Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique (1820) - Tome 1.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
ABDÉRAME.

mais enfin le septième jour, qui fut un samedi du mois d’octobre de l’année 732 (F), la bataille se donna, avec une très-grande perte pour les Sarrasins. Il ne faut pas croire néanmoins que le nombre de leurs morts ait été tel (G) que plusieurs historiens hyperboliques l’ont débité. Abdérame resta sur la place : les débris de son armée se retirèrent plus aisément [a] qu’ils n’avaient lieu de l’espérer (H). Le duc d’Aquitaine, que l’on a faussement accusé d’avoir attiré cette irruption (I), contribua extrêmement au gain de cette bataille (K). Il est étonnant qu’une journée de cette importance n’ait pas été bien décrite par les écrivains de ce temps-là, et que néanmoins les modernes aient osé en débiter tant de choses particulières (L).

  1. Voyez l’Histoire de France de Cordenoi, tom. I, pag. 403 et suiv.

(A) D’être contens. ] Jamais peut-être on n’a vu d’exemple d’une aussi longue suite de victoires et de grandes conquêtes que celle que l’on remarque dans l’histoire des Sarrasins. L’idée[1] qu’un poëte romain se faisait d’une vaste domination ne comprend qu’une partie de leur empire. La raison voulait qu’ils s’arrêtassent et qu’ils ne s’arrêtassent pas. Cela paraît contradictoire, et ne laisse pas d’être vrai. S’ils se fussent arrêtés, on aurait pu les en louer pour bien des raisons ; mais on eût aussi trouvé beaucoup de raisons de les en blâmer ; car on les eût accusés de faiblesse et d’imprudence ; on eût dit qu’ils n’avaient osé ni su profiter des occasions que la Providence leur mettait en main, et qu’avec un peu plus de hardiesse et de grandeur d’âme, ils auraient été en état de conquérir tout le monde. Voilà une médisance qui n’épargne jamais ceux qui font de grandes actions. Quand on ne peut point nier qu’ils les aient faites, on se retranche à dire que c’est peu de chose en comparaison de ce qu’un autre aurait fait dans un cas semblable ; on se dédommage par-là de l’aveu que l’on est contraint de faire. Les païens auraient appelé cela une critique de la Fortune, sur le mauvais choix de ceux à qui elle présente les occasions.

(B) Envers sa veuve. ] Nous dirons ailleurs[2] que la fille d’Eudes, mariée à ce gouverneur de Cerdaigne, était la plus belle princesse de son temps, et qu’ayant été amenée à Abdérame après la mort de son mari, elle fut envoyée au calife. C’est un endroit sur lequel un historien sarrasin ne passerait pas aussi légèrement que nous faisons nous autres auteurs chrétiens. Il mettrait cela au-dessus de tout ce que les Grecs et les Romains ont publié, les uns à la gloire d’Alexandre, les autres à la gloire de Scipion. Alexandre se comporta chastement envers la femme et envers les filles de Darius, qui étaient devenues ses prisonnières[3]. Scipion se contint à l’égard d’une jeune fille très-belle qu’il avait en sa puissance, et la renvoya à l’homme de qualité auquel elle était fiancée[4]. Un historien panégyriste trouverait dans les circonstances de la conduite d’Abdérame de quoi lui donner la place d’honneur. Il ne tenait qu’à lui de garder la veuve d’un chef rebelle : c’était une beauté extraordinaire ; cependant il n’y toucha pas.

(C) Si les Gascons...... résistèrent. ] Les historiens les plus exacts[5] remarquent qu’Abdérame entra en France par le pays qui est entre la Garonne et l’Océan, et que ce pays était alors sous la domination du duc des Gascons, et non pas sous celle du duc d’Aquitaine. Ils ne parlent point du siége d’Arles, que M. Moréri fait faire au général des Sarrasins avant que de l’envoyer à leur secours dans l’Aquitaine ; et avant que de le rendre maître du Languedoc, du Querci, etc. Ce

  1. Latiùs regnes avidum domando
    Spiritum, quàm si Libyam remotis
    Gadibus jungas, et uterque Pœnus
    Serviat uni.
    Horat. Od. II, lib. II.

  2. Dans l’article Munuza.
  3. Voyez la remarque (G) de l’article Macédoine.
  4. Valer. Maxim. lib. IV, cap. III.
  5. Mézerai, Cordemoi.