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Loin donc de moi la pensée de te dire : Donne ce que tu possèdes ! Je te dirai plutôt : Rends ce que tu dois. – Mais ses frères en jouiront, répliques-tu ? – O langage pervers ! n’apprend-il pas à tes enfants à souhaiter la mort à leurs frères ? S’ils doivent s’enrichir du bien de leur frère défunt, attention à leurs rapports dans ta demeure ! Où en viendras-tu ? À enseigner le fratricide en partageant un héritage.
13. Ne parlons plus de ce cas de mort, évitons de paraître menacer de quelques malheurs. Parlons d’une manière plus heureuse et plus agréable. Je ne suppose plus que tu as perdu un fils ; suppose au contraire que tu en as un de plus. Donne au Christ une place au milieu de tes enfants ; que ton Seigneur devienne un membre de ta famille, que ton Créateur fasse partie de ta postérité, que ton frère devienne l’un de tes enfants. Quelle que soit en effet son incomparable majesté, il a daigné devenir ton frère, et quoiqu’il soit le Fils unique du Père, il a voulu avoir des cohéritiers. En lui donc quelle générosité, et en toi quelle ladrerie ! Tu as deux fils, compte-le pour le troisième ; si tu en as trois, qu’il devienne le quatrième, le sixième, si tu en as cinq, et le onzième si tu en as dix. N’allons pas plus loin donne à ton Seigneur la place de l’un de tes enfants. Car ce que tu lui donneras, te profitera ainsi qu’il tes fils ; au lieu que ce que tu leur réserves criminellement te nuira ainsi qu’à eux. Tu lui donneras donc une portion égale à celle de l’un de tes enfants, suppose que tu en as un de plus.
14. Est-ce beaucoup, mes frères ? Je vous donne un conseil ; mais je ne vous serre pas à la gorge « Je parle ainsi dans votre intérêt, comme s’exprime l’Apôtre, et non pour vous tendre un piège[1]. » Je crois donc, mes frères, qu’il en coûte peu, qu’il est facile à un père de se figurer qu’il a un fils de plus et d’acheter des domaines qu’il pourra posséder éternellement, lui et ses enfants. L’avarice n’a rien à répondre. – Vous applaudissez à ce que je dis. Élevez-vous donc contre cette avarice ; qu’elle ne triomphe pas de vous, et que dans vos cœurs elle n’ait pas plus d’empire que votre Rédempteur. Qu’elle n’y ait pas plus d’empire que Celui qui nous avertit d’élever nos cœurs jusqu’à lui. Laissons donc l’avarice.
15. Et que dit la sensualité ? que dit-elle ? Fais-toi du bien. Le Seigneur dit aussi : Fais-toi du bien. La justice te tient le même langage que l’adressait la sensualité. Mais distingue le sens qui s’y attache. Si tu veux te faire du bien, rappelle-toi ce riche qui conseillé par l’avarice et la mollesse, prétendait aussi se faire du bien. Il eut une récolte si abondante, qu’il ne savait où placer ses fruits. « Que ferai-je ? dit-il. Je n’ai pas où loger. Voici ce que je ferai. Je détruirai mes vieux greniers, et j’en construirai de nouveaux, et je les remplirai ; puis je dirai à mon âme : Tu as beaucoup de biens, réjouis-toi. » Apprends ce qui se méditait contre cette sensualité : « Insensé, cette nuit-même on t’enlèvera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il [2] ? » Et où ira cette âme qu’on lui enlèvera ? Cette nuit même on la lui enlève, et il ignore où elle se rendra.
16. Voici un autre riche, à la fois sensuel et orgueilleux. Il faisait chaque jour grande chère, était vêtu de pourpre et de fin lin ; tandis qu’un pauvre couvert d’ulcères gisait à sa porte, demandant vainement les miettes qui tombaient de sa table, nourrissant les chiens de ses plaies, sans être nourri lui-même par ce riche. Tous deux moururent, et l’un d’eux fut enseveli. Qu’est-il dit de l’autre ? « Il fut emporté par les Anges dans le sein d’Abraham. » Le riche voit le pauvre, ou plutôt le riche devenu pauvre voit le riche ; et à celui qui désirait une miette de sa table il demande de laisser tomber de son doigt une goutte d’eau sur sa langue. Que les rôles sont changés ! C’est en vain que parle ainsi ce riche défunt ; pour nous, qui sommes encore vivants, ne l’entendons pas en vain. Il voulait remonter sur la terre, et on ne le lui permit pas ; il voulait qu’on envoyât vers ses frères quelqu’un d’entre les morts, ceci ne lui l’ut pas non plus accordé. Que lui dit-on : « Ils ont Moïse et les prophètes. » Et lui ? « Ils n’écouleront, que si quelqu’un ressuscite d’entre les morts. – S’ils n’écoutent ni Moïse ni les prophètes, ils ne croiront pas non plus quand quelqu’un reviendrait d’entre les morts[3]. »
17. Ainsi donc, pour nous engager à faire l’aumône et à nous préparer pour l’avenir le repos de l’âme, Moïse et les prophètes nous disent dans un bon sens ce que la sensualité nous répète avec des intentions si perverses, de nous faire du bien. Écoutons-les pendant que nous sommes en vie. Si on méprise aujourd’hui leurs avertissements en les entendant, c’est en vain que plus tard on voudra les entendre. Attendons-nous que quelqu’un ressuscite d’entre les morts et nous dise de nous faire dit bien ? Mais cette résurrection a déjà eu lieu : ce n’est pas toit père, c’est ton Seigneur qui est sorti vivant du tombeau.

  1. 1Co. 7, 35
  2. Luc. 12, 16-20
  3. Luc. 16, 19-31