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pour lui dire de sa part : Seigneur, ne vous donnez point tant de peine, car je ne suis pas digne que vous entriez chez moi. C’est pourquoi je ne me suis pas jugé digne d’aller vous trouver ; mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » Si la chose a eu lieu de cette sorte, où est la vérité dans ces mots de saint Matthieu : « Un centurion s’approcha de lui », puisqu’il ne vint pas lui-même le trouver, mais lui envoya ses amis ? Ne faut-il pas qu’une observation attentive nous fasse comprendre que saint Matthieu a employé ici une figure de langage assez habituelle ? Car, non-seulement nous disons de quelqu’un qu’il s’approche, avant même qu’il arrive près de l’objet dont, il est dit s’approcher ; et de là les expressions : il s’approche peu, ou, il s’approche beaucoup du but qu’il veut atteindre : mais de plus, nous disons ordinairement qu’on est parvenu près de quelqu’un, (et l’on ne s’approche que pour parvenir,) bien qu’on ne le voie pas soi-même, quand on arrive, par l’intermédiaire d’un ami, près de quelqu’un dont on recherche la faveur. Cette forme de langage a tellement prévalu, que l’on dit vulgairement d’un homme, qu’il est parvenu jusqu’à certains personnages puissants, quand avec les manœuvres de l’ambition et au moyen de ceux qui les entourent, il a pu agir sur leur esprit, dont l’accès lui était en quelque sorte fermé. Si donc nous disons communément qu’on parvient soi-même, quand on parvient par autrui ; à combien plus forte raison peut-on s’approcher par d’autres, puisque d’ordinaire on n’avance pas autant en s’approchant qu’en parvenant ; car il est possible qu’on s’approche beaucoup, sans toutefois parvenir. Le centurion s’étant donc approché du Seigneur, par l’intermédiaire des anciens, saint Matthieu a pu dire pour abréger : « Un centurion s’approcha de lui. » C’est une façon de parler que tout le monde est capable d’entendre.

50. Il ne faut pas du reste négliger de considérer la vérité profonde que révèle dans le sens mystique le langage du saint Évangéliste et qu’expriment ces paroles d’un Psaume : « Approchez-vous de lui, et vous serez éclairés[1]. » Aussi bien, la foi du centurion ayant été l’objet de ce magnifique éloge du Sauveur : « Je n’ai point trouvé une si grande foi dans Israël ; » l’Évangéliste a voulu dire qu’à raison de cette vertu qui nous approche véritablement de Jésus, le centurion s’était plutôt lui-même approché de lui que ceux qu’il avait chargés de lui présenter sa requête. Quant à saint Luc, s’il a expliqué comment tout s’est passé, c’est pour nous faire comprendre dans quel sens saint Matthieu, également infaillible, a dit que le centurion s’était approché de Jésus. C’est ainsi qu’en touchant seulement la frange du vêtement du Sauveur, l’hémorroïsse le toucha mieux que la foule dont il était pressé[2]. De même donc qu’elle toucha d’autant plus le Seigneur qu’elle avait plus de foi en lui, ainsi le centurion s’approcha d’autant plus de Lui que sa foi fut plus vive. À quoi bon maintenant discuter les particularités que l’un des évangélistes relève et que l’autre néglige dans ce passage, puisque selon la règle établie précédemment, on n’y trouve aucune opposition entre les deux récits ?

CHAPITRE XXI. GUÉRISON DE LA BELLE-MÈRE DE PIERRE.

51. Saint Matthieu continue ainsi : « Jésus étant venu dans la maison de Pierre, vit sa belle-mère gisante et travaillée de ta fièvre ; il lui toucha la main et la fièvre la quitta ; puis se levant elle se mit à les servir[3]. » Saint Mathieu n’indique pas en quel temps, c’est-à-dire, après quoi ni avant quoi ce fait eut lieu. Carde ce qu’une chose soit racontée à la suite d’une autre, on n’est pas obligé de conclure qu’elle s’est accomplie immédiatement après. On voit bien cependant qu’ici l’Évangéliste rappelle une œuvre qu’il a omis de mentionner plus haut. Car saint Marc raconte le même fait[4], avant de rapporter la guérison du lépreux, qui dans son Évangile semble venir après le discours du Seigneur sur la montagne, quoiqu’il n’ait point parlé de ce discours. Aussi saint Luc parle de la belle-mère de Pierre, après avoir rapporté le même fait que saint Marc[5], et avant d’arriver à ce long discours qu’il a reproduit, et dans lequel il est permis de. voir celui qui, selon saint Matthieu, fut prononcé sur la montagne. Mais qu’importe à un fait d’être relaté soit à sa place naturelle, soit avant soit après qu’il a été accompli, pourvu que l’historien ne soit en contradiction ni avec lui-même ni avec un autre, qu’il s’agisse du même fait ou de faits différents ? Il n’est au pouvoir de personne de

  1. Psa. 33, 6
  2. Luc. 8, 42-48
  3. Mat. 8, 14-15
  4. Mrc. 1, 29-31
  5. Luc. 5, 38-39