Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/1006

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour le moins très-insuffisante, parce que les alimens broyés & atténués ne sont pas du chyle, c’est-à-dire que le chyle n’est pas une poudre de pain ou de viande étendue dans un liquide, mais une substance particuliere dont les principaux matériaux existoient dans les alimens en un état de ténuité que la digestion ne change point ; & qu’ainsi cette partie vraiement alimenteuse ne doit pas être formée ou préparée par un broyement, mais simplement extraite. 2°. L’induction tirée en faveur de ce système de l’exemple de certains oiseaux dont l’estomac broye des corps très-durs, est absolument nulle ; 1°. parce que les parois de l’estomac de ces oiseaux sont formées par des muscles très-forts, qui les font différer essentiellement de l’estomac de l’homme ; 2°. parce que ce broyement répond chez eux à la mastication des quadrupedes, & point du tout à leur digestion : car on peut avancer hardiment que le broyement si efficace observé chez certains oiseaux, n’accomplit pas en eux l’ouvrage de la digestion, ou ne fait pas du chyle ; mais que ce liquide est formé par des moyens très-analogues à ceux par lesquels il est préparé dans les quadrupedes. Personne ne croit aujourd’hui que les oiseaux digerent de petits cailloux, les chiens des os, les autruches du fer. 3°. L’expérience de M. de Réaumur, qui prouve que les oiseaux qui ont l’estomac membraneux comme celui de l’homme, digerent des viandes enfermées dans de petites boîtes où elles sont à l’abri de tout broyement, détruit jusqu’à l’utilité du petit ballotement ou de la compression douce que les physiologistes modernes ont retenue.

L’opinion des vermineux ou des physiologistes, qui ont fait exercer la digestion par des armées de vers, auxquels ils faisoient joüer un très-grand rôle dans l’œconomie animale, n’a pas fait une figure considérable dans les écoles. Voyez Vers & Œconomie animale.

L’explication des physiologistes modernes, que Boerhaave a adoptée & répandue, n’est autre chose qu’une espece de concordance de tous les systèmes. Boerhaave a admis une espece de fermentation, ou une altération spontanée des alimens, une trituration légere, une vraie coction prise dans le sens des anciens, c’est-à-dire l’action d’une chaleur excitée dans les alimens pendant la digestion, un ramollissement, & une dilution par le mêlange des divers sucs digestifs, &c.

Nous observerons en deux mots sur ce système, qui est aujourd’hui le dominant, 1°. que l’altération spontanée des alimens, ou un changement quelconque analogue aux fermentations connues, n’est pas prouvé, au moins dans l’état sain, & qu’au contraire les produits respectifs de la digestion & de ces fermentations sont essentiellement différens, & n’ont pas même entr’eux un rapport générique : 2°. qu’il est faux qu’il s’engendre de la chaleur dans les alimens actuellement digérés : 3°. que la trituration, ou le balotement, même le plus léger, qui n’est mis en œuvre que pour procurer le mélange des alimens & l’introduction des sucs digestifs, & pour pêtrir doucement la pâte alimentaire, que ce mouvement, dis-je, n’est pas démontré ; que celui que suppose la détermination des alimens digérés vers le pylore, & la contraction violente de l’estomac dans le vomissement ; ne prouve rien en faveur de l’action prêtée à ce viscere dans la digestion ; & qu’enfin cette action est inutile ou n’est pas nécessaire, comme nous l’avons observé plus haut à propos de l’expérience de M. de Reaumur : 4°. que le ramollissement & la dilution par les sucs digestifs est très-réelle, mais que c’est n’évaluer qu’à demi l’action de ces sucs, que de la borner à ramollir, humecter, & délayer la masse alimentaire, comme nous l’allons voir dans un moment.

Il me paroît donc que tous ces sentimens ne présentent pas une idée exacte de la préparation du chyle, & que pour se former cette idée, il faut se représenter la digestion comme une vraie opération chimique, ou plûtôt comme un procedé ou une suite d’opérations chimiques.

Nous avons déjà observé que la partie vraiment alimenteuse des alimens préexistoit dans ces alimens (voyez Nourrissant) ; elle y est contenue comme un extrait, ou une résine l’est dans un bois, un métal dans certaines mines, &c. Tous les phénomenes de la digestion nous présentent des opérations exactement analogues à celles par lesquelles un chimiste sépare cet extrait, cette résine, ce métal : nous allons suivre cette analogie en deux mots.

Un chimiste qui veut séparer une résine d’un bois, le divise ordinairement par une des opérations qu’il appelle préparatoires : il le pile, il le rape, &c. la mastication répond à cette opération préparatoire : il le place ensuite dans un vaisseau convenable ; l’estomac & les intestins sont ce vaisseau : il employe un menstrue approprié ; les sucs digestifs sont ce menstrue : il applique une chaleur convenable ; la chaleur animale est suffisante pour la digestion.

On regarde assez généralement la salive, les sucs œsophagien, gastrique, intestinal, & pancréatique, comme des liquides homogenes : voilà donc un dissolvant simple. La bile differe de ces humeurs ; sa nature est peu connue ; mais on sait qu’elle est également le menstrue des substances muqueuses, des huileuses, & des aqueuses, & qu’elle sert très-efficacement de moyen d’union entre des substances naturellement immiscibles : on connoît dans le laboratoire de l’art, des substances qui ont ces propriétés de la bile, & on sait les employer aux mêmes usages, savoir à l’union des substances huileuses & des substances aqueuses. Nous remarquerons à ce sujet, que c’est de l’union incomplette des substances huileuses avec les aqueuses, que naît la couleur blanche ou l’état émulsif du chyle ; que la digestion des alimens non huileux peut se faire sans bile, & qu’apparemment le suc nourrissant séparé de ces alimens par la digestion, ne passe pas dans les veines lactées sous la forme de liqueur émulsive. Je suis persuadé que ce n’est pas un chyle blanc, une liqueur émulsive que fournissent les lavemens nourrissans : nous avons déjà observé que la nutrition opérée par ces lavemens étoit un phénomene remarquable, il l’est par la conjecture qu’il vient de nous fournir : on pourroit la vérifier, cette conjecture, par des expériences faites sur des animaux, & ces recherches fourniroient des notions plus complettes sur la nature du chyle. Ce phénomene est remarquable encore, en ce qu’il détruit la nécessité de l’action de l’estomac, & par conséquent de la trituration, & même de la compression légere dont nous avons parlé ci-dessus.

Nous croyons donc pouvoir avancer que celui qui auroit des connoissances chimiques évidentes sur la nature des alimens & des divers sucs digestifs, sauroit tout ce qu’il faut savoir pour donner la vraie théorie de la digestion considerée comme chylification.

Nous conclurons de cette assertion, que le mouvement de l’estomac, s’il existe, n’est tout au plus que subsidiaire, adjuvans, & peut-être un pur effet, une action déterminée par la présence des alimens, action qui devient cause dans cette autre fonction de l’estomac digérant, qu’il nous reste à examiner, & dont nous allons parler dans un moment.

Si ce système se trouve aussi vrai qu’il est vraissemblable, les causes immédiates internes des digestions contre-nature seront, 1°. les vices des humeurs digestives, sur chacun desquels on pourroit avoir