P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 14

Hetzel (p. 179-194).

XIV

et il n’avait pas encore neuf ans


Ce grand jour écoulé, la ferme se remit aux travaux des champs. On en abattit, de la besogne. À coup sûr, Pat ne s’aperçut guère qu’il était venu en congé de repos. De quelle ardeur il aidait son père et ses frères. Ces marins sont véritablement de rudes travailleurs, même en dehors de la marine. Pat était arrivé au plus fort de la moisson qui fut suivie de la récolte des légumes. Il est permis de dire s’il se « pomoya » comme un gabier de misaine — expression dont il se servit, et qu’il fallut expliquer à P’tit-Bonhomme. On n’était jamais quitte avec lui tant qu’on ne lui avait pas donné le pourquoi des choses. Il ne s’éloignait guère de Pat, qui l’avait pris en amitié — une amitié de matelot pour son mousse. Dès que la journée était finie, lorsque tout le monde était rassemblé à la table du souper, quelle joie P’tit-Bonhomme éprouvait à entendre le jeune une marin raconter ses voyages, les incidents auxquels il avait pris part, les tempêtes qu’avait essuyées le Guardian, les belles et rapides traversées des navires ! Ce qui l’intéressait surtout, c’étaient les riches cargaisons rapportées pour le compte de la maison Marcuard, l’embarquement des marchandises dont le trois-mâts était chargé à destination de l’Europe. Sans aucun doute, ces choses du négoce frappaient d’un trait plus vif son esprit pratique. À son idée, l’armateur passait avant le capitaine.

« Alors, demandait-il à Pat, c’est bien cela qu’on appelle le commerce ?…

— Oui, on embarque les produits qui se fabriquent dans un pays, et on va les vendre dans un pays où on ne les fabrique pas…

— Plus cher qu’on ne les a achetés ?…

— Bien entendu… pour gagner dessus. Puis, on importe les produits des autres contrées pour les revendre…

— Toujours plus cher, Pat ?

— Toujours plus cher… quand on le peut ! »

Et si Pat fut cent fois questionné de cette façon pendant son séjour à la ferme de Kerwan, c’est à ne point le croire. Par malheur, au grand chagrin de tous, le moment arriva où il dut quitter la ferme et retourner à Liverpool.

Le 30 septembre fut le jour des adieux. Pat allait se séparer de tous ceux qu’il aimait. Combien de temps serait-on sans le voir ? On ne savait. Mais il promit d’écrire, et d’écrire souvent. Avec quelle émotion ce brave garçon fut embrassé de tous ! Grand’mère était là, pleurant. La retrouverait-il au retour, devant l’âtre, filant sa quenouille, au milieu de ses enfants, la pauvre vieille femme si âgée ? Du moins la laissait-il en bon état de santé, comme tous ceux de sa famille. Puis, l’année avait été favorable aux cultivateurs du comté. Il n’y avait rien à craindre pour l’hiver qui se faisait déjà sentir. Aussi Pat dit-il à son frère aîné :

« Je voudrais te savoir moins soucieux, Murdock. On se tire d’affaire avec du courage et de la volonté…

— Oui… Pat… si la chance est avec soi ; mais on ne commande pas à la chance. Vois-tu, frère, sans cesse travailler sur une terre qui n’est pas à vous, qui ne deviendra jamais la vôtre, et, par surcroît, être à la merci d’une mauvaise récolte, ni le courage ni la volonté n’y peuvent rien ! »

Pat n’aurait su que répondre à son aîné, et, cependant, lorsqu’il lui donna une dernière poignée de main :

« Aie confiance ! » murmura-t-il.

Le jeune marin fut reconduit en carriole jusqu’à Tralee. Il était accompagné de son père, de ses frères et de P’tit-Bonhomme qui eut sa bonne part des adieux… Le train l’emporta vers Dublin, d’où le paquebot devait le transporter à Liverpool.

Il y eut encore grande besogne à la ferme pendant les semaines qui suivirent. La moisson engrangée, vint le moment de battre, et cela fait, M. Martin dut courir les marchés — afin de vendre ses produits, en ne conservant que les grains de semailles.

