P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 13

Hetzel (p. 158-179).

XIII

double baptême


Quelle joie chez les Mac Carthy ! Pat de retour, le jeune marin à la ferme de Kerwan, la famille au grand complet, les trois frères réunis à la même table, Grand’mère avec son petit-fils, Martin et Martine avec tous leurs enfants !

Et puis, l’année s’annonçait bien. La récolte de fourrage était abondante, la moisson ne le serait pas moins. Et les pommes de terre, les saintes pommes de terre, qui gonflaient le sillon de leurs tubercules jaunâtres ou rougeâtres ! C’est là du pain tout fait ; il n’y a plus qu’à le cuire, et un peu de cendre chaude y peut suffire dans les plus modestes foyers.

Et d’abord, Martine demanda à Pat :

« Est-ce pour une année toute entière que tu nous es revenu, mon enfant ?

— Non, mère, pour six semaines seulement. Je ne songe pas à abandonner mon métier qui est un bon métier… Dans six semaines, il faut que je sois de retour à Liverpool, où j’embarquerai de nouveau sur le Guardian…

— Dans six semaines ! murmura Grand-mère.

— Oui, mais en qualité de maître d’équipage, cette fois, et un maître d’équipage à bord d’un grand navire, c’est quelqu’un…

— Bien, Pat, bien ! dit Murdock, en serrant affectueusement la main de son frère.

— Jusqu’au jour de mon départ, reprit le jeune marin, si vous avez besoin de deux bras solides à la ferme, les miens sont à votre service.

— Ce n’est pas à refuser », répondit M. Martin.

Ce jour-là, Pat venait de faire connaissance avec sa belle-sœur Kitty, dont le mariage avait été postérieur à son dernier embarquement. Il fut enchanté de trouver en elle une si excellente femme, digne de Murdock, et crut même devoir la remercier de ce qu’elle lui donnerait un neveu — à moins que ce ne fût une nièce — avant qu’il eût rejoint son bord. Il se faisait une joie de devenir oncle, et il embrassait Kitty comme une sœur qui lui était survenue pendant son absence.

On le croira volontiers, P’tit-Bonhomme n’était pas resté insensible devant ces épanchements. Il s’y associait du fond du cœur, tout en se tenant dans un coin de la salle. Mais son tour vint de s’approcher. Au surplus, est-ce qu’il n’était pas de la famille ? On avait raconté son histoire à Pat. Le brave garçon en parut très touché. De cet instant, tous les deux furent grands amis.

Sur ce sac, il y avait une adresse. (Page 156.)

« Et moi, répétait le jeune marin, moi qui l’avais pris pour un voleur, en le voyant s’ensauver mon sac à la main ! Vraiment, il a risqué d’attraper quelques taloches…

— Oh ! vos taloches, répondit P’tit-Bonhomme, elles ne m’auraient pas fait de mal, puisque je ne vous avais rien volé. »

Et, en parlant ainsi, il regardait ce vigoureux gars, bien planté, bien découplé, avec son allure résolue, ses manières franches, sa
Pat avait narré son histoire. (Page 161.)

figure hâlée par le soleil et la brise. Un marin, cela lui paraissait être quelque personnage considérable… un être à part… un monsieur qui allait sur l’eau. Comme il comprenait que Pat fût le préféré de Grand’mère, qui le tenait par la main comme pour l’empêcher de les quitter trop tôt !…

Pendant la première heure, il va sans dire que Pat avait narré son histoire, expliqué pourquoi il avait été si longtemps sans donner de ses nouvelles — si longtemps qu’on l’avait cru perdu. Et il s’en était fallu de peu qu’il ne revînt jamais au pays. Le Guardian avait fait côte sur un des îlots de la mer des Indes, dans les parages du sud. Là, treize mois durant, les naufragés n’eurent pour lieu de refuge qu’une île déserte, située en dehors des routes maritimes, sans aucune communication avec le reste du monde. Enfin, à force de travail, on était parvenu à renflouer le Guardian. Tout avait été sauvé, navire et cargaison. Et Pat s’était si remarquablement distingué par son zèle et son courage, que, sur la proposition du capitaine, la maison Marcuard de Liverpool venait de le rembarquer en qualité de maître d’équipage pour une prochaine navigation à travers le Pacifique. Les choses étaient donc au mieux.

