P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 15

Hetzel (p. 195-211).

XV

mauvaise année


La blessure de P’tit-Bonhomme n’était pas grave, bien que son sang eût abondamment coulé. Mais, s’ils fussent arrivés quelques instants plus tard, Murdock n’aurait relevé qu’un cadavre, et jamais Kitty n’eût revu son enfant.

Dire que P’tit-Bonhomme fut entouré de soins affectueux pendant les quelques jours que nécessita son rétablissement, ce serait superflu. Plus qu’à aucun moment il sentit qu’il avait une famille, lui, ce pauvre orphelin d’on ne savait qui ! Avec quelle effusion son cœur s’ouvrait à toutes ces tendresses, lorsqu’il songeait à tant de jours heureux passés à la ferme de Kerwan. Et pour en savoir le nombre, ne lui suffisait-il pas de compter les cailloux que M. Martin lui remettait chaque soir ? Celui qu’il lui donna après l’affaire du loup, quelle joie il eut à le glisser dans son vieux pot de grès !

L’année achevée, la rigueur de l’hiver s’accentua au-delà du nouvel an. Il fallut prendre certaines précautions. De redoutables bandes de loups avaient été signalées aux alentours de la ferme, et le paillis des murs n’aurait pu résister à la dent de ces carnassiers. M. Martin et ses fils eurent plusieurs fois à faire le coup de fusil contre ces dangereux fauves. Il en fut de même dans tout le comté, dont les plaines, pendant ces interminables nuits, retentissaient de lugubres hurlements.

Oui ! ce fut un de ces lamentables hivers, qui semblent souffler sur l’Europe septentrionale toutes les bises âpres et pénétrantes des des contrées polaires. Les vents du nord prédominaient, et l’on sait de quelles froidures hyperboréennes ils se chargent. Par malheur, il était à craindre que cette période se continuât outre mesure, comme se prolonge la période algide chez les malades dévorés de la fièvre. Et, quand la malade, c’est la terre, qui se pétrifie sous l’action des frimas, qui se gerce à la façon des lèvres d’un moribond, on est porté à croire que ses facultés productives vont pour jamais s’éteindre, ainsi qu’il en est de ces astres morts gravitant à travers l’espace.

Les inquiétudes du fermier et de sa famille ne furent donc que trop justifiées par les rigueurs anormales de cette saison. Cependant, grâce au produit de la vente des moutons, M. Martin avait pu faire face au paiement des taxes et des loyers. Aussi, lorsque l’agent du middleman s’était présenté à Noël, avait-il reçu ses fermages intégralement — ce dont il parut quelque peu surpris, car, moins favorisé dans la plupart des fermes, il avait dû procéder par voie de justice à l’éviction des tenanciers. Mais comment Martin Mac Carthy ferait-il face aux échéances de l’année suivante, si l’excessive durée de l’hiver empêchait les prochaines semailles ?

D’ailleurs, il survint d’autres malheurs. Par suite de l’abaissement de la température, qui tomba à trente degrés au-dessous de zéro, quatre des chevaux et cinq vaches périrent de froid dans l’écurie et l’étable. Il avait été impossible de clore suffisamment ces bâtiments, en mauvais état, qui cédèrent en partie sous l’impétuosité des bourrasques. La basse-cour même, malgré tout ce que l’on put imaginer, subit des pertes très sensibles. Chaque jour, la colonne du déficit s’allongeait sur le carnet de P’tit-Bonhomme. En outre, ce qu’il y avait à craindre — et ce qui eût réduit la famille à une situation des plus critiques — c’était que la maison d’habitation ne pût résister à tant de causes destructives. Sans cesse, M. Martin, Murdock et Sim travaillaient à la réparer, à la consolider extérieurement. Mais ces murs en paillis, ces chaumes que le vent déchire, il est toujours à redouter qu’ils ne s’affaissent au milieu du tourbillon des rafales.