Ces ventes intéressaient notre petit garçon au plus haut point. Aussi le fermier l’emmenait-il avec lui. Qu’on n’accuse pas cet enfant de huit ans de se montrer âpre au gain. Non ! il était ainsi, et son instinct le poussait au commerce. Du reste, il se contentait du caillou que Martin Mac Carthy lui remettait chaque soir, suivant les conventions, et il se félicitait de voir grossir son trésor. Nous ferons observer, d’ailleurs, que le désir du lucre est inné chez la race irlandaise. Ils aiment à gagner de l’argent, les habitants de la Verte Erin, à la condition toutefois de l’avoir honnêtement acquis. Et, lorsque le fermier avait conclu une bonne affaire au marché de Tralee ou dans les bourgades voisines, P’tit-Bonhomme s’en montrait aussi heureux que si elle eût été faite à son profit.

Octobre, novembre, décembre, s’écoulèrent en d’assez bonnes conditions. Les travaux étaient depuis longtemps achevés, lorsque le receveur des fermages vint, la veille de Noël, se présenter à Kerwan. L’argent était prêt ; mais, une fois échangé contre un reçu en règle, il n’en restait plus guère à la ferme. Aussi, ne voulant point voir partir cet argent si péniblement arraché du sol d’autrui, Murdock s’était-il hâté de sortir, dès qu’on avait aperçu le receveur. C’était toujours là l’inquiétude de l’avenir. Heureusement l’hiver était assuré, et les réserves permettraient de recommencer les labours au printemps sans dépense supplémentaire.

Avec la nouvelle année survinrent des froids excessifs. On ne quittait plus guère la ferme. Il est vrai, le travail ne manquait pas à l’intérieur. Ne fallait-il pas pourvoir à la nourriture et à l’entretien des animaux ? P’tit-Bonhomme était chargé spécialement de la basse-cour, et l’on pouvait s’en rapporter à lui. Les poules et les poussins étaient aussi soigneusement traités qu’enregistrés. Entre-temps, il n’oubliait pas qu’il avait une filleule. Quelle joie il éprouvait à tenir Jenny sur ses bras, à provoquer son sourire en lui souriant, à lui chanter des chansons, à la bercer pour l’endormir, lorsque sa mère était occupée de quelque besogne ! C’est qu’il avait pris ses fonctions au sérieux. Un parrain, c’est presque un père, et il regardait la petite fille comme son enfant. À son sujet, il formait des projets d’avenir très ambitieux. Elle n’aurait pas d’autre maître que lui… Il lui apprendrait à parler d’abord, puis à lire, à écrire, enfin « à tenir sa maison » plus tard…

Observons ici que P’tit-Bonhomme avait profité des leçons de M. Martin et de ses fils, surtout de celles que lui donnait Murdock. À cet égard, il n’en était plus où l’avait laissé Grip — ce pauvre Grip, qui occupait toujours sa pensée, et dont le souvenir ne devait jamais s’effacer…

Le printemps reparut sans trop de retard, à la suite d’un hiver qui avait été assez rude. Le jeune berger, accompagné de son ami Birk, reprit sa tâche habituelle. Sous sa garde, les moutons et les chèvres retournèrent à travers les pâtures dans un rayon d’un mille autour de la ferme. Combien il lui tardait que son âge lui permît de prendre part aux travaux de labour, exigeant une vigueur dont il était encore dépourvu, à son vif chagrin. Quelquefois, il en parlait à Grand’mère, qui lui répondait en hochant la tête :

« Patience… cela viendra…

— Mais, en attendant, est-ce que je ne pourrais pas semer un bout de champ ?…

— Cela te rendrait-il heureux ?…

— Oui, Grand’mère. Lorsque je vois Murdock ou Sim lancer les grains sur le sillon, balançant leurs bras, et marchant d’un pas régulier, j’ai bonne envie de les imiter. C’est un si beau travail, et il est si intéressant de penser que ce grain va germer dans les sillons de cette terre, et qu’il en sortira des épis longs… longs… Comment cela se peut-il faire ?…

— Je n’en sais rien, mon enfant, mais Dieu le sait, ce qui doit nous suffire. »

Il résulta de cette conversation que l’on vit, quelques jours après, P’tit-Bonhomme arpenter une pièce préparée à la charrue et au rouleau, et lancer la semence d’avoine avec une adresse parfaite — ce qui lui valut les compliments de Martin Mac Carthy.

