sens constamment & régulièrement, selon la figure que je leur ai donnée. Si vous ajoutez à cela, que la vûe de ces caracteres fera prononcer à un autre homme les mêmes sons que je m’étois proposé de leur faire signifier, on ne pourra douter que ces mots que j’écris, n’existent réellement hors de moi, puisqu’ils produisent cette longue suite de sons réguliers dont mes oreilles sont actuellement frappées, lesquels ne sauroient être un effet de mon imagination, & que ma mémoire ne pourroit jamais retenir dans cet ordre.
5°. Parce que s’il n’y a point de corps, je ne conçois pas pourquoi ayant songé dans le tems que j’appelle veille, que quelqu’un est mort, jamais il ne m’arrivera plus de songer qu’il est vivant, que je m’entretiens & que je mange avec lui, pendant tout le tems que je veillerai, & que je serai en mon bon sens. Je ne comprends pas aussi, pourquoi ayant commencé à songer que je voyage, mon égarement enfantera de nouveaux chemins, de nouvelles villes, de nouveaux hôtes, de nouvelles maisons ; pourquoi je ne croirai jamais me trouver dans le lieu d’où il semble que je sois parti. Je ne sai pas mieux comment il se peut faire qu’en croyant lire un poëme épique, des tragédies & des comédies, je fasse des vers excellens, & que je produise une infinité de belles pensées, moi dont l’esprit est si stérile & si grossier dans tous les autres tems. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’il dépend de moi de renouveller toutes ces merveilles, quand il me plaira. Que mon esprit soit bien disposé ou non, il n’en pensera pas moins bien, pourvu qu’il s’imagine lire dans un livre. Cette imagination est toute sa ressource, tout son talent. A la faveur de cette illusion, je lirai tour-à tour Paschal, Bossuet, Fénelon, Corneille, Racine, Moliere, &c. en un mot, tous les plus beaux génies, soit anciens, soit modernes, qui ne doivent être pour moi que des hommes chimériques, supposé que je sois le seul être au monde, & qu’il n’y ait point de corps. Les traités de paix, les guerres qu’ils terminent, le feu, les remparts, les armes, les blessures ; chimeres que tout cela. Tous les soins qu’on se donne pour s’avancer dans la connoissance des métaux, des plantes & du corps humain ; tout cela ne nous fera faire des progrès que dans le pays des idées. Il n’y a ni fibres, ni sucs, ni fermentations, ni graines, ni animaux, ni couteaux pour les disséquer, ni microscope pour les voir ; mais moyennant l’idée d’un microscope, il naîtra en moi des idées d’arrangemens merveilleux dans de petites parties idéales.
Je ne nie pourtant pas qu’il ne puisse y avoir des hommes, qui dans leurs sombres méditations, se sont tellement affoiblis l’esprit par des abstractions continuelles, & si je l’ose dire, tellement alambiqué le cerveau par des possibilités métaphysiques, qu’ils doutent effectivement s’il y a des corps. Tout ce que l’on peut dire de ces contemplatifs, c’est qu’à force de réfléxions ils ont perdu le sens commun, méconnoissant une premiere vérité dictée par le sentiment de la nature, & qui se trouve justifiée par le concert unanime de tous les hommes.
Il est vrai qu’on peut former des difficultés sur l’existence de la matiere ; mais ces difficultés montrent seulement les bornes de l’esprit humain avec la foiblesse de notre imagination. Combien nous propose-t-on de raisonnemens qui confondent les nôtres, & qui cependant ne font & ne doivent faire aucune impression sur le sens commun ? parce que ce sont des illusions, dont nous pouvons bien appercevoir la fausseté par un sentiment irreprochable de la nature ; mais non pas toujours la démontrer par une exacte analyse de nos pensées. Rien n’est plus ridicule que la vaine confiance de certains esprits qui se prévalent de ce que nous ne pouvons rien répondre à des objections, où nous devons être persuadés, si nous sommes sensés, que nous ne pouvons rien comprendre.
