Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Munuza


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MUNUZA[a], vaillant capitaine maure (A), et gouverneur de Cerdaigne pour les Sarrasins, qui venaient de conquérir l’Espagne au commencement du VIIIe. siècle, fit une alliance secrète avec Eudes, duc d’Aquitaine, au préjudice de ces conquérans. Il se plaignait qu’ils traitaient fort mal tous les Maures ; mais outre cette raison, qui n’était peut-être qu’un prétexte dont il était bien aise de couvrir la trahison qu’il méditait, il en avait une autre. Il aimait avec une extrême passion la princesse d’Aquitaine (B), et il savait bien qu’il ne l’obtiendrait qu’en la faisant souveraine, et qu’en promettant de faire la guerre aux Sarrasins, afin qu’ils ne pussent pas détourner Eudes, duc d’Aquitaine, d’attaquer en même temps Charles Martel. L’amour fut donc le grand principe de la révolte de Munuza. C’était le plus laid de tous les hommes : au contraire la fille d’Eudes était une beauté rare. Il était d’ailleurs mahométan, au lieu que la princesse était zélée pour le christianisme. Tout cela n’empêcha point qu’elle ne lui fût livrée : l’ambition du père passa par dessus la répugnance de la fille. Munuza tint sa parole, il prit les armes dès que le mariage eut été conclu ; mais ce fut avec un méchant succès. Abdérame, gouverneur d’Espagne[b], le poussa si vivement, qu’il le contraignit de se renfermer dans Puycerda. Munuza eut quelque espérance d’y tenir bon, comme faisait don Pélage dans les montagnes d’Asturie ; mais comme l’eau vint à lui manquer, et qu’il se voyait fort odieux aux habitans, il quitta ce poste, et il se mit en chemin par des routes qu’il croyait inconnues, pour se retirer avec sa femme auprès du duc d’Aquitaine. On le poursuivit, et il ne put se voir en ce triste état sans tomber dans le désespoir : de sorte qu’il se précipita du haut des montagnes [c], pour n’être point mené vivant à ses ennemis. Sa tête fut portée à Abdérame. Sa femme lui fut aussi amenée (C) ; et comme Abdérame la trouva trop belle pour lui, il l’envoya au calife [d]. Il aima mieux faire ce présent à son souverain en faveur de son ambition, que de le garder pour ses plaisirs particuliers. Il ne faut point douter qu’il ne découvrît l’alliance qui avait été entre Munuza et Eudes, et qu’entre autres motifs il ne se proposât le châtiment du beau-père, qui avait poussé le beau-fils à se soulever. Aussi vit-on que personne ne fut plus alarmé qu’Eudes de l’expédition d’Abdérame, et que personne n’en souffrit autant que lui : ce qui sert à réfuter ceux qui l’accusent d’avoir attiré les Sarrasins, comme je l’ai remarqué ailleurs[e].

  1. D’autres le nomment Munioz. Rodéric de Tolède le nomme Muniz.
  2. Le calife Iscam lui avait donné cette charge.
  3. En 731.
  4. Voyez l’Histoire de France de Cordemoi, tom. I, pag. 403.
  5. Dans de remarque (I) de l’article d’Abdérame, tom. I, pag. 32.

(A) Capitaine maure. ] Augustin Curion[1] parle de deux capitaines goths, sujets du roi d’Espagne, qui favorisèrent les Sarrasins : l’un s’appelait Mugnuza, et l’autre Mugnos : celui-ci, seigneur de Cerdaigne, Cerdaniæ Regulus, obtint des Sarrasins le gouvernement des places voisines ; et comme il connaissait le pays, et que d’ailleurs il était fort inhumain, il fit beaucoup de mal aux Espagnols [2] qui, des montagnes et des bois où ils se réfugièrent, faisaient des courses sur les Sarrasins. S’étant voulu plaindre de ce qu’on n’observait point le traité qu’on avait fait par son entremise avec Eudes, son beau-père, il fut assiégé par Abdérame ; il se sauva, et fut pris et décapité : ainsi périrent bientôt, dit cet auteur[3], les traîtres de la patrie. Quelles confusions dans cette histoire ! Les uns disent que Munuza était un Maure mahométan, qui se rebella contre son calife ; les autres que c’était un Espagnol et un chrétien, qui se jeta dans le parti des Sarrasins, et y demeura fidèle à quelques plaintes près. Rodéric de Tolède[4] dit que Muniz, gendre d’Eudes, avait fut mourir plusieurs chrétiens, et brûler l’évêque Anambalde.