Aussi, lorsque les fines pointes vertes commencèrent à sortir, quelle obstination il mit à défendre sa future moisson contre les corbeaux pillards, se levant à la pointe du jour pour les poursuivre à coups de pierre ! N’oublions pas de mentionner, en outre, qu’à la naissance de Jenny, il avait planté un petit sapin au milieu de la grande cour, avec cette pensée qu’ils grandiraient tous les deux ensemble, l’arbuste et le bébé. Et ce frêle arbuste, ce n’était pas sans peine qu’il s’ingéniait à le protéger contre les oiseaux malfaisants. Décidément, P’tit-Bonhomme et les représentants de cette gent dévastatrice ne seraient jamais bons amis.

Cet été de 1880, on travailla dur dans les campagnes de l’Ouest-Irlande. Par malheur, les circonstances climatériques se montrèrent peu favorables au rendement du sol. En la plupart des comtés, il fut très inférieur à celui de l’année précédente. Néanmoins, la famine n’était point à craindre, puisque la récolte des pommes de terre promettait d’être abondante, quoique tardive, ce dont il fallait se louer, car les emblavures ne réussirent point, et du blé, il y en eut à peine. Quant aux seigles, aux orges, aux avoines, on dut reconnaître que ces diverses céréales allaient être insuffisantes pour les besoins du pays. Sans doute, cela amènerait une hausse des prix. Mais en quoi les cultivateurs profiteraient-ils de cette hausse, puisqu’ils n’auraient rien à vendre, étant forcés de conserver le peu qu’ils récolteraient pour les semailles de la prochaine année ? Aussi ceux qui avaient pu faire quelques économies devaient-ils s’attendre à les sacrifier d’abord pour le paiement des diverses taxes ; puis, tout l’argent disparaîtrait jusqu’au dernier shilling lors du règlement des fermages.

La conséquence de cet état de choses fut que le mouvement nationaliste tendit à s’accentuer dans les comtés. C’est ce qui arrive toutes les fois qu’un nuage de misère se lève à l’horizon des campagnes irlandaises. En maint endroit retentirent les récriminations mêlées aux cris désespérés des partisans de la ligue agraire. De terribles menaces furent proférées contre les propriétaires du sol, qu’ils fussent ou non étrangers, et on n’a pas oublié que les landlords écossais ou anglais étaient considérés comme tels.

Cette année-là, en juin, à Westport, les gens, ameutés par la faim, venaient de s’écrier : « Accrochez-vous d’une poigne solide à vos fermes ! » et le mot d’ordre qui courait à travers les campagnes, c’était : « la terre aux paysans ! »

Quelques scènes de désordre éclatèrent sur les territoires du Donegal, du Sligo, du Galway. Le Kerry n’en fut point exempt. Très effrayées, Grand’mère, Martine et Kitty virent trop souvent Murdock quitter la ferme, à la nuit close, et n’y reparaître que le lendemain, fatigué par de longues étapes, et plus sombre, plus ulcéré que jamais. Il revenait de ces meetings organisés dans les principales bourgades, où l’on prêchait la révolte, le soulèvement contre les lords, le boycottage général, qui obligerait les propriétaires à laisser leurs terres en friche.

Et, ce qui accroissait les craintes de la famille au sujet de Murdock, c’est que le lord lieutenant pour l’Irlande, décidé aux plus énergiques mesures, faisait surveiller de très près les nationalistes par ses brigades de police.

M. Martin et Sim, éprouvant les mêmes sentiments que Murdock, ne disaient rien quand celui-ci était de retour, après une absence prolongée. Mais les femmes, elles, le suppliaient d’être prudent, de prendre garde à ses actes, à ses paroles. Elles voulaient lui arracher la promesse de ne pas s’associer aux rébellions en faveur du home rule, qui ne pouvaient amener qu’une catastrophe.

Murdock éclatait alors, et la grande salle retentissait de ses colères. Il parlait, il s’emportait, comme s’il eût été dans le feu de quelque meeting.