N’est-il pas bien surprenant que notre esprit se perde dans l’idée de l’infini ? Un homme tel que Bayle, auroit prouvé à qui l’eût voulu écouter, que la vue des objets terrestres étoit impossible. Mais ses difficultés n’auroient pas éteint le jour ; & l’on n’en eût pas moins fait usage du spectacle de la nature, parce que les raisonnemens doivent céder à la lumiere. Les deux ou trois tours que fit dans l’auditoire Diogène le cynique, réfutent mieux les vaines subtilités qu’on peut opposer au mouvement, que toutes sortes de raisonnemens.
Il est assez plaisant de voir des philosophes faire tous leurs efforts pour nier l’action qui leur communique, ou qui imprime régulièrement en eux la vue de la nature, & douter de l’existence des lignes & des angles sur lesquels ils operent tous les jours.
En admettant une fois l’existence des corps comme une suite naturelle de nos différentes sensations, on conçoit pourquoi, bien loin qu’aucune sensation soit seule & séparée de toute idée, nous avons tant de peine à distinguer l’idée d’avec la sensation d’un objet ; jusques-là, que par une espece de contradiction, nous revêtons l’objet même, de la perception dont il est la cause, en appellant le soleil lumineux, & regardant l’émail d’un parterre, comme une chose qui appartient au parterre plutôt qu’à notre ame ; quoique nous ne supposions point dans les fleurs de ce parterre une perception semblable à celle que nous en avons. Voici le mystere. La couleur n’est qu’une maniere d’appercevoir les fleurs ; c’est une modification de l’idée que nous en avons, en tant que cette idée appartient à notre ame. L’idée de l’objet n’est pas l’objet même. L’idée que j’ai d’un cercle n’est pas ce cercle, puisque ce cercle n’est point une maniere d’être de mon ame. Si donc la couleur sous laquelle je vois ce cercle, est aussi une perception ou maniere d’être de mon ame, la couleur appartient à mon ame, entant qu’elle apperçoit ce cercle, & non au cercle apperçu. D’où vient donc que j’attribue la rougeur au cercle aussi bien que la rondeur, n’y auroit-il pas dans ce cercle quelque chose, en vertu de quoi je ne le vois qu’avec une sensation de couleur, & de la couleur rouge, plutôt que de la couleur violette ? Oui sans doute, & c’est une certaine modification de mouvement imprimé sur mon œil, laquelle ce cercle a la vertu de produire, parce que sa superficie ne renvoye à mon œil que les rayons propres à y produire des secousses, dont la perception confuse est ce qu’on appelle rouge. J’ai donc à la-fois idée & sensation du cercle.
Par l’idée claire & distincte, je vois le cercle étendu & rond, & je lui attribue ce que j’y vois clairement, l’étendue & la rondeur. Par la sensation j’apperçois confusément une multitude & une suite de petits mouvemens que je ne puis discerner, qui me réveillent l’idée claire du cercle, mais qui me le montrent agissant sur moi d’une certaine maniere. Tout cela est vrai ; mais voici l’erreur : dans l’idée claire du cercle je distingue le cercle de la perception que j’en ai ; mais dans la perception confuse des petits mouvemens du nerf optique, causés par les rayons lumineux que le cercle a réfléchis, comme je ne vois point d’objet distinct, je ne puis aisément distinguer cet objet, c’est-à-dire cette suite rapide de petites secousses, d’avec la perception que j’en ai : je confonds aussitôt ma perception avec son objet ; & comme cet objet confus, c’est-à-dire cette suite de petits mouvemens tient à l’objet principal, que j’ai raison de supposer hors de moi comme cause de ces petits mouvemens, j’attache aussi la perception confuse que j’en ai à cet objet principal, & je le revêts, pour ainsi dire, du sentiment de couleur qui est dans mon ame, en regardant ce sentiment de couleur comme une propriété non de mon ame, mais de cet objet. Ainsi, au lieu que je devrois dire le rouge est en moi une maniere d’appercevoir le cercle, je dis, le rouge est une maniere d’être du cercle apperçu. Les couleurs sont un enduit dont nous couvrons les objets corporels ; & comme les corps sont le soutien de ces petits mouvemens qui nous manifestent leur existence, nous regardons ces mêmes corps comme le soutien de la perception confuse que nous avons de ces mouvemens, ne pouvant, comme cela arrive toujours dans les perceptions confuses, séparer l’objet d’avec la perception.