Il y eut des journées entières, pendant lesquelles personne ne put mettre le pied au dehors. La route n’était plus praticable, et l’amas de neiges y dépassait la hauteur d’un homme. Au milieu de la cour, le petit sapin, planté à la naissance de Jenny, ne laissait plus voir que sa tête blanche de givre. Rien que pour permettre l’accès aux étables, il fallut ménager une tranchée qu’il était nécessaire de désobstruer deux fois par vingt-quatre heures. Le transport des fourrages d’un bâtiment à l’autre ne s’opérait qu’au prix d’excessives difficultés.

Ce qui passait toute croyance, c’est que le froid ne perdait rien de son intensité, quoique la neige ne cessât de tomber en abondance. Il est vrai, ce n’était point une chute de légers flocons étoilés, mais une véritable averse de minces glaçons, projetés par les remous giratoires de la bourrasque. De là, un dépouillement complet de la frondaison des arbrisseaux et des arbres à feuilles persistantes.

Entre les rives de la Cashen un embâcle se forma, qui atteignit des proportions énormes. On eût dit d’un véritable iceberg, et c’était à se demander si les crues ne produiraient pas de nouveaux sinistres, lorsque cette masse se liquéfierait aux premières chaleurs du printemps. Et, dans ce cas, comment M. Martin et ses fils parviendraient-ils à préserver les corps de bâtiments, si la rivière débordait jusqu’à la ferme ?

Quoi qu’il en soit, ils avaient à présent d’autres soins à prendre — des précautions aussi pour l’entretien et la conservation du bétail. En effet, sous le fouet de l’ouragan, les chaumes des étables furent arrachés, et il y eut à les réparer d’urgence. Ce qui restait du troupeau de moutons, des vaches et des chevaux demeura sans abri à la rigueur de la température durant plusieurs jours, et quelques-uns de ces animaux périrent par le froid. On dut travailler à refaire les toitures, tant bien que mal, et cela au plus fort de la tourmente. Encore fallut-il sacrifier la partie antérieure des étables du côté de la route et les dépouiller de leur chaume afin d’en recouvrir l’autre portion.

La maison d’habitation où logeait la famille Mac Carthy ne fut pas davantage épargnée. Une nuit, l’étage mansardé s’effondra, et Sim, qui l’occupait, dut abandonner le grenier pour s’installer dans la salle du rez-de-chaussée. Et alors, le plafond menaçant de s’écrouler à son tour, il fut nécessaire de placer des madriers de champ, afin de l’étayer, tant le poids des neiges fatiguait les solives.

L’hiver s’avançait, et pourtant sans rien perdre de sa rigueur. Février fut aussi dur que janvier. La moyenne de la température se tint à vingt degrés centigrades au-dessous de zéro. On était dans la ferme comme des naufragés abandonnés sur un rivage polaire, qui ne peuvent prévoir la fin de l’hivernage. Et, par surcroît, la débâcle menaçait-elle de provoquer des catastrophes plus redoutables encore par le débordement de la Cashen.

Disons toutefois, qu’au point de vue de la nourriture, il n’y avait pas lieu d’être inquiet. Viande et légumes n’étaient pas près de manquer. D’ailleurs, les bêtes abattues par le froid, vaches et moutons, faciles à conserver dans la glace, constituaient une abondante réserve. Puis, si la basse-cour était décimée, les porcs supportaient cette température sans en trop souffrir, et, rien que par eux, l’alimentation eût été assurée pour une longue période. Quant au chauffage, il suffirait chaque jour d’aller chercher sous la neige les branches brisées par les rafales afin d’économiser la tourbe qui commençait à s’épuiser.

Du reste, robustes et bien portants, endurcis de longue main, le père et les fils étaient faits aux épreuves de ces rudes climats. Pour ce qui est de notre jeune garçon, il montrait une vigueur extraordinaire. Jusqu’alors, les femmes, Martine et Kitty, tout en prenant leur part du travail commun, avaient résisté. La petite Jenny, toujours tenue dans une chambre hermétiquement close, poussait comme une plante en serre chaude. Seule, Grand’mère était visiblement atteinte, malgré les soins dont on l’entourait. Et, en outre, ses souffrances physiques se doublaient de souffrances morales, à voir l’avenir des siens si compromis. C’était plus qu’elle ne pouvait supporter. Il y avait là un grave sujet d’inquiétude pour toute la famille.