(B) Il aimait... la princesse d’Aquitaine. ] Elle était fille d’Eudes ; mais j’avoue que je ne sais point comment elle s’appelait, encore que j’aie lu dans Mézerai[5] qu’elle avait nom Lampagia ; et dans un autre auteur, [6] qu’elle s’appelait Ménine ou Numérane [7]. Ce qui me tient en suspens à l’égard de Lampagia, est de voir que la Chronique des évêques d’Auxerre [8] donne ce nom à la fille d’un autre Eudes, femme d’Aimon roi de Sarragosse. Contigit eo tempore (c’est ainsi que parle cette Chronique) Pipinum filium prioris Karoli Aquitaniam ex vocatione Eudonis Aquitanorum ducis adversùs Aimonem Cæsar-Augustæ regem perrexisse ; que Lampagiam ipsius Eudonis filiam in conjugium sumpserat, et fœdus conjugii ruperat. Il est bien certain qu’il ne s’agit point du beau-père de Munuza dans ce passage, car outre qu’il mourut quelques années avant que Pépin succédât à Charles Martel, personne n’a dit qu’il ait jamais eu recours à ses voisins pour la vengeance des injures faites à sa fille par son mari. Voilà donc une Lampagia qui n’est point la femme de Munuza ; cependant, puisqu’il y a des écrivains [9] qui appliquent à Eudes beau-père de Munuza, les paroles de la Chronique d’Auxerre, et qui, par conséquent, le font père de Lampagia ; il n’est pas hors d’apparence que par une semblable erreur, on ait dit que la fille qu’on donna au gouverneur de Cerdaigne s’appelait Lampagia. Ainsi par cette voie l’on ne saurait découvrir rien de certain touchant le vrai nom de la femme de Munuza. Passons aux autres noms qu’on lui donne. On prétend qu’elle s’appelait Ménine ou Numérane[10], et l’on tâche de le prouver par des monumens conservés dans la Biscaye, et sur la foi desquels Garibai rapporte qu’Eudes eut une fille nommée Ménine ou Numérane, qui fut femme de Froïla, roi des Asturies. Pour faire quelque chose de cette preuve, il faut supposer que la princesse d’Aquitaine, dont le gouverneur de Cerdaigne devint amoureux, épousa en secondes noces Froïla, roi des Asturies. C’est aussi ce que l’on suppose [11]. Elle fut alliée deux fois, la première avec Munioz, roi de Cerdaigne, Sarrasin révolté contre Iscam Miramolin, qui sous les auspices d’Abdérame, son lieutenant général en Espagne, et de Froïla, roi des Asturies, alliés pour lors du Miramolin, défit Munioz demeuré parmi les morts sur le champ de bataille en 737[12], laissant cette belle veuve au pouvoir d’Abdérame, qui la destina pour le sérail d’Iscam... Toutefois le roi Froïla en étant devenu passionné, le Miramolin la renvoya fort honnêtement, et Froïla l’épousa..... Les auteurs français et espagnols donnent partant mal deux filles à Eudes : l’une du nom de Ménine, mariée à Froïla ; l’autre du nom de Numérane, mariée à Munioz étant certain que ce n’en est qu’une même, alliée successivement à ces deux rois, dont le nom s’est un peu réfléchi dans l’idiome espagnol et dans l’idiome maure, mais n’est au fond nullement différent. On ne fonde cette supposition que sur ces paroles de Sébastien de Salamanque. Nuninam quandam adolescentulam è Vasconum prædâ sibi servari præcipiens (Froïla) posteâ eam in regale conjugium copulans [13]. Mais qui ne voit la faiblesse de cette preuve ? En 1er. lieu, la femme d’un gouverneur de Cerdaigne, Maure de nation, et qui n’avait pas de troupes gasconnes à son service, ne pouvait pas être une partie du butin fait sur les Gascons. En 2e. lieu, la femme de ce gouverneur fut remise à Abdérame qui l’envoya à son calife. Elle n’était donc point la Nunine de Sébastien de Salamanque ; car puisque Froïla donna ordre qu’on lui mit à part cette Nunine, c’est un signe manifeste qu’Abdérame n’en avait point disposé. Il semble même que s’il eût été présent à l’action où cette Nunine fut prise, Froïla n’aurait eu rien à commander touchant cette partie du butin. En 3e. lieu, si ces paroles, Froïla commanda qu’on lui gardât une certaine petite fille trouvée parmi le butin fait sur les Gascons, et puis l’épousa, pouvaient être expliquées de cette sorte, Froïla devint passionnément amoureux de la veuve du gouverneur de Cerdaigne, laquelle était tombée au pouvoir d’Abdérame, et avait été envoyée au Miramolin qui la renvoya fort honnêtement, et Froïla l’épousa : si, dis-je, ces sortes d’explications étaient une fois permises, il n’y aurait rien qu’on ne pût trouver partout ; et il ne serait pas difficile de prouver le blanc par le noir. Je ne demande point s’il y a de l’apparence qu’aucun auteur ait pu traiter de quandam adolescentulam è Vasconum prædâ, la fille d’un duc d’Aquitaine, la veuve d’un gouverneur de province devenu chef de parti, la plus belle princesse de son temps ; je ne demande pas, dis-je, cela, quelque raisonnable qu’il soit, de peur qu’on ne me réponde que les auteurs en ce temps-là écrivaient d’une manière fort simple et fort négligée. J’ai assez d’autres preuves sans celle-ci contre les suppositions de M. Audigier. Car, sans tant de façons, il ne faut que considérer les paroles qui précèdent immédiatement celles qu’il cite[14], et l’on touchera au doigt la fausseté de ses imaginations : Vascones rebellantes superavit atque edomnit, Nuninam quandam adolescentulam ex Vasconum prædâ sibi servari præcipiens, etc. Il est manifeste que ce butin fut gagné, non lorsque le gouverneur de Cerdaigne se précipita, mais lorsque le roi des Asturies punit la rébellion de quelques-uns de ses sujets. Or comme ce roi des Asturies ne pouvait point avoir de sujets rebelles au delà des Pyrénées à son égard, il est clair que les Gascons qu’il dompta n’étaient point sous l’obéissance d’Eudes, duc d’Aquitaine ; comment donc est-ce que la fille d’Eudes se serait trouvée parmi le butin ? Le savant Ambroise Moralès[15] a fait voir que les Gascons dont il est parlé dans ce passage de Sébastien de Salamanque, sont les habitans d’Alava, Alavenses. Concluons 1°. qu’il n’y a nulle apparence que la belle veuve ait jamais revu l’Europe depuis qu’elle eut mis le pied dans le sérail du calife Iscam ; on n’avait garde de se dessaisir d’un tel morceau en faveur de Froïla, dont l’alliance avec le Miramolin est un fait que je tiens pour très-douteux ; 2°. que la fille d’Eudes, femme de Froïla roi des Asturies, de laquelle font mention les monumens de Garibai, est différente de celle qui fut mariée à Munuza ; 3°. que cette certaine Nunine, que Froïla donna ordre qu’on lui gardât, et qu’il épousa dans la suite, n’est point la Ménine ou la Numérana fille d’Eudes, qui fut femme de Froïla, selon les monumens de Garibai ; 4°. que, sans se trop tourmenter à mettre d’accord Garibai et Sébastien de Salamanque, il vaut mieux dire que l’un des deux se trompe, et en tout cas préférer celui-ci à celui-là. Catel[16] remarque que le nom de la fille d’Eudes, mariée à Munios, seigneur de Cerdaigne, est ignoré.

