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Le goût distingue ce qui est doux et ce qui est amer. Le toucher enfin reconnaît ce qui est dur ou tendre, âpre ou poli, chaud ou froid, pesant ou léger. Ainsi ces sens sont au nombre de cinq. J’ajoute : De cinq paires. Ce qu’il est facile d’observer dans les trois premiers, puisque nous avons deux yeux, deux oreilles et deux narines Voilà trois paires. Dans la bouche aussi, considérée comme sens du goût, on remarque 'encore le nombre deux, puisqu’il faut, pour goûter, la langue et le palais. Le plaisir charnel du toucher réside aussi dans une espèce de couple, quoique d’une façon moins apparente, car il est à la fois intérieur et extérieur ; double par conséquent. Pourquoi dire paires de bœufs ? C’est que ces sens charnels s’occupent de ce qui est terrestre, comme les bœufs de retourner la terre. Il y a en effet des hommes qui n’ont pas la foi et qui se donnent, s’appliquent tout entiers aux choses de la terre et aux plaisirs du corps, refusant de croire autre chose que ce que leur montrent les sens et prenant leurs inspirations pour seules règles de conduite. Je ne crois que ce que je vois, disent-ils. Ceci est blanc, cela est noir ; voilà qui est rond, voilà qui est carré, voilà telle et telle couleur ; je le sais, je le sens, j’en suis sûr, la nature même me l’enseigne ; je ne suis pas forcé de croire ici ce que tu ne saurais me montrer. J’entends une voix ; je sens bien que c’est une voix elle chante bien, elle chante mal, elle est rauque, elle est douce ; je le sais, j’en suis sûr, elle me frappe l’oreille. Cette odeur est agréable, celle-ci est désagréable ; je le sais, car je la sens. Ceci est bon, cela est amer, ceci est salé, cela est fade. Que peux-tu me dire de plus ? C’est au toucher que je constate ce qui est dur et ce qui est mou, ce qui est rude et ce qui est poli, ce qui est chaud ou froid. Que peux-tu me montrer davantage ?
4. Tels étaient les liens qui enchaînaient notre Apôtre saint Thomas lui-même, lorsqu’au sujet même du Christ Notre-Seigneur, c’est-à-dire de sa résurrection, il ne voulait s’en rapporter qu’au témoignage de ses yeux. « Si je ne mets mes doigts à la place même des clous et dans ses plaies, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point. » Le Seigneur aurait pu ressusciter sans conserver aucune trace de ses blessures ; mais il garda ses cicatrices, afin que l’Apôtre incertain pût les toucher et guérir ainsi la plaie faite à son cœur. Ce qui toutefois ne l’empêchera point de dire, pour réfuter d’avance ceux qui refuseraient son invitation en alléguant les cinq paires de bœufs : « Heureux ceux qui croient sans voir [1]. » Pour nous, mes frères, nous n’avons point vu là d’obstacle à répondre à l’invitation divine. Avons-nous en effet désiré voir maintenant le Seigneur dans sa chair ? Avons-nous désiré entendre sensiblement sa voix, ou flairer les parfums précieux que répandit sur lui une sainte femme et dont fut embaumée toute la maison[2] ? Nous n’étions point là, nous n’avons pas senti ces parfums, et pourtant nous croyons. Après avoir consacré les aliments mystérieux, le Sauveur les distribua de ses propres mains à ses disciples nous n’étions pas à ce festin, et la foi néanmoins nous y fait prendre part chaque jour. N’enviez pas comme un grand bonheur, d’avoir assisté, sans avoir la foi, à ce banquet servi de ses mains divines. La foi d’ensuite ne fut-elle pas préférable à la perfidie d’alors ? Paul n’y était point et il crut ; Judas y était, et il trahit son Maître. Aujourd’hui encore, quoiqu’ils n’aient vu ni la table sur laquelle le Seigneur consacra, ni le pain qu’il présenta de ses mains adorables et quoiqu’ils n’aient pas mangé ce pain lui-même, combien, au moment du repas sacré, mangent et boivent leur jugement[3], car le repas qui se prépare maintenant est le même.
5. Quelle fut pour le Seigneur l’occasion de parler de ce festin ? C’est qu’à un festin où le Sauveur avait été invité, un des convives s’était écrié : « Heureux ceux qui mangent du pain dans le royaume de Dieu ! » Ce pain après lequel soupirait ce convive lui paraissait loin d’être à sa portée, et il était à table devant lui. Quel est en effet le pain du royaume de Dieu, sinon Celui qui dit : « Je suis le Pain vivant, descendu du ciel[4] ? » N’ouvre pas la bouche, mais le cœur. Voilà ce qui donne tant de valeur à ce festin. Nous croyons au Christ et nous le recevons avec foi. Nous savons, en mangeant, de quoi nourrir notre esprit. Nous prenons peu et notre âme s’engraisse. Ce qui nous fortifie n’est pas ce qui se révèle aux sens, mais ce que montre la foi. Ainsi nous n’avons pas cherché le témoignage des sens extérieurs et nous n’avons pas dit : A eux de croire, puisqu’ils ont vu de leurs yeux et touché de leurs mains le Seigneur ressuscité, si néanmoins l’histoire rapporte la vérité ; pour nous qui ne le touchons point, comment croirions-nous ? Avoir de telles idées, ce serait prétexter les cinq paires de bœufs

  1. Jn. 20, 25-27
  2. Id. 13, 3
  3. 1Co. 12, 29
  4. Jn. 6, 41