Dès le lendemain, le personnel de Kerwan se remit à la besogne, et il fut démontré que le manouvrier malade allait être remplacé par un rude travailleur.

Septembre arrivé, la moisson battit son plein. Si, comme à l’habitude, le rendement du blé resta assez médiocre, du moins, les seigles, les orges et les avoines produisirent-ils une abondante récolte. Cette année 1878 était incontestablement une année fructueuse. Le receveur des fermages pourrait se présenter même avant Noël, s’il était pressé. On le paierait en bel et bon argent, et les approvisionnements en réserve seraient pour l’hiver. Il est vrai, Martin Mac Carthy ne parvenait guère à grossir son épargne ; il vivait de son travail qui assurait le présent, mais non l’avenir. Ah ! l’avenir des tenanciers de l’Irlande, toujours à la merci des caprices climatériques ! C’était l’incessante préoccupation de Murdock. Aussi sa haine ne cessait-elle de s’accroître contre un tel état social, qui ne finirait qu’avec l’abolition du landlordisme et la rétrocession du sol aux cultivateurs par voie de paiements échelonnés.

« Il faut avoir confiance ! » lui répétait Kitty.

Et Murdock la regardait sans répondre.

Ce fut ce mois-là, le 9, que l’événement si impatiemment attendu mit en fête la ferme de Kerwan. Kitty, qui s’était à peine alitée, donna le jour à une petite fille. Quelle joie pour tout le monde ! Ce bébé, on le reçut comme un ange qui serait entré par la fenêtre de la grande salle en battant de l’aile. Grand’mère et Martine se l’arrachaient. Murdock eut un sourire de bonheur en embrassant son enfant. Ses deux frères demeuraient en adoration devant leur nièce. N’était-ce pas le premier fruit que donnait cette maîtresse branche de l’arbre de la famille, la branche Kitty-Murdock, en attendant que les deux autres voulussent bien en produire autant ? Et si la jeune mère fut félicitée, choyée, entourée de soins ! Et si des larmes d’attendrissement coulèrent !… On eût dit que le logis était vide avant la naissance de ce petit être !

Quant à notre garçonnet, jamais il n’avait été aussi ému que lorsqu’il lui fut permis de donner un baiser au nouveau-né.

Que cette naissance dût être une occasion de fête, cela ne faisait doute pour personne aussitôt que Kitty pourrait y prendre part. Et c’est ce qui ne tarderait guère. Du reste, le programme en serait très simple. Après la cérémonie du baptême à l’église de Silton, le curé et quelques amis de M. Martin, une demi-douzaine de tenanciers du voisinage qui ne regarderaient pas à venir de deux ou trois milles, se réuniraient à la ferme. Un copieux et succulent déjeuner les y attendrait. Ces braves gens seraient charmés de s’associer aux joies de cette honnête famille dans un cordial banquet. Ce qui la rendait heureuse plus particulièrement, c’est que Pat était de la fête, puisque son départ pour Liverpool ne devait s’effectuer que vers les derniers jours de septembre. Décidément, la déesse Lucine, qui préside aux naissances, avait convenablement arrangé les choses, et on lui aurait fait brûler un beau cierge, si elle n’eût été abominablement païenne d’origine.

Il y eut d’abord une question à décider : quel nom donnerait-on à l’enfant ?

Grand’mère proposa le nom de Jenny, et, là-dessus, il n’y eut aucune difficulté, pas plus d’ailleurs que pour le choix d’une marraine. On était tellement assuré de lui faire plaisir en le lui proposant que tous furent d’accord à ce sujet. Quatre générations, il est vrai, séparaient la bisaïeule de l’arrière-petite-fille, et mieux vaut sans doute qu’une filleule puisse compter sur sa marraine, au moins pendant son enfance. Mais, dans l’espèce, il y avait une question de sentiment qui devait primer toutes les autres : c’était comme une maternité qu’allait retrouver cette vieille femme, et des larmes d’attendrissement coulèrent de ses yeux, lorsque l’offre lui fut adressée avec une certaine solennité.