En avril, la température normale reprit peu à peu son cours, en se relevant au-dessus de zéro. Néanmoins, le sol dut attendre les chaleurs de mai pour se dégager de sa couche de glace. Il était déjà tard, très tard en ce qui concernait les semailles. Peut-être les fourrages réussiraient-ils ? Quant aux grains, ils n’arriveraient certainement pas à maturité. Aussi, pensait-on, mieux valait ne point risquer inutilement les semences, et porter tous ses efforts sur la culture des légumes, dont la récolte pourrait avoir lieu à la fin d’octobre, et, plus spécialement celle des pommes de terre — ce qui sauverait les campagnes des horreurs de la famine.

Mais, après la fusion des neiges, dans quel état trouverait-on le sol ? Gelé sans doute à cinq ou six pieds de profondeur. Ce ne serait plus une terre friable, ce serait un humus dur comme le granit, et comment le soc de la charrue parviendrait-il à l’entamer ?

Il fallut remettre aux derniers jours de mai le commencement des labours. Il semblait que le soleil fût dépourvu de chaleur, tant la fonte des neiges s’opérait lentement, et encore fut-elle retardée jusqu’en juin dans la partie montagneuse du comté.

La détermination de se borner à la culture des pommes de terre et de renoncer aux grains fut générale chez les cultivateurs. Ce qui allait se faire à la ferme de Kerwan se ferait aussi dans les autres fermes du domaine de Rockingham. La mesure s’étendit même, non seulement au comté de Kerry, mais à ceux de l’Ouest-Irlande, dans le Munster comme dans le Connaught et dans l’Ulster. Il n’y eut que la province de Leinster, dont le sol s’était plus rapidement débarrassé des glaces, où l’ensemencement put être tenté avec quelque espoir de succès.

Ce qui en résulta, c’est que les tenanciers, si péniblement éprouvés, durent se résigner à de prodigieux efforts pour préparer les champs dans des conditions favorables à la production des légumes. À la ferme de Kerwan, M. Martin et ses fils s’attelèrent à cette besogne
Un seul cheval et l’âne accouplés. (Page 200.)

d’autant plus rude que les animaux leur manquaient. Un seul cheval et l’âne accouplés, c’était tout ce dont ils pouvaient disposer pour la charrue, le rouleau ou la herse. Enfin, à force de travail pendant des journées de douze heures, ils parvinrent à planter une trentaine d’acres en pommes de terre, tout en craignant que ce travail ne fût compromis par la précocité du prochain hiver.

Alors apparut un autre désastre commun à toutes les contrées
Les escouades de la « mounted constabulary » parcouraient les campagnes. (Page 204.)

montagneuses de l’Irlande. À la fin de juin, le soleil répandit une ardeur excessive, et la fusion des neiges s’opéra par grandes masses sur les pentes. Peut-être la province du Munster, à cause des ramifications multiples de ses cours d’eau, fut-elle plus éprouvée que les autres. En ce qui concerne le comté de Kerry, cela prit les proportions d’un cataclysme. Les nombreuses rivières subirent des crues anormales qui provoquèrent d’immenses dégâts. Le pays fut largement inondé. Quantité de maisons, emportées par les torrents, laissèrent leurs habitants sans abri. Surpris par la soudaineté des crues, ces pauvres gens attendirent vainement des secours. Presque tout le bétail périt, et, en même temps, les récoltes, préparées avec tant de peines, furent irrémédiablement perdues !

Dans le comté de Kerry, une partie du domaine de Rockingham disparut sous les eaux de la Cashen. Quinze jours durant, sur un rayon de deux à trois milles, les abords de la ferme se transformèrent en une sorte de lac — lac traversé de courants furieux, qui entraînaient les arbres déracinés, les débris de cabanes, les toitures arrachées aux maisons voisines, toutes les épaves d’une vaste démolition, et aussi les cadavres d’animaux dont les paysans perdirent plusieurs centaines.

La crue s’étendit jusqu’aux hangars et aux étables de la ferme, ce qui amena leur destruction à peu près totale. Malgré les plus énergiques efforts, il fut impossible de sauver le reste des bestiaux, sauf quelques porcs. Si la maison d’habitation n’avait pas été surélevée, le flot l’eût atteinte aussi, car la crue ne s’arrêta qu’au niveau du rez-de-chaussée, qui, pendant une nuit, se trouva menacé par ces eaux tumultueuses.

