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ÈVE.

role de Dieu le dit ; mais comme elle n’en dit pas davantage, on peut faire tel cas qu’on voudra des autres choses qui ont été débitées concernant Ève. Par exemple, qu’elle accouchait tous les ans [a], et chaque fois d’un garçon et d’une fille (D), ou même d’un plus grand nombre d’enfans de chaque sexe : et qu’elle vécut 940 ans [b] (E). Il n’y a rien là qui soit contre la probabilité ; mais ce que je m’en vais dire sent tout-à-fait le roman et la vision monacale, c’est qu’elle ait institué la religion de certaines filles qui doivent demeurer vierges, et garder inextinguible le feu qui était descendu du ciel sur la victime d’Abel, et que lon nomma Vesta ou flamme de Dieu [c]. Voilà l’origine des Vestales, selon ce beau conte. Nous verrons ailleurs qu’on la rapporte à la femme de Noé. C’est encore une fable très-grossière que de dire, comme l’on a fait [d], qu’Ève coupa une branche de l’arbre de science de bien et de mal, et en fit un gros bâton avec quoi elle contraignit son mari de manger du fruit de cet arbre. D’ailleurs, c’est une pensée tout-à-fait profane que de dire comme quelques-uns ont fait [e], qu’Ève était elle-même l’arbre de science de bien et de mal dont le fruit avait été défendu [f]. Quant à ceux qui croient que si elle n’avait point goûté de ce fruit, il n’y aurait jamais eu d’amour entre les deux sexes (F), mais seulement de l’amitié, on ne saurait ni réfuter solidement leur pensée, ni l’appuyer sur de bonnes preuves.

Je rapporterai encore deux ou trois extravagances des rabbins. Quelques-uns d’eux disent qu’Ève fut formée de la queue de son mari. Ils prétendent [g] que Dieu, ayant donné d’abord une queue au corps d’Adam, s’aperçut ensuite qu’elle diminuait la beauté de cet ouvrage, et qu’ainsi il prit la résolution de la couper ; mais il ne laissa pas de s’en servir pour en produire la femme qu’il donna au premier homme [h]. Cette femme, disent-ils, était si belle, que le prince de tous les anges en devint fort amoureux [i] (G), et c’est ce qui le fit déchoir de son état d’innocence. Il n’y eut qu’elle qui put éteindre l’ardeur amoureuse d’Adam : il avait tenté en vain toute voie (H), et c’est ce qui lui fit dire, à cette fois cette-ci est os de mes os, et chair de ma chair [j]. Voilà quelle est leur fureur non-seulement à débiter des pensées abominables, mais aussi à les fonder sur l’Écriture, par une méthode d’interprétation la plus absurde qui se puisse. Les imaginations d’un auteur juif qui a vécu au XVIe. siècle, et qu’on nomme ordinairement Léon Hébreu [k], ne sont guère plus soli-

  1. Voyez la Chronique de Génebrard.
  2. Salianus, Ann., tom. I, pag. 231.
  3. Saint-Romuald, Abrégé du Trésor chronol, à l’ann. du monde 99.
  4. Apud Saldenum, Otia Theolog., pag. 607.
  5. Ibidem.
  6. Voyez la remarq. (B).
  7. Voyez la Bibliothéque rabbinique de Bartolocci, tom. I, pag. 69.
  8. Ibidem, tom. III, pag. 396.
  9. Ibidem, tom. I, pag. 322.
  10. Genèse, chap. II, vs. 23.
  11. Il était fils du rabbin Abrabanel. Voyez tome I, pag. 83, la remarque (I) de l’article Abrabanel.