« La misère, après toute une vie de travail, la misère sans fin ! » répétait-il.

Et, tandis que Martine et Kitty tremblaient à la pensée que Murdock aurait pu être entendu du dehors, en cas que quelque agent eût rôdé autour de la ferme, M. Martin et Sim, assis à l’écart, courbaient la tête.

P’tit-Bonhomme assistait à ces tristes scènes, très ému. Après avoir subi tant d’épreuves, n’était-il donc pas arrivé au terme de ses misères le jour où il avait été recueilli à Kerwan ?

L’avenir lui en réservait-il de plus dures encore ?

Il avait alors huit ans et demi. Fortement constitué pour son âge, ayant eu la chance d’échapper aux maladies de l’enfance, ni les souffrances, ni les mauvais traitements, ni le manque de soins, n’avaient pu affaiblir son organisme. On dit des chaudières à vapeur qu’elles ont été éprouvées à « tant » d’atmosphères, quand on les a soumises aux pressions correspondantes. Eh bien, P’tit-Bonhomme avait été éprouvé — c’est le mot — éprouvé jusqu’à son maximum de résistance, et il était capable d’une surprenante endurance physique et morale. Cela se voyait à ses épaules développées, à sa poitrine déjà large, à ses membres grêles mais nerveux et bien musclés. Sa chevelure tendait à brunir, et il la portait courte au lieu de ces boucles que miss Anna Waston faisait frisotter, sur son front. Ses yeux, d’un iris bleu foncé, allumés d’une prunelle étincelante, témoignaient d’une extraordinaire vivacité. Sa bouche légèrement serrée des lèvres, son menton un peu fort, indiquaient l’énergie et la décision de son caractère. C’est ce qui avait plus particulièrement attiré l’attention de sa nouvelle famille. Ces gens de culture, sérieux et réfléchis, sont d’assez bons observateurs. Il n’avait pu leur échapper que ce garçonnet était un enfant remarquable par ses instincts d’ordre, d’application, et, certainement, il s’élèverait, s’il trouvait jamais l’occasion d’exercer ses aptitudes naturelles.

Les périodes affectées aux travaux de la fenaison et de la moisson présentèrent des conditions moins favorables que l’année précédente. Il y eut un déficit assez considérable, tel qu’on l’avait prévu, en ce qui concernait les grains. Le personnel de la ferme suffit aisément à la besogne, sans qu’il eût été besoin de recourir aux bras du dehors. Cependant la récolte des pommes de terre fut belle. C’était la nourriture en partie assurée pour la mauvaise saison. Mais, cette fois, comment se procurerait-on l’argent nécessaire au paiement des fermages et des redevances ?

L’hiver revint, très précoce. Dès le commencement de septembre, on reçut le premier coup des grands froids. Puis d’abondantes neiges tombèrent. Il fallut de bonne heure rentrer les animaux à l’étable. La couche blanche était si épaisse, si persistante, que ni les moutons ni les chèvres n’auraient pu atteindre l’herbe du sol. De là, cette crainte très fondée que les fourrages fussent insuffisants jusqu’au retour du printemps. Les plus prudents ou du moins ceux qui en avaient les moyens — et Martin Mac Carthy fut du nombre — durent se précautionner par des achats. Il est vrai, ils ne parvinrent à les réaliser qu’à des prix très élevés, vu la rareté de la marchandise, et peut-être eût-il mieux valu se défaire des animaux, dont l’entretien serait compromis par une longue hibernation.

C’est une circonstance très fâcheuse, en tous pays, que ces froids qui gèlent la terre à plusieurs pieds de profondeur, surtout lorsque, légère et siliceuse comme en Irlande, elle a mal retenu le peu d’engrais qu’il est possible d’y mettre. Quand l’hiver se poursuit avec une ténacité devant laquelle le cultivateur est désarmé, il est à craindre que la congélation se prolonge au-delà des limites normales. Et que peut le soc de la charrue, alors que l’humus a conservé la dureté du silex ? Et si les semailles n’ont pas été faites à temps, quelle misère en perspective ! Mais il n’est pas donné à l’homme de modifier les hasards climatériques d’une saison. Il en est donc réduit à se croiser les bras, tandis que ses réserves s’épuisent de jour en jour. Et les bras croisés ne sont pas des bras qui travaillent !

