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logique en trois parties. Il traitoit dans la premiere de l’art de raisonner ; dans la seconde, de l’art de dialoguer ; & dans la troisieme, de l’art de disputer. Il n’eut point d’autre métaphysique que celle de Xénophane. Il combattit la réalité du mouvement. Tout le monde connoît son sophisme de la tortue & d’Achille. « Il disoit, si je souffre sans indignation l’injure du méchant, je serai insensible à la loüange de l’honnête homme ». Sa physique fut la même que celle de Parménide. Il nia le vuide. S’il ajoûta au froid & au chaud l’humide & le sec, ce ne fut pas proprement comme quatre différens principes, mais comme quatre effets de deux causes, la terre & le feu.

Histoire des Eléatiques physiciens. Leucippe d’Abdere, disciple de Mélisse & de Zénon, & maître de Démocrite, s’apperçut bien-tôt que la méfiance outrée du témoignage des sens détruisoit toute philosophie, & qu’il valoit mieux rechercher en quelles circonstances ils nous trompoient, que de se persuader à soi-même & aux autres par des subtilités de Logique qu’ils nous trompent toûjours. Il se dégoûta de la métaphysique de Xénophane, des idées de Platon, des nombres de Pythagore, des sophismes de Zénon, & s’abandonna tout entier à l’étude de la nature, à la connoissance de l’univers, & à la recherche des propriétés & des attributs des êtres. Le seul moyen, disoit-il, de réconcilier les sens avec la raison, qui semblent s’être brouillés depuis l’origine de la secte éléatique, c’est de recueillir des faits & d’en faire la base de la spéculation. Sans les faits, toutes les idées systématiques ne portent sur rien : ce sont des ombres inconstantes qui ne se ressemblent qu’un instant.

On peut regarder Leucippe comme le fondateur de la philosophie corpusculaire. Ce n’est pas qu’avant lui on n’eût considéré les corps comme des amas de particules ; mais il est le premier qui ait fait de la combinaison de ces particules, la cause universelle de toutes choses. Il avoit pris la métaphysique en une telle aversion, que pour ne rien laisser, disoit-il, d’arbitraire dans sa philosophie, il en avoit banni le nom de Dieu. Les philosophes qui l’avoient précédé, voyoient tout dans les idées ; Leucippe ne voulut rien admettre que ce qu’il observeroit dans les corps. Il fit tout émaner de l’atome, de sa figure, & de son mouvement. Il imagina l’atomisme ; Démocrite perfectionna ce système ; Epicure le porta jusqu’où il pouvoit s’élever. Voyez Atomisme.

Leucippe & Démocrite avoient dit que les atomes différoient par le mouvement, la figure, & la masse, & que c’étoit de leur co-ordination que naissoient tous les êtres. Epicure ajoûta qu’il y avoit des atomes d’une nature si hétérogene, qu’ils ne pouvoient ni se rencontrer, ni s’unir. Leucippe & Démocrite avoient prétendu que toutes les molécules élémentaires avoient commencé par se mouvoir en ligne droite. Epicure remarqua que si elles avoient commencé à se mouvoir toutes en ligne droite, elles n’auroient jamais changé de direction, ne se seroient point choquées, ne se seroient point combinées, & n’auroient produit aucune substance : d’où il conclut qu’elles s’étoient mûes dans des directions un peu inclinées les unes aux autres, & convergentes vers quelque point commun, à-peu-près comme nous voyons les graves tomber vers le centre de la terre. Leucippe & Démocrite avoient animé leurs atomes d’une même force de gravitation. Epicure fit graviter les siens diversement. Voilà les principales différences de la philosophie de Leucippe & d’Epicure, qui nous soient connues.

Leucippe disoit encore : l’univers est infini. Il y a un vuide absolu, & un plein absolu : ce sont les deux portions de l’espace en général. Les atomes se meu-

vent dans le vuide. Tout naît de leurs combinaisons.

