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humains, et où il a dit : « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix[1] » Vraiment « la vie humaine, sur la terre, est une tentation[2]. » Hélas ! pourquoi faut-il que je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part ? Peut-être, dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, autant que j’aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l’un pour l’autre, pour les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ est mort[3] et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle ; ah ! je vous conjurerais de ne pas répandre l’un contre l’autre des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous brouiller encore une fois.

9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m’a plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains passages assez vifs ; ce qui m’inquiète, ce n’est pas ce que vous dites d’Entelle et du bœuf fatigué, où la plaisanterie semble tenir plus de place que la menace ; c’est l’endroit dont j’ai déjà parlé, plus peut-être que je n’aurais dû, mais pas plus que je n’étais inquiet, l’endroit où vous me dites sérieusement : « De peur que, vous sentant blessé, vous n’ayez raison de vous plaindre. » Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l’amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science qui enfle, que de blesser la charité qui édifie[4]. Moi, je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit : « Celui-là est un homme parfait qui n’offense point dans sa parole[5]. » Mais je crois pouvoir, dans la miséricorde de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé en quelque chose : et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez votre frère[6]. Il ne faut pas, parce que l’éloignement vous empêche de me reprendre de vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du mien, je m’efforcerai de le défendre, autant que le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je ne demanderais rien autre que mon pardon.

10. Je n’ai pu vous fâcher, je crois, qu’en disant ce que je n’ai pas dû dire ou autrement que je n’aurais dû le dire ; je ne m’étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l’un l’autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J’avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle ; je m’y repose sans que rien m’inquiète, car je sens que Dieu est là, que c’est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c’est en lui que tranquillement je me repose. Je n’y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l’heure me faisait gémir. Quand je sens qu’un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n’est pas à l’homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l’a fait tel ; car « Dieu est charité ; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui[7]. » Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu’il lui causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d’ami intime qu’il était, il ne puisse s’armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu’il aura fait, mais en ne faisant rien qu’il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d’autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu’un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime,

  1. Jean, XIV, 27.
  2. Job, III, 1.
  3. 1 Cor. VIII, 11.
  4. 1 Cor. VIII, 2.
  5. Jacq. III, 2.
  6. Matt. XVIII, 15.
  7. Jean, IV.