Enfin, ce qui frappa le pays d’un dernier coup, le plus terrible, le plus désastreux, la récolte des pommes de terre fut entièrement anéantie au milieu de ces champs ravinés par les courants.

Jamais la famille Mac Carthy n’avait vu apparaître sur son seuil un si effrayant cortège de misères. Jamais l’avenir ne s’était présenté sous un aspect si lugubre pour le fermier irlandais. Faire face aux nécessités de la situation devenait impossible. L’existence de ces malheureux allait être remise en question. Quand on demanderait à M. Martin de s’acquitter envers l’État, envers les propriétaires du sol, que répondrait-il ?

En effet, elles sont lourdes, ces charges du tenancier. Qu’il reçoive la visite du collecteur des taxes ou la visite du régisseur des landlords, c’est toujours le plus clair de son bénéfice qui passe dans leur poche. Si les propriétaires fonciers ont à payer trois cent mille livres pour la propriété foncière et six cent mille livres pour la taxe des pauvres, les paysans sont encore plus écrasés par les impôts qui leur incombent personnellement, c’est-à-dire les redevances pour les routes, les ponts, la police, la justice, les prisons, les travaux publics — total qui s’élève au taux énorme d’un million de livres sterling, rien que pour l’Irlande.

Satisfaire à toutes ces exigences fiscales, lorsque la récolte a été bonne, lorsque l’année a laissé quelques économies, en un mot, quand les circonstances ont été favorables, cela est déjà très onéreux au fermier, puisqu’il lui reste encore à payer les fermages. Mais, lorsque le sol a été frappé de stérilité, quand la rudesse de l’hiver et les inondations ont achevé de ruiner un pays, alors que les spectres de l’éviction et de la famine se lèvent à son horizon, que faire ? Cela n’empêche pas le collecteur de se présenter à son heure, et, après sa visite, les dernières épargnes ont disparu… Ainsi arriva-t-il à Martin Mac Carthy.

Où étaient les heures de joie et de fête que P’tit-Bonhomme avait connues pendant les premiers temps de son séjour ? On ne travaillait plus, maintenant que le travail manquait, et, durant ces longues journées, la famille, désespérée, chômait autour de Grand’mère, qui dépérissait à vue d’œil.

Du reste, cette avalanche de désastres avait écrasé la plupart des districts du comté. Aussi, dès le début de l’hiver de 1881, avaient éclaté partout les menaces de « boycottage », c’est-à-dire la violence mise au service des grèves agraires, afin d’empêcher la location des terres ou leur mise en culture — procédés inefficaces qui ruinent à la fois le fermier et le propriétaire. Ce n’est pas avec ces moyens que l’Irlande peut échapper aux exactions du régime féodal, ni amener la rétrocession du sol aux tenanciers dans une mesure équitable, ni abolir les funestes pratiques du landlordisme !

Néanmoins, l’agitation redoubla au milieu des paroisses frappées par tant de misères. Au premier rang, le comté de Kerry se signala par le retentissement de ses meetings et l’audace des agents de l’autonomie qui le parcoururent en déployant le drapeau de la landleague. L’année précédente, M. Parnell avait été nommé par trois circonscriptions.

Au profond effroi de sa femme et de sa mère, Murdock n’hésita pas à se lancer à corps perdu dans ce mouvement. Bravant le froid et la faim, rien ne put l’arrêter. Il courut de bourgade en bourgade afin de provoquer une entente générale au sujet du refus des fermages et pour empêcher la location des terres après l’éviction des fermiers. M. Martin et Sim auraient en vain essayé de le retenir. Et, d’ailleurs, eux-mêmes ne l’approuvaient-ils pas, étant donné que leurs efforts n’avaient abouti qu’au dernier dénuement, et qu’ils se voyaient à la veille d’être chassés de la ferme de Kerwan, depuis si longtemps dans leur famille ?