Et le parrain ?… Ah ! voilà ! Cela ne marcha pas si vite. Un étranger ?… Il n’y fallait point songer, puisqu’il y avait au logis deux frères, c’est-à-dire deux oncles, Pat et Sim, qui réclamaient l’honneur de ce parrainage.

Toutefois, désigner l’un serait mécontenter l’autre. Sans doute, Pat, l’aîné de Sim, pouvait se prévaloir de cette situation. Mais c’était un marin, destiné à passer la plus grande partie de son existence en mer. Veiller sur sa filleule, comment cela lui serait-il possible ?… Il le comprit, quelque chagrin qu’il en eût, et le choix se réduisit à Sim.

Or, voici que Grand’mère eut une idée qui ne laissa pas de surprendre au premier abord. Quoi qu’il en fût, elle avait le droit d’indiquer un compère à son gré. Eh bien ! ce fut P’tit-Bonhomme qu’elle désigna.

Quoi ! cet enfant trouvé, cet orphelin dont on n’avait jamais connu la famille ?…

Était-ce admissible ?… Sans doute, on le savait intelligent, laborieux, dévoué… Il était aimé, estimé, apprécié de tous à la ferme… Mais enfin… P’tit-Bonhomme !… Et puis, il n’avait encore que sept ans et demi, ce qui est un peu jeune pour un parrain.

« Qu’importe, dit Grand-mère, il a en moins ce que j’ai en trop… Cela se compensera. »

En effet, si le parrain n’avait pas huit ans, la marraine était dans sa soixante-seizième année — soit quatre-vingt-quatre ans pour les deux… Et Grand’mère affirma que cela ne faisait que quarante-deux ans pour chacun…

« La force de l’âge », ajouta-t-elle.

Comme on le pense, quelque désir que chacun eût de lui être agréable, sa proposition demandait à être réfléchie. La jeune mère, consultée, n’y vit aucun inconvénient, car elle avait voué à P’tit-Bonhomme une affection quasi maternelle. Mais M. Martin et Martine se montrèrent assez indécis, n’ayant rien pu recueillir sur l’état civil de l’enfant ramassé dans le cimetière de Limerick et qui n’avait jamais connu ses parents.

Sur ces entrefaites, Murdock intervint et trancha la question. L’intelligence de P’tit-Bonhomme très supérieure à son âge, son esprit sérieux, son application en toutes choses, ce qui se lisait visiblement sur son front, c’est-à-dire qu’il se ferait sa place un jour, ces raisons le décidèrent.

« Veux-tu ?… lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur Murdock », fit P’tit-Bonhomme.

Et il répondit d’un ton si ferme que chacun en fut frappé. Il avait à n’en point douter le sentiment de la responsabilité qu’il assumait pour l’avenir de sa filleule.

Le 26 septembre, dès l’aube, chacun fut prêt pour la cérémonie. Tous revêtus de leurs habits du dimanche, les femmes en carriole, les hommes à pied, se rendirent gaiement à la paroisse de Silton.

Mais, dès qu’ils furent entrés dans l’église, il surgit une complication, une difficulté à laquelle personne n’avait songé. Ce fut le curé de la paroisse qui la souleva.

Lorsqu’il eut demandé quel était le parrain choisi pour le nouveau-né :

« P’tit Bonhomme, répondit Murdock.

— Et quel âge a-t-il ?…

— Sept ans et demi.

— Sept ans et demi ?… C’est un peu jeune… Pourtant, il n’y a pas d’empêchement. Dites-moi, il a un autre nom que P’tit-Bonhomme, je suppose ?…

— Monsieur le curé, nous le lui en connaissons pas d’autre, répondit Grand’mère.

— Pas d’autre ? » répliqua le curé.

