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pénétrer après eux dans la source des évenemens, apprécier leurs conjectures, les comparer entr’eux & les juger l’un par l’autre : quelles fonctions pour un critique ; & s’il veut s’en acquitter, combien de connoissances à acquérir ! Les mœurs, le naturel des peuples, leurs intérêts respectifs, leurs richesses & leurs forces domestiques, leurs ressources étrangeres, leur éducation, leurs lois, leurs préjugés & leurs principes ; leur politique au-dedans, leur discipline au-dehors ; leur maniere de s’exercer, de se nourrir, de s’armer & de combattre ; les talens, les passions, les vices, les vertus de ceux qui ont présidé aux affaires publiques ; les sources des projets, des troubles, des révolutions, des succès & des revers ; la connoissance des hommes, des lieux & des tems ; enfin tout ce qui en morale & en physique peut concourir à former, à entretenir, à changer, à détruire & à rétablir l’ordre des choses humaines, doit entrer dans le plan d’après lequel un sçavant discute l’histoire. Combien un seul trait dans cette partie ne demande-t-il pas souvent, pour être éclairci, de réflexions & de lumieres ? Qui osera décider si Annibal eut tort de s’arrêter à Capoue, & si Pompée combattoit à Pharsale pour l’empire ou pour la liberté ? Voyez Histoire, Politique, Tactique, &c.

Les faits purement physiques composent l’histoire naturelle, & la vérité s’en démontre de deux manieres : ou en répetant les observations & les expériences ; ou en pesant les témoignages, si l’on n’est pas à portée de les vérifier. C’est faute d’expérience qu’on a regardé comme des fables une infinité de faits que Pline rapporte, & qui se confirment de jour en jour par les observations de nos Naturalistes.

Les anciens avoient soupçonné la pésanteur de l’air, Toricelli & Pascal l’ont démontrée. Newton avoit annoncé l’applatissement de la terre, des philosophes ont passé d’un hémisphere à l’autre pour la mesurer. Le miroir d’Archimede confondoit notre raison, & un physicien, au lieu de nier ce phénomene, a tenté de le reproduire, & le prouve en le répetant. Voilà comme on doit critiquer les faits. Mais suivant cette méthode les sciences auront peu de critiques. Voyez Expérience. Il est plus court & plus facile de nier ce qu’on ne comprend pas ; mais est-ce à nous de marquer les bornes des possibles, à nous qui voyons chaque jour imiter la foudre, & qui touchons peut-être au secret de la diriger ? Voy. Electricite.

Ces exemples doivent rendre un critique bien circonspect dans ses décisions. La crédulité est le partage des ignorans ; l’incrédulité décidée, celui des demi-sçavans ; le doute méthodique, celui des sages. Dans les connoissances humaines, un philosophe démontre ce qu’il peut ; croit ce qui lui est démontré ; rejette ce qui y répugne, & suspend son jugement sur tout le reste.

Il est des vérités que la distance des lieux & des tems rend inaccessibles à l’expérience, & qui n’étant pour nous que dans l’ordre des possibles, ne peuvent être observées que des yeux de l’esprit. Ou ces vérités sont les principes des faits qui les prouvent, & le critique doit y remonter par l’enchaînement de ces faits ; ou elles en sont des conséquences, & par les mêmes degrés il doit descendre jusqu’à elles. Voyez Analyse, Synthese.

Souvent la vérité n’a qu’une voie par où l’inventeur y est arrivé, & dont il ne reste aucun vestige : alors il y a peut-être plus de mérite à retrouver la route, qu’il n’y en a eu à la découvrir. L’inventeur n’est quelquefois qu’un aventurier que la tempête a jetté dans le port ; le critique est un pilote habile que son art seul y conduit : si toutefois il est permis d’appeller art une suite de tentatives incertaines & de

rencontres fortuites où l’on ne marche qu’à pas tremblans. Pour réduire en regles l’investigation des vérités physiques, le critique devroit tenir le milieu & les extrémités de la chaîne ; un chaînon qui lui échappe, est un échelon qui lui manque pour s’élever à la démonstration. Cette méthode sera long-tems impraticable. Le voile de la nature est pour nous comme le voile de la nuit, où dans une immense obscurité brillent quelques points de lumiere ; & il n’est que trop prouvé que ces points lumineux ne sauroient se multiplier assez pour éclairer leurs intervalles. Que doit donc faire le critique ? observer les faits connus ; en déterminer, s’il se peut, les rapports & les distances ; rectifier les faux calculs & les observations défectueuses ; en un mot, convaincre l’esprit humain de sa foiblesse, pour lui faire employer utilement le peu de force qu’il épuise envain ; & oser dire à celui qui veut plier l’expérience à ses idées : Ton métier est d’interroger la nature, non de la faire parler. (Voyez les pensées sur l’interp. de la nat. ouvrage que nous réclamons ici, comme appartenant au dictionnaire des connoissances humaines, pour suppléer à ce qui manque aux nôtres de profondeur & d’étendue).

Le desir de connoître est souvent stérile par trop d’activité. La vérité veut qu’on la cherche, mais qu’on l’attende ; qu’on aille au-devant d’elle, mais jamais au-delà. C’est au critique, en guide sage, d’obliger le voyageur à s’arrêter où finit le jour, de peur qu’il ne s’égare dans les ténebres. L’éclipse de la nature est continuelle, mais elle n’est pas totale ; & de siecle en siecle elle nous laisse appercevoir quelques nouveaux points de son disque immense, pour nourrir en nous, avec l’espoir de la connoître, la constance de l’étudier.

Lucrece, S. Augustin, Boniface, & le pape Zacharie, étoient debout sur notre hémisphere, & ne concevoient pas que leurs semblables pussent être dans la même situation sur un hémisphere opposé : ut per aquas quæ nunc rerum simulacra videmus, dit Lucrece, (De rer. nat. lib. I.) pour exprimer qu’ils auroient la tête en bas. On a reconnu la tendance des graves vers un centre commun, & l’opinion des Antipodes n’a plus révolté personne. Les anciens voyoient tomber une pierre, & les flots de la mer s’élever ; ils étoient bien loin d’attribuer ces deux effets à la même cause. Le mystere de la gravitation nous a été révélé : ce chaînon a lié les deux autres ; & la pierre qui tombe & les flots qui s’élevent, nous ont paru soûmis aux mêmes lois. Le point essentiel dans l’étude de la nature, est donc de découvrir les milieux des vérités connues, & de les placer dans l’ordre de leur enchaînement : tels faits paroissent isolés, dont le nœud seroit sensible s’ils étoient mis à leur place. On trouvoit des carrieres de marbre dans le sein des plus hautes montagnes ; on en voyoit former sur les bords de l’Océan par le ciment du sel marin ; on connoissoit le parallélisme des couches de la terre : mais répandus dans la Physique, ces faits n’y jettoient aucune lumiere ; ils ont été rapprochés, & l’on reconnoît les monumens de l’immersion totale ou successive de ce globe. C’est à cet ordre lumineux que le critique devroit sur-tout contribuer.

Il est pour les découvertes un tems de maturité avant lequel les recherches semblent infructueuses. Une vérité attend pour éclore la réunion de ses élémens. Ces germes ne se rencontrent & ne s’arrangent que par une longue suite de combinaisons : ainsi ce qu’un siecle n’a fait que couver, s’il est permis de le dire, est produit par le siecle qui lui succede ; ainsi le problème des trois corps proposé par Newton, n’a été résolu que de nos jours, & l’a été par trois hommes en même tems. C’est cette espece de fermentation de l’esprit humain, cette digestion de nos