Cependant l’administration, sachant que les cultivateurs seraient faciles à soulever après une année si ruineuse, avait pris ses précautions. Le lord lieutenant s’était hâté de donner des ordres en prévision d’une rébellion probable des nationalistes. Déjà les escouades de la « mounted constabulary » parcouraient les campagnes, avec mission de prêter main-forte aux huissiers et recors. Elles devaient également, si besoin était, dissiper les meetings par la force, et mettre en état d’arrestation les plus ardents de ces fanatiques signalés à la police irlandaise. Évidemment, Murdock serait bientôt de ceux-là, s’il ne l’était à cette heure. Que peuvent faire les Irlandais contre un système qui repose sur trente mille soldats campés — c’est le mot — en Irlande ?

Que l’on se figure les transes dans lesquelles vivait la famille Mac Carthy ! Lorsque des pas résonnaient sur la route. Martine et Kitty devenaient toutes pâles. Grand’mère relevait la tête, puis, un instant après, la laissait retomber sur sa poitrine. Étaient-ce des gens de police qui se dirigeaient vers la ferme pour arrêter Murdock, et peut-être aussi son père et son frère ?…

Plus d’une fois, Martine avait supplié son fils aîné de se soustraire aux mesures dont les principaux membres de la ligue agraire étaient menacés. Il y avait eu des arrestations dans les villes : il y en aurait dans les campagnes. Mais où Murdock aurait-il pu se cacher ? Demander asile aux cavernes du littoral, chercher refuge sous le couvert des bois pendant ces hivers de l’Irlande, il n’y faut pas songer. D’ailleurs, Murdock ne voulait se séparer ni de sa femme ni de son enfant, et, en admettant qu’il fût parvenu à trouver quelque sécurité au milieu des comtés du nord, moins soumis à la surveillance de la police, les ressources lui auraient manqué pour y emmener Kitty, pour subvenir aux nécessités de l’existence. La caisse nationaliste, bien que ses revenus s’élevassent à deux millions, ne pouvait suffire au soulèvement contre le landlordisme.

Murdock demeurait donc à la ferme, quitte à s’enfuir, si les constables arrivaient pour y perquisitionner. Aussi surveillait-on les allées et venues sur la route. P’tit-Bonhomme et Birk rôdaient aux alentours. Personne n’aurait pu s’approcher d’un demi-mille, sans être aussitôt signalé.

En outre, ce qui inquiétait bien autrement Murdock, c’était la prochaine visite du régisseur, chargé de toucher les fermages à l’échéance de Noël.

Jusqu’alors, Martin Mac Carthy avait toujours été en mesure de s’acquitter au moyen des produits de la ferme et des quelques économies réalisées sur les années précédentes. Une ou deux fois seulement, il avait demandé et obtenu, non sans peine, de courts délais afin de parfaire le montant des redevances. Mais, aujourd’hui, comment se fût-il procuré de l’argent, et qu’aurait-il cherché à vendre, puisqu’il ne lui restait plus rien, ni des bestiaux qui avaient péri, ni de son épargne que les taxes avaient dévorée ?

On n’a point oublié que le propriétaire du domaine de Rockingham était un lord d’origine anglaise, qui n’était jamais venu en Irlande. En admettant que ce lord eût été animé de bonnes intentions envers ses tenanciers, il ne les connaissait pas, il ne pouvait s’intéresser à eux, eux ne pouvaient recourir à lui. Dans l’espèce, le middleman, John Eldon, qui avait pris à son compte l’exploitation du domaine, habitait Dublin. Ses rapports avec les fermiers étaient peu fréquents, et il laissait à son régisseur le soin de faire les rentrées aux époques d’usage.