Et, s’adressant au petit garçon :

« Tu dois avoir un nom de baptême, lui demanda-t-il.

— Je n’en ai pas, monsieur le curé.

— Ah ça ! mon enfant, est-ce que, par hasard, tu n’aurais jamais été baptisé ?… »

Que c’eût été par hasard ou autrement, il est certain que P’tit-Bonhomme était dans l’impossibilité de fournir aucun renseignement à ce sujet. Rien, dans sa mémoire, ne lui revenait à propos de cette cérémonie du baptême. On pouvait même s’étonner que la famille des Mac Carthy, si religieuse, si pratiquante, ne se fût pas encore préoccupée de cette question. La vérité est que cela n’était venu à l’idée de personne.

P’tit-Bonhomme, s’imaginant qu’il y avait là un obstacle insurmontable à ce qu’il devînt le parrain de Jenny, restait tout interdit, tout confus. Mais alors Murdock de s’écrier :

« Eh ! s’il n’est pas baptisé, monsieur le curé, qu’on le baptise !

— Mais s’il l’est !… fit observer Grand-mère.

— Eh bien, il en sera deux fois plus chrétien ! s’écria Sim. Baptisez-le avant la petite…

— Au fait, pourquoi pas ? répondit le curé.

— Alors il pourra être parrain ?…

— Parfaitement.

— Et rien ne s’oppose à ce que les deux baptêmes se fassent l’un après l’autre ?… demanda Kitty.

— Je n’y vois aucune difficulté, répondit le curé, si P’tit-Bonhomme trouve un parrain et une marraine pour son compte.

— Ce sera moi, dit M. Martin…

— Et moi », dit Martine.

Ah ! si P’tit-Bonhomme fut heureux en songeant qu’il allait être lié plus étroitement à sa famille d’adoption.

« Merci… merci !… » répétait-il en embrassant les mains de Grand’mère, de Kitty, de Martine.

Et comme il lui fallait un nom de baptême, on prit le nom d’Edit, que le calendrier marquait ce jour-là.

Edit, soit ! Mais, ce qui paraissait très vraisemblable, c’est qu’il continuerait à s’appeler P’tit-Bonhomme… Ce nom lui allait si bien, et on en avait une telle habitude !

Le jeune parrain fut donc baptisé d’abord ; puis, cette cérémonie terminée, Grand-mère et lui tinrent sur les fonts baptismaux l’enfant qui fut régulièrement et chrétiennement dénommée Jenny, suivant le désir de sa marraine.

Aussitôt la cloche de verser ses plus joyeux tintements sur la paroisse, les pétards d’éclater au sortir de l’église, les coppers de pleuvoir sur les gamins de l’endroit… Et ce qu’il y en avait devant le porche ! C’était à croire que tous les pauvres du comté s’étaient donné rendez-vous à la place de Silton.

Cher P’tit-Bonhomme, aurais-tu jamais pu prévoir qu’un jour viendrait où tu figurerais au premier rang dans une circonstance si solennelle !

Le retour à la ferme se fit d’un pas joyeux, le curé en tête, avec les invités, une quinzaine de voisins et voisines. Tous prirent place devant la table servie dans la grande salle sous la direction d’une excellente cuisinière que M. Martin avait mandée de Tralee.

Il va sans dire que les mets, choisis pour ce festin mémorable, avaient été fournis par les réserves de la ferme. Rien ne venait du dehors, ni les gigots d’agneaux que trempait un jus fortement épicé, ni les poulets baignés d’une sauce blanche aux fines herbes, ni les jambons dont la graisse savoureuse débordait les assiettes, ni les lapins en gibelotte, ni même les saumons et les brochets, puisqu’ils avaient été pêchés dans les vives eaux de la Cashen.

