Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome VII.djvu/65

Cette page n’a pas encore été corrigée

cela ; mais craignez Celui qui ale pouvoir de jeter dans la géhenne brûlante et le corps et l’âme ; oui, je vous le répète, craignez Celui-là[1] ». Le Seigneur donc ayant ainsi inspiré la crainte, une crainte vive, et menacé deux fois en répétant ce mot : craignez, de quel front te dirais-je que tu as tort de craindre ? Je ne le dirai pas. Oui, crains, rien n’est plus digne de crainte, il n’est rien que tu doives redouter davantage. Autre question encore : Si Dieu ne te voyait pas faire le mal, et que personne d’ailleurs ne dût te convaincre, devant son tribunal, de l’avoir fait, le commettrais-tu ? Examine-toi bien ; car tu ne saurais répondre à toutes mes paroles : examine-toi. Eh bien ! le commettrais-tu ? Si c’est oui, c’est que le châtiment te fait peur : ce n’est pas encore la chasteté que tu aimes, tu n’as pas encore la charité, mais une crainte servile ; il y a en toi la peur du mal, et non pas l’amour du bien. Continue toutefois à craindre : cette crainte pourra te préserver et te conduire à la charité. Car cette peur de l’enfer, qui t’empêche de faire le mal, est réellement un frein pour toi, elle empêche la volonté d’exécuter le mal qui lui plaît. C’est une crainte qui te préserve, qui te fait accomplir la loi, la verge à la main ; c’est la lettre qui menace et non pas encore la grâce qui donne des forces. Qu’elle continue néanmoins à te préserver ; et en t’abstenant par crainte tu finiras par recevoir la charité ; celle-ci entrera dans ton cœur, et au fur et à mesure qu’elle y pénétrera, elle en fera sortir la crainte. La crainte t’empêchait d’accomplir le mal ; la charité t’empêchera d’y consentir, quand même tu pourrais le commettre impunément.

9. Je viens de dire ce que vous devez craindre, de dire aussi ce que vous devez rechercher. Appliquez-vous à la charité, que la charité pénètre en vous, accueillez-la avec la crainte de pécher, appelez en vous l’amour qui ne pèche pas, l’amour qui règle la vie. Je le disais tout à l’heure, quand la charité commence à entrer dans le cœur, la crainte de son côté commence à en sortir ; plus l’une entre, plus l’autre disparaît, et lorsque l’une est entrée complètement, il ne reste plus rien de l’autre, car la charité parfaite chasse la crainte[2] ; elle la chasse en pénétrant dans l’âme. Cependant elle n’y entre pas seule ; elle y mène avec elle une crainte spéciale qui est son œuvre : mais c’est une crainte chaste et qui subsiste dans les siècles des siècles[3]. On distingue donc la crainte servile, celle par exemple de brûler avec les démons ; et la crainte chaste, celle de déplaire à Dieu. Faites-vous-en une idée, mes très-chers frères, en considérant les dispositions du cœur de l’homme. Un esclave a peur d’offenser son maître, mais c’est pour n’être pas frappé, pour n’avoir pas les fers aux pieds, pour n’être pas jeté au cachot ni condamné à être broyé en tournant la meule. De telles craintes éloignent l’esclave du péché ; mais dès qu’il ne voit plus l’œil de son maître et qu’il n’y a plus aucun témoin qui puisse le convaincre, il fait le mal. Pourquoi le fait-il ? C’est qu’il redoutait le châtiment, sans aimer la justice. Quant à l’homme de bien, juste et libre, car il n’y a pour être libre que l’homme juste, tout pécheur étant esclave du péché[4], c’est la justice qu’il aime. Pût-il donc pécher sans témoin, il redoute le regard de Dieu ; et si Dieu même venait à lui dire : Je te vois quand tu pèches, je ne te condamnerai pas, mais tu me déplais ; c’en serait assez. Il ne veut pas déplaire aux yeux de son Père, qui pourtant n’est pas un juge terrible ; il craint, non pas d’être condamné, puni, torturé, mais de blesser le cœur paternel, de déplaire à Celui qui l’honore de son amour. Et comment, s’il aime réellement et se sent aimé par son Seigneur, pourrait-il faire ce qui l’offense ?

10. Considérez même les amours dangereux, et déshonnêtes. Supposez un misérable, un débauché qui s’habille ou qui se pare autrement qu’il ne plait à la femme qui cause sa perte. Que celle-ci lui dise : Je ne t’aime pas avec ce béret, il le jette ; qu’elle lui dise même en plein hiver : Je te préfère en habits légers, il aimé mieux trembler de froid que de lui déplaire. Cette femme pourtant doit-elle le condamner, l’envoyer en prison, le mettre aux mains des bourreaux ? Il n’a d’elle à craindre que ce mot : Je ne te verrai plus ; il ne redoute que cette parole : Tu ne me verras plus en face. Quoi ! ce seul mot dans la bouche d’une impudique fait trembler, et dans la

  1. Luc. 12, 4-5
  2. Jn. 4, 18
  3. Psa. 18, 10
  4. Jn. 8, 34