Ce régisseur, qui se présentait une fois l’an chez le fermier Mac Carthy, se nommait Harbert. Âpre et dur, trop habitué au spectacle des misères du paysan pour s’en émouvoir, c’était une sorte d’huissier, d’homme-saisie, d’homme-protêt, qu’aucune supplication n’avait jamais pu attendrir. On le savait impitoyable dans l’exercice de son métier. En parcourant les fermes du comté, il avait déjà donné la mesure de ce dont il était capable — familles chassées sans merci de leurs froides demeures, délais refusés alors même qu’ils auraient permis de sauvegarder une situation. Porteur d’ordres formels, on eût dit que cet homme prenait plaisir à les appliquer dans toute leur rigueur. Hélas ! l’Irlande n’est-elle pas toujours ce pays, où l’on a osé proclamer autrefois cette abominable déclaration : « Ce n’est pas violer la loi que de tuer un Irlandais ! »

Aussi l’inquiétude était-elle extrême à Kerwan. La visite d’Harbert ne devait plus tarder. Cette dernière semaine de décembre, il l’employait d’habitude à parcourir le domaine de Rockingham.

Le matin du 29 décembre, P’tit-Bonhomme, qui avait été le premier à l’apercevoir, accourut en toute hâte prévenir la famille réunie dans la salle du rez-de-chaussée.

Tous étaient là, le père, la mère, les fils, la bisaïeule et son arrière-petite-fille que Kitty tenait sur ses genoux.

Le régisseur repoussa la barrière, traversa la cour d’un pas déterminé — le pas du maître — ouvrit la porte de la salle, et, sans même ôter son chapeau, sans saluer d’un mot de bonjour, en homme qui se sent plus chez lui que ceux dont il envahit le domicile, il s’assit sur une chaise devant la table, tira quelques papiers de sa sacoche de cuir et dit d’un ton rude :

« C’est cent livres que j’ai à toucher pour l’année écoulée, Mac Carthy. Nous sommes d’accord, je suppose ?…

— Oui, monsieur Harbert, répondit le fermier dont la voix tremblait légèrement. C’est bien cent livres… Mais je vous demanderai un délai… Vous m’avez quelquefois accordé…

— Un délai… des délais ! s’écria Harbert. Qu’est-ce que cela signifie ?… Je n’entends que ce refrain dans toutes les fermes !… Est-ce avec des délais que M. Eldon pourra s’acquitter envers lord Rockingham ?…

— L’année a été mauvaise pour tous, monsieur Harbert, et vous pouvez croire que notre ferme n’a pas été épargnée…

— Cela ne me regarde pas, Mac Carthy, et je ne puis vous accorder de délai. »

P’tit-Bonhomme, blotti dans un coin sombre, les bras croisés, l’œil grand ouvert, écoutait.

« Voyons, monsieur Harbert, reprit le fermier, soyez pitoyable au pauvre monde… Il ne s’agit que de nous donner un peu de temps… Voici la moitié de l’hiver qui est passée, et elle n’a pas été trop rigoureuse… Nous nous rattraperons à la saison prochaine…

— Voulez-vous payer oui ou non, Mac Carthy ?

— Nous le voudrions, monsieur Harbert… écoutez-moi… je vous assure que cela nous est impossible…

— Impossible ! s’écria le régisseur. Eh bien, procurez-vous de l’argent en vendant…

— Nous l’avons fait, et ce qui nous restait a été détruit par l’inondation… On n’aurait pas cent shillings du mobilier…

— Et maintenant que vous ne serez même pas en état de commencer vos labours, s’écria le régisseur, vous comptez sur la prochaine récolte pour vous acquitter ?… Allons donc ! Est-ce que vous vous moquez de moi, Mac Carthy ?

— Non, monsieur Harbert, Dieu m’en préserve, mais, par pitié, ne nous ôtez pas ce dernier espoir ! »

Murdock et son frère, immobiles et muets, ne contenaient pas sans peine leur indignation, à voir le père se courber humblement devant cet homme.

En ce moment, Grand-mère, s’étant redressée à demi sur son fauteuil, dit d’une voix grave :

« Monsieur Harbert, j’ai soixante-dix-sept ans, et depuis soixante dix-sept ans je suis dans cette ferme, que mon père dirigeait avant mon mari et mon fils. Jusqu’à ce jour, nous avons toujours payé nos fermages, et, pour la première fois que nous lui demandons une année de répit, je ne croirai jamais que lord Rockingham veuille nous en chasser…

— Il ne s’agit pas de lord Rockingham ! répondit brutalement Harbert. Il ne vous connaît même pas, lord Rockingham ! Mais M. John Eldon vous connaît… Il m’a donné des ordres formels, et si vous ne me payez pas, vous quitterez Kerwan…

— Quitter Kerwan ! s’écria Martine, pâle comme une morte.