Inutile d’ajouter que le carnet de P’tit-Bonhomme portait exactement toutes ces plantureuses choses sur la colonne de sortie et que sa comptabilité était en règle. Il pouvait donc manger en conscience, boire aussi. D’ailleurs, il y avait là de solides gaillards qui prêchaient d’exemple, de ces estomacs vigoureux que la provenance des mets
Ce qu’il y avait de gamins devant le porche. (Page 167.)

n’inquiète guère, pourvu qu’ils soient abondants. Non ! rien ne resta de ce déjeuner dînatoire, ni des trois services, ni du dessert, bien que le plum-pudding au riz fût énorme, et qu’il y eût une tarte aux groseilles par personne avec des bottes de céleris crus.

Et le vin de gingembre, et le stout, et le porter, et le soda, et l’usquebaugh qui est une sorte de wiskey, et le brandy, et le gin, et le grog préparé suivant la fameuse recette : hot, strong and plenty, « chaud,
Son poignet sur la barre. (Page 172.)

fort et beaucoup ». Il y avait de quoi faire rouler sous la table les plus endurcis buveurs de la province. Aussi, vers la fin du repas qui dura trois heures, les yeux étaient-ils allumés comme des braises, les pommettes rouges comme des charbons ardents. Sans doute, on était sobre dans la famille Mac Carthy… On n’y fréquentait pas les « cabarets d’éther » réservés aux catholiques, par dédain des « cabarets d’alcool » réservés aux protestants. D’ailleurs, n’y a-t-il pas des indulgences un jour de baptême, et le curé n’était-il pas là pour absoudre les pécheurs ?

Cependant M. Martin ne laissait pas de surveiller ses convives, et il trouva un auxiliaire assez inattendu dans son second fils Pat qui s’était modéré, tandis que son frère Sim était un peu parti pour le pays des têtes à l’envers.

Et, comme un gros fermier des environs s’étonnait qu’un matelot fût aussi réservé sur la boisson :

« C’est que je connais l’histoire de John Playne ! répondit le jeune marin.

— L’histoire de John Playne ?… s’écria-t-on.

— L’histoire ou la ballade, comme vous voudrez.

— Eh bien, chante-la-nous, Pat, dit le curé, qui ne fut pas fâché de cette diversion.

— C’est qu’elle est triste… et qu’elle n’en finit pas !

— Va toujours, mon garçon… Nous avons le loisir de l’écouter jusqu’au bout. »

Alors Pat entonna la complainte d’une voix si vibrante que P’tit-Bonhomme croyait entendre tout l’océan chanter par sa bouche :

complainte de john playne
I.
John Playne, on peut m’en croire,
Est gris complètement.
Il n’a cessé de boire
Jusqu’au dernier moment.


Eh ! deux heures de stage
Au fond d’un cabaret,
En faut-il davantage
Pour dépenser son prêt ?


Bah ! dans une marée
Il le rattrapera,
Et, brute invétérée,
Il recommencera !…


D’ailleurs, c’est l’habitude
Des pêcheurs de Kromer.
Ils font un métier rude…
Allons, John Playne, en mer !

« Bon ! le voilà hors du cabaret ! s’écria Sim.

— Ce qui est dur pour un buveur ! ajouta le gros fermier.

— Il a déjà assez bu ! fit observer M. Martin.

— Trop ! » dit le curé.

Pat reprit :

II.


Le bateau de John Playne,
Très pointu de l’avant,
Porte foc et misaine
Il a nom le Cavan.


Mais que John se dépêche
De retourner à bord,
Les chaloupes de pêche
Sont déjà loin du port.


C’est que la mer est prompte
À descendre à présent.
À peine si l’on compte
Deux heures de jusant.


Donc, si John ne se hâte
De partir au plus tôt,
Et si le temps se gâte,
C’est fait de son bateau.

« Bien certainement, il va lui arriver malheur par sa faute ! dit Grand’mère.

— Tant pis pour lui ! » répliqua le curé.

Pat continua :

III.
Ciel mauvais et nuit sombre !
Déjà le vent s’abat
Comme un vautour dans l’ombre…
John, de ses yeux de chat,


Regarde et puis s’approche…
Qu’est-ce donc qu’il entend ?
Un choc contre la roche…
Et gare, s’il attend !