Avec la fin de novembre, cet état de choses empira. Aux tourmentes de neige succéda une température des plus rigoureuses. Maintes fois, la colonne thermométrique s’abaissa à dix-neuf degrés au dessous du zéro centigrade.

La ferme, recouverte d’une carapace durcie, ressemblait à ces huttes groenlandaises, perdues dans l’immensité des paysages polaires. À la vérité, cette épaisse couche de neige conservait à l’intérieur la chaleur des foyers, et on ne souffrait pas trop de cet excès de froidure. Par exemple, au dehors, au milieu de cette atmosphère calme dont les molécules semblaient être gelées, il était impossible de s’aventurer sans prendre certaines précautions.

Ce fut à cette époque que Martin Mac Carthy et Murdock, en prévision des fermages qu’ils auraient à payer dans quelques semaines, se virent contraints de vendre une partie de leur bétail, entre autres, un fort lot de moutons. Il importait de ne pas s’attarder pour toucher de l’argent chez les marchands de Tralee.

On était au 15 décembre. Comme la carriole n’aurait pu que très difficilement rouler à la surface de la couche glacée, le fermier et son fils prirent la résolution d’entreprendre le voyage à pied. Par vingt degrés de froid, vingt-quatre milles à parcourir en ces conditions, cela ne laissait pas d’être très pénible. Très probablement leur absence durerait deux ou trois jours.

On ne les vit pas sans inquiétude quitter la ferme, dès les premières lueurs de l’aube. Bien que le temps fût très sec, de lourdes vapeurs qui s’épaississaient vers l’ouest, menaçaient de le modifier prochainement.

M. Martin et Murdock étant partis le 15, on ne devait pas les attendre avant le soir du 17.

Jusqu’au soir, l’état atmosphérique ne changea pas d’une manière sensible. Il se produisit encore un abaissement du thermomètre d’un ou deux degrés. La brise se leva dans l’après-midi, et ce fut un autre sujet d’anxiété, car la vallée de la Cashen se trouble avec une extraordinaire violence, lorsque les vents de mer s’y engouffrent au cours de la période hivernale.

Pendant la nuit du 16 au 17, la tempête se déchaîna furieusement, accompagnée d’épais tourbillons de neige. À dix pas de la ferme, on ne l’aurait pas aperçue sous son manteau blanc. Le fracas des glaçons entrechoqués sur la rivière était épouvantable. À cette heure, M. Martin et Murdock s’étaient-ils déjà remis en route, après avoir terminé leurs affaires à Tralee ? On ne savait. Ce qui est certain, c’est que le 18 au soir, ils n’étaient pas de retour.

La nuit se passa au milieu du tumulte des rafales. On imaginera sans peine quelles durent être les angoisses de Grand’mère, de Martine, de Kitty, de Sim et de P’tit-Bonhomme. Peut-être le fermier et son fils étaient-ils alors perdus dans les remous du chasse-neige ?… Peut-être étaient-ils tombés à quelques milles de la ferme, épuisés, mourant de faim et de froid ?…

Le lendemain, vers dix heures du matin, il se fit une éclaircie à l’horizon, et les assauts de la bourrasque diminuèrent. Par suite d’une saute de vent vers le nord, les neiges accumulées se solidifièrent en un instant. Sim déclara qu’il allait se porter au devant de son père et de son frère, en emmenant Birk. Sa résolution fut approuvée, à la condition qu’il permettrait à Martine et à Kitty de l’accompagner.

Il en résulta donc que P’tit-Bonhomme, malgré son désir, dut rester à la maison avec Grand’mère et le bébé.

Il fut bien convenu, d’ailleurs, que les recherches se borneraient à l’exploration de la route sur deux ou trois milles, et que, pour le cas où Sim jugerait à propos de les poursuivre au-delà, Martine et Kitty rentreraient avant la nuit.

Un quart d’heure après, Grand’mère et P’tit-Bonhomme étaient seuls. Jenny dormait dans la chambre à côté de la salle — la chambre de Murdock et de Kitty. Une sorte de corbeille, suspendue par deux cordes à l’une des poutres du plafond, selon la mode irlandaise, servait de berceau à l’enfant.