(C) Sa femme fut aussi amenée à Abdérame. ] Voici deux passages formels [17] : le premier est de Rodéric de Tolède ; le second, d’Isidore de Badajos. Viri exercitûs caput Muniz præcipitio jam collisum cæde secundâ detruncant, et cum filiâ Eudonis regi suo læti præsentant. Abdiramen autem de rebellis interitu jucundatus ejus uxorem, cùm esset pulcherrima, summo regi trans maria honorificè destinavit. Écoutons maintenant Isidore de Badajos : Cujus caput ubi eum jacentem repererunt trucidant, et regi unà cum filiâ Eudonis memorati ducis præsentant, quam ille maria transvectans sublimi principi procurat honorificè destinandam. Il paraît par-là que M. Audigier se trompe lorsqu’il dit que Munioz demeura parmi les morts sur le champ de bataille, en 737, car premièrement, la mort de ce gouverneur précéda l’expédition d’Abdérame : elle est donc antérieure à l’an 732. Secondement, ce gouverneur ne fut point tué dans une bataille, il se sauvait par des routes inconnues ; et se voyant poursuivi, et ne voulant point tomber vif au pouvoir des Sarrasins, il se précipita du haut d’un rocher. Mézerai ne suit point le bon parti lorsqu’il dit qu’Abdérame prit prisonnier Munuza dans la Cerdaigne[18].

  1. Histor. Sarracen., lib. I, pag. m. 81.
  2. Contrà quos exercitum duxit Mugnoces vir immanissimus, qui quod regionum et locorum peritus esset, magnis eos cladibus afflixit. August. Curio, Histor. Sarracen., lib. I, pag. m. 88.
  3. Lib. II, pag. 112.
  4. Histor. Arab., cap. XIII.
  5. Abrégé chronol. tom. I, pag. m. 192. Moréri a copié cette faute.
  6. Audigier, Origine des français, tom. II, pag. 244.
  7. Oihenart, pag. 191, dit Momérana.
  8. Voyez-en les extraits au Ier, tome Veterum Franciæ Historicorum, publiés par Duchesne.
  9. Oihenart, Notit, Vascon., pag. 367. Audigier, Origine des Français, tom. II, pag. 220. Notez qu’Audigier, pag. 240, dit fort bien que Lampagia était fille de Hunaud, fils d’Eudes.
  10. Audigier, Origine des Français, tom. II, pag. 245.
  11. Là même.
  12. Voyez la remarque suivante.
  13. Oihenart, Not. Vascon., pag. 191, dit qu’il a dans le manuscrit du collége de Navarre, à Paris, Muniam, et dans l’imprimé Muniminam.
  14. Il a cité le passage tout entier, p. 224.
  15. Lib. XIII, cap. XVII et XXV, apud Oihenart, pag. 192.
  16. Histoire du Languedoc, pag. 525.
  17. Cités par Audigier, tom. II, pag. 220. Il attribue, pag. 245, à Isidore de Badajos, ce qu’il avait attribué à Rodéric de Tolède, pag. 220.
  18. Abrégé chronol., tom. I, pag. 192.

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