La remarque que nous venons de faire sur l’erreur de notre jugement, par rapport aux perceptions confuses, nous aide à comprendre pourquoi l’ame ayant une telle sensation de son propre corps, se confond avec lui, & lui attribue ses propres sensations. C’est que d’un côté elle a l’idée claire de son corps, & le distingue aisément d’elle-même ; d’autre côté elle a un amas de perceptions indistinctes qui ont pour objet l’économie générale des mouvemens qui se passent dans toutes les parties de ce corps, de-là vient qu’elle attribue au corps dont elle a en gros l’idée distincte, ces mêmes perceptions confuses, & croit que le corps se sent lui-même, tandis que c’est elle qui sent le corps. Delà vient qu’elle s’imagine que l’oreille entend, que l’œil voit, que le doigt souffre la douleur d’une piquûre, tandis que c’est l’ame elle-même, entant qu’attentive aux mouvemens du corps, qui fait tout cela.
Pour les objets extérieurs, l’ame n’a avec eux qu’une union médiate, qui la garantit plus ou moins de l’erreur, mais qui ne l’en sauve pas tout-à-fait. Elle les discerne d’avec elle-même, parce qu’elle les regarde comme les causes des divers changemens qui lui arrivent ; cependant elle se confond encore avec eux à quelques égards, en leur attribuant ses sensations de couleur, de son, de chaleur, comme leurs propriétés inhérentes, par la même raison qui la faisoit se confondre elle-même avec son corps, en disant bonnement, c’est mon œil qui voit les couleurs, c’est mon oreille qui entend les sons, &c.
Mais d’où vient qu’il arrive que parmi nos sensations diverses, nous attribuons les unes aux objets extérieurs, d’autres à nous-mêmes, & que par rapport à quelques-unes nous sommes indécis, ne sachant trop qu’en croire, lorsque nous n’en jugeons que par les sens ? Le P. Mallebranche distingue trois sortes de sensations ; les unes fortes & vives, les autres foibles & languissantes, & enfin des moyennes entre les unes & les autres. Les sensations fortes & vives sont celles qui étonnent l’esprit & qui le réveillent avec quelque force, par ce qu’elles lui sont fort agréables ou fort incommodes ; or l’ame ne peut s’empêcher de reconnoître que de telles sensations lui appartiennent en quelque façon. Ainsi elle juge que le froid & le chaud ne sont pas seulement dans la glace & dans le feu, mais qu’ils sont aussi dans ses propres mains. Pour les sensations foibles, qui touchent fort peu l’ame, nous ne croyons pas qu’elles nous appartiennent, ni qu’elles soient dans notre propre corps, mais seulement dans les objets que nous en revêtons. La raison pour laquelle nous ne voyons point d’abord que les couleurs, les odeurs, les saveurs, & toutes les autres sensations, sont des modifications de notre ame, c’est que nous n’en avons point d’idée claire de cette ame. Cette ignorance sait que nous ne savons point par une simple vûe, mais par le seul raisonnement, si la lumiere, les couleurs, les sons, les odeurs, sont ou ne sont pas des modifications de notre ame. Mais pour les sensations vives, nous jugeons facilement qu’elles sont en nous, à cause que nous sentons bien qu’elles nous touchent, & que nous n’avons pas besoin de les connoître par leurs idées pour savoir qu’elles nous appartiennent. Pour les sensations mitoyennes, qui touchent l’ame médiocrement, comme une grande lumiere, un son violent, l’ame s’y trouve fort embarrassée.
Si vous demandez à ce pere pourquoi cette institution du créateur, il vous répondra que les fortes sensations étant capables de nuire à nos membres, il est à-propos que nous soyons avertis quand ils en sont attaqués, afin d’empêcher qu’ils n’en soient offensés ; mais il n’en est pas de même des couleurs, qui ne peuvent d’ordinaire blesser le fond de l’œil où elles se rassemblent, & par conséquent il nous est inutile de savoir qu’elles y sont peintes. Ces couleurs ne nous sont nécessaires que pour connoître plus distinctement les objets, & c’est pour cela que nos sens nous portent à les attribuer seulement aux objets. Ainsi les jugemens, conclut-il, auxquels les impressions de nos sens nous portent, sont très-justes, si on les considere par rapport à la conservation du corps ; mais tout-à-fait bisarres & très-éloignés de la vérité, si on les considere par rapport à ce que les corps sont en eux-mêmes.