Le fauteuil de Grand’mère était placé devant l’âtre, où P’tit-Bonhomme entretenait un bon feu de tourbe et de bois. De temps en temps, il se levait, il allait voir si sa filleule ne s’éveillait point, s’inquiétant du moindre mouvement qu’elle faisait, prêt à lui donner un peu de lait tiède, ou même à la rendormir en balançant doucement son berceau.

Grand’mère, tourmentée par l’inquiétude, prêtait l’oreille à tous les bruits du dehors, grésillement des neiges qui se durcissaient sur le chaume, gémissement des ais qui craquaient sous les piqûres du froid.

« Tu n’entends rien, P’tit-Bonhomme ? disait-elle.

— Non, Grand’mère ! »

Et, après avoir égratigné les vitres zébrées de givre, il essayait de jeter un regard à travers la fenêtre qui donnait sur la cour toute blanche.

Vers midi et demi, la petite fille poussa un léger cri. P’tit-Bonhomme se rendit près d’elle. Comme elle n’avait pas ouvert les yeux, il se contenta de la bercer pendant quelques instants, et le sommeil la reprit.

Il se disposait à retourner près de la vieille femme qu’il ne voulait pas laisser seule, lorsqu’un bruissement se fit entendre à l’extérieur. Il écouta avec plus d’attention. Ce n’était qu’une sorte de grattement qui lui parut venir de l’étable contiguë à la chambre de Murdock. Toutefois, celle-ci en étant séparée par un mur plein, il ne se préoccupa pas autrement de ce bruit. Quelques rats, sans doute, qui couraient entre les bottes de litière. Quant à la fenêtre, elle était fermée, et il n’y avait rien à craindre.

P’tit-Bonhomme, ayant eu soin de repousser la porte qui séparait les deux chambres, s’empressa de rentrer.

« Et Jenny ? demanda Grand’mère.

— Elle s’est rendormie.

— Alors, reste près de moi, mon enfant…

— Oui, Grand’mère. »

Tous deux, courbés devant l’âtre flambant, reparlèrent de Martin et de Murdock, puis de Martine, de Kitty, de Sim, qui étaient allés à leur rencontre.

Pourvu qu’il ne leur fût pas arrivé malheur ! Au milieu de ces tempêtes de neige, il se produit parfois de si terribles catastrophes ! Bah ! des hommes énergiques et vigoureux savent se tirer d’affaire… Dès qu’ils rentreraient, ils trouveraient un bon feu dans le foyer, un grog brûlant sur la table… P’tit-Bonhomme n’aurait qu’à jeter une brassée de fagots au fond de l’âtre.

Depuis deux heures déjà, Martine et les autres étaient partis, et rien n’annonçait leur prochain retour.

« Voulez-vous que j’aille jusqu’à la porte de la cour, Grand’mère ? proposa P’tit-Bonhomme. De là, je m’avancerai sur la route afin de voir plus loin…

— Non… non !… Il ne faut pas que la maison reste seule, répondit Grand’mère, et elle est seule lorsqu’il n’y a que moi à la garder ! »

Ils se remirent à causer. Mais bientôt — ce qui arrivait quelquefois — la fatigue et l’inquiétude aidant, la vieille femme ne tarda pas à s’assoupir.

P’tit-Bonhomme, suivant son habitude, lui glissa un oreiller derrière la tête, se promettant d’éviter tout bruit qui pourrait la réveiller, et il vint se poster près de la fenêtre.

Après en avoir déglacé une des vitres, il regarda.

Tout était blanc au dehors, tout était silencieux comme dans un enclos de cimetière.

Puisque Grand-mère dormait, puisque Jenny reposait dans la chambre à côté, quel inconvénient y aurait-il à se porter jusqu’à la route. Cette curiosité, ou plutôt ce désir de voir si personne ne venait, était très excusable.

P’tit-Bonhomme ouvrit donc la porte de la salle et la referma doucement. Et s’enfonçant à mi-jambe dans la couche de neige, il gagna la barrière à l’entrée de la cour.

Sur la route, blanche à perte de vue, personne.

