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nombre égal et tantôt en moindre ou en plus grand nombre.

10. Il faudrait chercher avec plus de soin si les choses se passent ainsi. Car ce n’est pas une bouche divinement inspirée qui a dit : Celui qui a une vertu les a toutes, et celui-là n’en a aucune à qui l’une d’elles manque ; ce sont des hommes qui ont pensé cela, très-habiles et très-appliqués, il est vrai, mais cependant ce sont des hommes. Moi je ne sais pas comment je pourrais dire, non pas qu’un mari dont le nom est l’origine même du nom de la vertu[1], mais qu’une femme fidèle à son mari, si elle agit en vue des commandements et des promesses de Dieu et si c’est d’abord à Dieu qu’elle veuille être fidèle, n’a pas la chasteté ou que la chasteté n’est pas une vertu ou n’en est qu’une petite ; même chose d’un mari à l’égard de sa femme ; et toutefois il y a bien des maris et des femmes semblables que je ne croirais point sans quelque péché, et ce péché, quel qu’il pût être, proviendrait de quelque vice. Ainsi donc la chasteté conjugale, qui est assurément une vertu dans les maris et les femmes d’une vie chrétienne, car on ne dira pas qu’elle n’est rien ou qu’elle est un vice, n’a pas avec elle toutes les vertus. Car si toutes y étaient, il n’y aurait aucun vice ; pas de vice, pas de péché : or qui est sans quelque péché ? Qui donc est sans quelque vice, c’est-à-dire sans un certain foyer, une certaine racine de péché, lorsqu’on entend celui qui se reposait sur le sein du Seigneur s’écrier : « Si nous disons que nous n’avons pas de péchés, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous[2] ? » Ceci n’a pas besoin d’un long développement auprès de vous ; mais je le dis pour d’autres qui le liront peut-être. Vous l’avez prouvé vous-même par les saintes Écritures dans votre célèbre ouvrage contre Jovinien ; vous citez, de cette même épître de saint Jacques que nous cherchons en ce moment à comprendre, le passage suivant : « Nous péchons tous en beaucoup de choses[3]. » Cet apôtre du Christ qui parle ne dit pas : vous péchez, mais « nous péchons. » Il avait dit précédemment : « Quiconque ayant gardé toute la loi la viole en un seul point est coupable comme s’il l’avait violée tout entière ; » ici il ne dit plus en un seul point, mais « en plusieurs ; » il ne dit pas que quelques-uns, mais que « tous » pèchent.

11. A Dieu ne plaise qu’un fidèle puisse croire que tant de milliers de serviteurs du Christ, qui se disent sincèrement pécheurs de peur de se tromper eux-mêmes et de n’avoir plus en eux la vérité, n’aient aucune vertu ! Car c’est une grande vertu que la sagesse ; la Sagesse elle-même a dit à l’homme : « Voilà que la sagesse est de la piété[4]. » À Dieu ne plaise que nous disions que de si grands fidèles et des hommes de Dieu si pieux n’aient pas la piété que les Grecs appellent e?seße?a ? ou mieux encore ?e?seße?a ? : qu’est-ce que c’est en effet que la piété, si ce n’est le culte de Dieu ? et par où est-il adoré si ce n’est par l’amour ? C’est pourquoi la charité qui part d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte, est une grande et véritable vertu, parce qu’elle est elle-même la fin de la loi[5]. C’est avec raison qu’on a dit qu’elle « est forte comme la mort[6], » soit parce que personne ne peut la vaincre comme la mort, soit parce que la mesure de la charité en cette vie est d’aimer jusqu’à la mort, selon ces paroles du Seigneur : « Nul ne peut donner un plus grand témoignage d’amour que de donner sa vie pour ses amis[7] ; » soit plutôt parce que, de même que la mort arrache l’âme aux sens du corps, ainsi la charité l’arrache aux concupiscences de la chair. La science, quand elle est utile, sert la charité, car sans elle la science enfle le cœur[8] ; mais là où la charité édifie, la science ne trouve plus rien de vide qu’elle puisse enfler. Job nous a appris ce que c’est que la science utile ; après nous avoir dit que la sagesse est de la piété, il ajoute : « s’abstenir de ce qui est mal, c’est la vraie science. » Pourquoi donc ne disons-nous pas que celui qui a cette vertu les a toutes, puisque la plénitude de la loi c’est la charité[9] ? Plus elle éclate dans un homme, plus cet homme a de, la vertu ; il a moins de vertu s’il a moins de charité, car la charité est elle-même la vertu ; et là où la vertu est moindre, les vices abondent davantage. Là donc où la charité sera pleine et parfaite, plus rien du vice ne subsistera.

12. C’est pourquoi les stoïciens me paraissent se tromper en soutenant qu’on n’a pas du tout la sagesse, lorsqu’on y fait des progrès, mais

  1. Virum, a quo denominata dicitur virtus.
  2. I Jean, I, 8.
  3. Jacq. III, 2.
  4. Job, XXVIII, 28, selon les Septante.
  5. I Tim. I, 5.
  6. Cant. VIII, 6.
  7. Jean, XV, 13.
  8. I Cor. VIII, 1.
  9. Rom. XIII, 10.