Ils forment des mondes, qui se résolvent en atomes. Entraînés autour d’un centre commun, ils se rencontrent, se choquent, se séparent, s’unissent ; les plus legers sont jettés dans les espaces vuides, qui embrassent extérieurement le tourbillon général. Les autres tendent fortement vers le centre ; ils s’y hâtent, s’y pressent, s’y accrochent, & y forment une masse qui augmente sans cesse en densité. Cette masse attire à elle tout ce qui l’approche ; de-là naissent l’humide, le limoneux, le sec, le chaud, le brûlant, l’enflammé, les eaux, la terre, les pierres, les hommes, le feu, la flamme, les astres. Le Soleil est environné d’une grande atmosphere, qui lui est extérieure. C’est le mouvement qui entretient sans cesse le feu des astres, en portant au lieu qu’ils occupent des particules qui réparent les pertes qu’ils sont. La Lune ne brille que d’une lumiere empruntée du Soleil. Le Soleil & la Lune souffrent des éclipses, parce que la terre panche vers le midi. Si les éclipses de Lune sont plus fréquentes que celles de Soleil, il en faut chercher la raison dans la différence de leurs orbes. Les générations, les dépérissemens, les altérations, sont les suites d’une loi générale & nécessaire, qui agit dans toutes les molécules de la matiere.

Quoique nous ayons perdu les ouvrages de Leucippe, il nous est resté, comme on voit, assez de connoissance des principes de sa philosophie, pour juger du mérite de quelques-uns de nos systématiques modernes ; & nous pourrions demander aux Cartésiens, s’il y a bien loin des idées de Leucippe à celles de Descartes. Voyez Cartésianisme.

Leucippe eut pour successeur Démocrite, un des premiers génies de l’antiquité. Démocrite naquit à Abdere, où sa famille étoit riche & puissante. Il fleurissoit au commencement de la guerre du Peloponese. Dans le dessein qu’il avoit formé de voyager, il laissa à ses freres les biens fonds, & il prit en argent ce qui lui revenoit de la succession de son pere. Il parcourut l’Egypte, où il apprit la Géométrie dans les séminaires ; la Chaldée ; l’Ethiopie, où il conversa avec les Gymnosophistes ; la Perse, où il interrogea les mages ; les Indes, &c. Je n’ai rien épargné pour m’instruire, disoit Démocrite ; j’ai vû tous les hommes célebres de mon tems ; j’ai parcouru toutes les contrées où j’ai espéré rencontrer la vérité : la distance des lieux ne m’a point effrayé ; j’ai observé les différences de plusieurs climats ; j’ai recueilli les phénomenes de l’air, de la terre, & des eaux : la fatigue des voyages ne m’a point empêché de méditer ; j’ai cultivé les Mathématiques sur les grandes routes, comme dans le silence de mon cabinet ; je ne crois pas que personne me surpasse aujourd’hui dans l’art de démontrer par les nombres & par les lignes, je n’en excepte pas même les prêtres de l’Egypte.

Démocrite revint dans sa patrie, rempli de la sagesse de toutes les nations, mais il y fut réduit à la vie la plus étroite & la plus obscure ; ses longs voyages avoient entierement épuisé sa fortune ; heureusement il trouva dans l’amitié de Damasis son frere, les secours dont il avoit besoin. Les loix du pays refusoient la sépulture à celui qui avoit dissipé le bien de ses peres. Démocrite ne crut pas devoir exposer sa mémoire à cette injure : il obtint de la république une somme considérable en argent, avec une statue d’airain, sur la seule lecture d’un de ses ouvrages. Dans la suite, ayant conjecturé par des observations météorologiques, qu’il y auroit une grande disette d’huile, il acheta à bon marché toute celle qui étoit dans le commerce, la revendit fort cher, & prouva aux détracteurs de la philosophie, que le philosophe savoit acquérir des richesses quand il le vouloit. Ses concitoyens l’appellerent à l’administration des affaires publiques : il se conduisit à la tête