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SERMON XII. LES MAUVAIS ANGES DEVANT DIEU[1].

ANALYSE. — Chef-d’œuvre de logique et d’éloquence, ce discours est une nouvelle réfutation des Manichéens. Dans ce qui est dit au livre de Job, que le démon se présenta avec les Anges à la vue de Dieu, ils prétendaient signaler une contradiction avec ces paroles de l’Évangile : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. » Saint Augustin détruit cette accusation : 1o en examinant le texte sacré ; 2o en montrant combien l’interprétation des Manichéens est contraire à leur propre doctrine. — I. L’interprétation des Manichéens est contraire au texte sacré. Car 1o nulle part il n’y est dit que les Anges ne peuvent voir Dieu ; 2o si le démon s’est présenté à la vue de Dieu, c’est comme un aveugle qui s’offre aux yeux de celui qu’il ne voit pas ; 3o tout ne prouve-t-il pas, dans le monde physique comme dans le monde moral, que le démon pouvait entendre Dieu sans le voir ? 4o en disant que les Anges se présentèrent à la vue de Dieu, l’Écriture veut exprimer simplement que le fait rapporté s’accomplit dans un profond secret ; 5o si le démon était au milieu des bons anges, il y était comme l’accusé au milieu des gardes et sans voir Dieu. Ainsi les Manichéens ne nous accusent qu’en prêtant à l’Écriture ce que l’Écriture ne dit pas. — II. Leur interprétation les condamne eux-mêmes. Ils croient en effet la divinité de Jésus-Christ. Mais sur la terre Jésus-Christ avait un corps ou il n’en avait pas. 1o S’il n’en avait pas ; il montrait à tous et par conséquent au diable lui-même sa nature divine, ce que ne veulent pas les Manichéens ; ou bien il faisait semblant d’avoir un corps, ce qui est l’accuser de mensonge quand on craint d’admettre qu’il se soit entretenu avec le diable ; ou bien enfin il avait modifié sa substance divine de manière à la rendre visible : pourquoi Dieu n’en aurait-il pu faire autant pour se rendre visible au démon ? Il est vrai, Dieu est immuable, et sa divine nature n’a pu être changée ni par Jésus-Christ ni par lui. Il faut donc admettre que Jésus-Christ avait un corps. 2o S’il avait un corps, ce corps venait ou ne venait pas de la Vierge Marie. S’il n’en venait pas, il était néanmoins emprunté au monde matériel et partant créé par la race des ténèbres. Comment craindre d’outrager Dieu en croyant ce qui est dit de lui dans Job, lorsqu’on lui donne un corps qui vient du démon ? S’il venait de la Vierge, tout est au mieux et le Fils de Dieu ne s’est pas plus souillé en s’y unissant, que le soleil ne se souille en remplissant le monde de sa lumière. — Or c’est la foi catholique ; les Manichéens ne peuvent l’attaquer sans montrer combien leurs fables sont ridicules.

1. Nous en avons la confiance, mes très-chers frères, votre prudence connaît déjà suffisamment les mensonges insidieux et les calomnies des Manichéens contre les saints livres de l’ancien Testament. Nous venons cependant montrer encore leurs artifices aux regards de votre esprit ainsi vous serez plus capables d’y échapper vous-mêmes, et vous pourrez, chacun selon vos moyens, enseigner aux faibles et à ceux qui connaissent peu les Écritures, comment ils doivent les éviter et les dédaigner. Il est écrit dans Job, disent les Manichéens « Voici que les Anges vinrent devant Dieu, et le démon au milieu d’eux. D’où viens-tu ? dit Dieu à celui-ci. Il répondit : C’est en parcourant toute la terre que je suis venu ici. » Ceci prouve, ajoutent-ils, que le démon a vu Dieu et que de plus il a conversé avec lui. Mais il est dit dans l’Évangile : « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu[2] ; » il y est dit aussi : « Je suis la porte : nul ne peut venir à mon Père, que par moi[3]. » Ils raisonnent enfin de cette manière : S’il n’y a pour voir Dieu que ceux qui ont le cœur pur, comment avec un cœur aussi souillé et aussi impur le démon a-t-il pu le voir ? Comment entre-t-il par la porte, c’est-à-dire par le Christ ? L’Apôtre lui-même, concluent-ils, établit et confirme ce sentiment quand il dit que ni les Princes, ni les Puissances ni les Vertus n’ont connu Dieu.

2. Voilà dans ces paroles toute leur accusation. C’est une question que tout chrétien éclairé doit examiner avec soin ; mais l’intention des Manichéens qui la tournent contre nous est en même temps de détacher les simples de l’autorité salutaire des divines Écritures et de les amener à leur donner à eux-mêmes toute leur confiance. Je voudrais donc leur demander d’abord en quel endroit de l’Apôtre leur Adimante, car, c’est lui qui a écrit toutes ces accusations, en quel endroit il a lu que l’Apôtre établit et confirme, comme il dit, que ni les Princes, ni les Puissances, ni les Vertus n’ont connu Dieu. Le Seigneur ne dit-il pas que les Anges même des hommes qui croient en lui voient chaque jour la face de son Père[4] ? Peut-être citera-t-on ce passage de saint Paul :« Nous prêchons la sagesse parmi les parfaits, non la sagesse de ce siècle ni des princes de ce siècle, qui périssent ; mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans le mystère, sagesse qui a été cachée, que Dieu a prédestinée avant les siècles pour notre gloire ; qu’aucun prince de ce siècle n’a connue, car s’ils l’avaient connue, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de la gloire[5]. »

  1. Jb. 1, 6
  2. Mt. 5, 8
  3. Jn. 10, 7 ; 14, 6
  4. Mt. 18, 10
  5. 2 Cor. 2, 6-8