Nul bruit de pas dans la direction de l’ouest. Martine, Kitty et Sim n’étaient point à proximité, car les aboiements de Birk se fussent fait entendre de loin par ces froids vifs qui portent la voix à de grandes distances.

P’tit-Bonhomme s’avança jusqu’au milieu de la chaussée.

En ce moment, un nouveau grattement attira son attention, non sur la route, mais dans la cour, à droite des bâtiments du côté des étables. On eût dit que ce grattement était accompagné d’un hurlement étouffé.

P’tit-Bonhomme, immobile, écoutait. Le cœur lui battait fort. Mais, bravement, il se dirigea vers le mur des étables, et ayant tourné l’angle de ce côté, il se glissa à pas sourds par précaution.

Le bruit se faisait toujours entendre à l’intérieur, derrière l’angle occupé par la chambre de Murdock et de Kitty.

P’tit-Bonhomme, dans le pressentiment de quelque malheur, vint en rampant le long de la muraille.

À peine eut-il dépassé l’angle, qu’un cri lui échappa.

En cet endroit, le paillis avait été désagrégé. Au milieu du mortier, effrité par le temps, se découpait un assez large trou, qui s’ouvrait sur la chambre où dormait Jenny.

Qui avait fait cette brèche ?… Était-ce un homme ?… Était-ce un animal ?…

Sans hésiter, P’tit-Bonhomme s’élança d’un bond et pénétra dans la chambre…

Juste à ce moment, un animal de forte taille s’en échappait, et, en s’enfuyant, renversa le jeune garçon.

Le loup se sauvait en traînant le berceau. (Page 192.)

C’était un loup — un de ces loups vigoureux, à museau pointu en forme de coin, qui rôdent par bandes à travers les campagnes irlandaises pendant les longs hivers.

Après avoir déchiré le paillis et s’être introduit dans la chambre, il avait arraché le berceau de Jenny, dont les cordes s’étaient rompues, et se sauvait en le traînant sur la neige.

La petite fille jetait des cris…

P’tit-Bonhomme l’attendait de pied ferme. (Page 194.)

Se mettre à la poursuite du loup, son couteau à la main, P’tit-Bonhomme n’hésita pas à le faire, appelant au secours d’une voix désespérée. Mais qui aurait pu l’entendre, qui aurait pu lui venir en aide ? Et si le féroce animal se retournait contre lui ?… Est-ce qu’il songeait à cela ?… Est-ce qu’il se disait qu’il risquait sa vie ?… Non ! il ne voyait que l’enfant emporté par cette énorme bête…

Le loup détalait rapidement, tant ce berceau, qu’il tirait par une des cordes, lui pesait peu. P’tit-Bonhomme dut courir pendant une centaine de pas avant de l’atteindre. Après avoir contourné les murs de la ferme, le loup s’était élancé sur la grande route, et il la remontait vers Tralee, lorsqu’il fut rejoint par P’tit-Bonhomme.

Le loup s’arrêta, et, lâchant le berceau, se précipita sur le jeune garçon.

Celui-ci l’attendit de pied ferme, la main tendue, et au moment où l’animal lui sautait à la gorge, il lui enfonça son couteau dans le flanc. Mais ce ne fut pas sans que le loup l’eût mordu au bras, et cette morsure fut si douloureuse qu’il tomba inanimé sur la neige.

Par bonne chance, avant qu’il eût perdu connaissance, des aboiements se firent entendre…

C’était Birk. Il accourait, il se jeta sur le loup, qui se hâta de prendre la fuite.

Presque aussitôt apparaissaient Martin Mac Carthy et Murdock, que Sim, Martine et Kitty venaient de rencontrer enfin à deux milles de là.

La petite Jenny était sauvée, et sa mère la rapportait entre ses bras.

Quant à P’tit-Bonhomme, dont Murdock avait étanché la blessure, il fut ramené à la ferme, et déposé sur son lit dans la chambre de Grand-mère.

Quand il eut repris ses sens :

« Et Jenny ?… demanda-t-il.

— Elle est là, répondit Kitty, là… vivante… et grâce à toi… mon brave enfant !

— Je voudrais bien l’embrasser… »

Et, dès qu’il eut vu la petite sourire à son baiser, ses yeux se refermèrent.