— Dans les huit jours !

— Et où trouverons-nous un abri ?…

— Où vous voudrez ! »

P’tit-Bonhomme avait vu de bien tristes choses déjà, il avait subi lui-même d’affreuses misères… et pourtant, il lui semblait qu’il n’avait jamais assisté à rien de pareil. Ce n’était pas une scène de pleurs ni de cris, et elle n’en était que plus effrayante.

Cependant Harbert s’était levé, et, avant de remettre les papiers dans la sacoche :

« Encore une fois, voulez-vous payer ? demanda-t-il.

— Et avec quoi ?… »

C’était Murdock qui venait d’intervenir en jetant ces mots d’une voix éclatante.

« Oui !… avec quoi ?.. » répéta-t-il, et il s’avança lentement vers le régisseur.

Harbert connaissait Murdock de longue date. Il n’ignorait pas qu’il était l’un des plus actifs partisans de la ligue contre le landlordisme, et, sans doute, la pensée lui vint que l’occasion était bonne d’en purger le pays. Aussi, ne croyant pas devoir le ménager, répondit-il ironiquement avec un haussement d’épaules :

« Avec quoi payer, demandez-vous ?… Ce n’est pas en allant courir
« Est-ce que ces mains-là n’ont pas travaillé ? » (Page 209.)

les meetings, en se mêlant aux rebelles, en boycottant les propriétaires du sol… C’est en travaillant…

— En travaillant ! dit Murdock, qui tendait ses mains durcies aux labours. Est-ce que ces mains-là n’ont pas travaillé ?… Est-ce que mon père, mes frères, ma mère, se sont croisé les bras depuis tant d’années dans cette ferme ?… Monsieur Harbert, ne dites pas ces choses-là, car je ne suis pas capable de les entendre… »

Murdock acheva sa phrase par un geste qui fit reculer le régisseur. Et alors, laissant sortir de son cœur tout ce que l’injustice sociale y avait amassé de colères, il le fit avec l’énergie que comporte la langue irlandaise — cette langue dont on a pu dire : « Quand vous plaidez pour votre vie, plaidez en irlandais ! » Et, c’était bien pour sa vie, pour la vie de tous les siens, qu’il se laissait entraîner à de si terribles récriminations.

Puis, son cœur soulagé, il alla s’asseoir à l’écart.

Sim sentait l’indignation bouillonner en lui comme le feu dans une fournaise.

Martin Mac Carthy, la tête baissée, n’osait pas interrompre le silence accablant qui avait suivi les violentes paroles de Murdock.

D’autre part, Harbert ne cessait de regarder ces gens avec autant de mépris que d’arrogance.

Martine se leva, et s’adressant au régisseur :

« Monsieur, lui dit-elle, c’est moi qui viens vous implorer… vous demander un délai… Cela nous permettra de vous payer… quelques mois seulement… et à force de travail… quand nous devrions mourir à la peine !… Monsieur, je vous supplie… je vous prie à genoux… par pitié !… »

Et la malheureuse femme s’abaissait devant cet homme impitoyable, qui l’insultait rien que par son attitude.

« Assez, ma mère !… Trop… trop d’humiliation ! dit Murdock, qui obligea Martine à se relever. Ce n’est pas par des prières que l’on répond à de tels misérables…

— Non, répliqua Harbert, et je n’ai que faire de tant de paroles ! De l’argent… de l’argent à l’instant même, ou, avant huit jours, vous serez chassés…

— Avant huit jours, soit ! s’écria Murdock. Mais c’est vous, d’abord, que je vais jeter à la porte de cette maison, où nous sommes encore les maîtres… »

Et, se précipitant sur le régisseur, il le prit à bras-le-corps, il le poussa dans la cour.

« Qu’as-tu fait, mon fils… qu’as-tu fait ? dit Martine, tandis que les autres courbaient la tête.

— J’ai fait ce que tout Irlandais devrait faire, répondit Murdock, chasser les lords de l’Irlande, comme j’ai chassé leur agent de cette ferme ! »