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yeux, sans les images matérielles qui permettent à l’esprit de le concevoir ; il voulait, dis-je, le voir face à face, dans la perfection que peut saisir la créature intelligente séparée du commerce des sens, dégagée des symboles conçus par l’esprit. Voici, en effet, la parole de l’Écriture : « Si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, montrez-vous vous-même à moi, afin que je vous voie. » Or, comme il est dit un peu plus haut : « L’Éternel parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son intime ami » ainsi il comprenait ce qu’il voyait et ce qu’il aspirait à voir ce qu’il ne voyait pas. Aussi Dieu lui ayant répondu : « Tu as trouvé grâce à mes yeux et je te connais préférablement à tous » Moïse dit : « Montrez-moi vos clartés. » Il reçut alors de la bouche du Seigneur une réponse, dont le sens figuré serait trop long à discuter ici : « Tu ne pourras pas voir ma face ; car nul homme ne peut me voir et vivre. » Et il ajouta : « Voici un lieu près de moi ; et tu t’arrêteras sur ce rocher : il arrivera que, quand ma gloire passera, je te mettrai dans l’ouverture du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, et je retirerai ma main, et tu me verras par-derrière : quant à ma face, elle ne se montrera point à tes yeux[1]. » L’Écriture n’ajoute pas que ces paroles se soient accomplies et montre assez par là qu’elles désignent l’Église en allégorie. Le rocher près du Seigneur représente l’Église, son temple, bâtie elle-même sur le roc : en un mot, il y a entre cette allégorie et les traits de ce récit une exacte concordance. Cependant si Moïse avait souhaité voir les clartés du Seigneur, sans mériter cette grâce, Dieu n’aurait pas dit an livre des Nombres à son frère Aaron et à sa sœur Marie : « Écoutez mes paroles : s’il y a quelque prophète parmi vous en l’honneur du Seigneur, je me ferai connaître à lui en vision et je lui parlerai en songe. Il n’en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, qui est fidèle dans toute ma maison. Je parle avec lui bouche à bouche ; et il m’a vu en effet, et non obscurément ni par image[2]. » Ces paroles ne peuvent s’entendre d’une forme matérielle qui rendait Dieu visible au corps ; il s’adressait en effet face à face, bouche à bouche à Moïse, quand ce dernier le pria « de se montrer lui-même » et même, au moment qu’il adressait ces reproches au frère et à la sueur, moins agréables que Moïse à ses yeux, il empruntait la forme d’une créature qui frappait leurs regards. Il l’a donc vu tel que Dieu se révèle lui-même, dans cette vision ineffable où il se montre et parle à l’âme avec une ineffable clarté. Aucun homme ne peut jouir de cette vision, tant qu’il vit de l’existence mortelle qui reste attachée aux sens : il faut mourir à cette vie, soit en quittant le corps, soit en se trouvant si complètement soustrait à l’influence des sens, qu’il devient impossible de dire si, pendant cette extase sublime, on était ravi avec ou sans son corps[3].

CHAPITRE XXVIII. LE TROISIÈME CIEL ET LE PARADIS DONT PARLE L’APÔTRE PEUVENT S’ENTENDRE DE CETTE TROISIÈME ESPÈCE DE VISION.


56. Cette troisième espèce de vision, la plus élevée de toutes, dégagée à la fois de toute perception des sens et de toute conception des corps par l’imagination, peut être le troisième ciel dont parle l’Apôtre : c’est là qu’on voit Dieu dans sa clarté, vision qui exige un cœur pur et qui a fait dire : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu[4]. » Ce n’est point cette vision à laquelle concourent les sens ou l’imagination et qui, nous montre Dieu comme dans un miroir, à travers des énigmes[5] ; c’est une vision qui nous le montre face à face[6] et, comme il est écrit de Moïse, bouche à bouche, je veux dire, dans son essence, à ce degré où peut la comprendre la, faiblesse d’une intelligence humaine qui ne peut être adéquate à l’intelligence divine, quoiqu’elle soit purifiée des souillures de la terre et ravie en une extase où tout commerce avec les sens et l’imagination est rompue ; vision à laquelle nous sommes étrangers pendant que nous voyageons sous le poids de cette chair mortelle et corruptible, et que nous vivons de la vie des justes, dans la foi, non dans la claire vue[7]. Pourquoi donc ne pas croire que Dieu ait voulu ainsi montrer à ce grand Apôtre, au maître des Gentils, ravi en une vision si haute, l’éternelle vie dont nous vivrons après cette existence mortelle ? Pourquoi ne pas voir là le paradis, en dehors de celui où Adam a vécu de la vie du corps, au milieu des bosquets et des fruits ? Sans doute l’Église, qui nous rassemble dans le sein de sa charité, a été appelée un paradis avec des fruits délicieux[8]. Mais c’est là une allégorie, comme le Paradis où Adam a vécu réellement est une figure prophétique de l’Église. Un examen plus attentif démontrerait peut-être que le paradis matériel,

  1. Ex. 33, 11-53
  2. Nb. 12, 6-8
  3. 2 Cor. 12, 3
  4. Mt. 5, 8
  5. 1 Cor. 13, 12
  6. Ib.
  7. 2 Cor. 10, 6-7
  8. Cant. 4, 13