C’est son bateau qui roule
Au risque de remplir,
Et qu’un gros coup de houle
Pourrait bien démolir.


Aussi John Playne grogne
Et jure entre ses dents.
C’est toute une besogne
Que d’embarquer dedans.


Cependant il s’équipe,
Non sans quelque hoquet,
Il allume sa pipe
Au feu de son briquet.


Puis ensuite il se grée,
Car le temps sera froid,
Sa capote cirée,
Ses bottes, son suroît.


Cela fait, il redresse
Le mât, non sans effort.
Mais John a de l’adresse,
Et John Playne est très fort.


Puis, il pèse la drisse,
Pour installer son foc,
Et d’un bon coup il hisse
La lourde voile à bloc.


Enfin, larguant l’amarre
Qu’il ramène à l’avant,
Son poignet sur la barre,
Il s’abandonne au vent.


Mais, devant le Calvaire,
Quand il passe, je crois
Que l’ivrogne a dû faire
Le signe de la Croix.

« Un Irlandais doit toujours se signer, fit observer gravement Murdock.

— Même quand il a bu, répondit Martine

— Dieu le garde ! » ajouta le curé.

Pat reprit la complainte :

IV.
La baie a deux bons milles
Jusques au pied des bancs,
Des passes difficiles,
De sinueux rubans.


C’est comme un labyrinthe
Où, même en plein midi,
On ne va pas sans crainte,
Eût-on le cœur hardi.


John est à son affaire.
Bras vigoureux, œil sûr,
Il sait ce qu’il faut faire
Et se dirige sur


Le cap que l’on voit poindre
Au bas du vieux fanal.
Là, le courant est moindre
Qu’à travers le chenal.


John largue sa voilure
Qu’il desserre d’un cran,
Et puis, sous cette allure,
Laisse porter en grand.


Bon ! Le feu de marée
Vient de s’effacer… C’est
Que John est à l’entrée
Des passes du Nord-Est.


Endroit reconnaissable,
Car il est au tournant
De la pointe de sable,
À gauche. — Et, maintenant,


Assurant son écoute
Sur le taquet de fer,
John est en bonne route…
John Playne en pleine mer.

« La pleine mer ! pensa P’tit-Bonhomme. Que cela doit être beau, quand on est dessus ! »

V.
En avant, c’est le vide,
Vide farouche et noir !
Et sans l’éclair livide,
On n’y pourrait rien voir.


Le vent là-haut fait rage,
Il ne tardera pas,
Sous le poids de l’orage,
À retomber plus bas.


En effet, la rafale
Se déchaîne dans l’air,
Se rabaisse et s’affale
Presque au ras de la mer.

Pat venait de suspendre son chant. Aucune observation ne fut faite, cette fois. Chacun prêtait l’oreille, comme si l’orage de la complainte eût grondé au-dessus de la ferme de Kerwan, devenue le bateau de John Playne.

VI.
Mais John a son idée,
C’est de gagner au vent,
Rien que d’une bordée
Comme il l’a fait souvent.


Il a toute sa toile,
Bien qu’il souffle grand frais.
Il a bordé sa voile
Et s’élève au plus près,


Et, bien que la tempête
Soit redoutable alors,
Au travail il s’entête…
Son chalut est dehors.


Maintenant que sa chaîne
Est raidie, et qu’il a
Son filet à la traîne —
Tout marin sait cela,


Un bateau qui travaille
Va seul, sans embarder,
Et même sans qu’il faille
De la barre l’aider…


Aussi, la tête lourde,
L’œil à demi louchant,
John saisit-il sa gourde,
Et puis, la débouchant,


Il la porte à sa bouche,
Il la presse, il la tord,
Et, sur le banc, se couche
À l’arrière et s’endort.


Il dort, la panse pleine
De gin et de brandevin…
Ce n’est plus le John Playne…
Hélas ! c’est le John plein !

« L’imprudent ! s’écria M. Martin.

— On dit qu’il y a un Dieu pour les ivrognes, fit naturellement observer Sim.

— Comme il doit être occupé ! répartit Martine.

— Nous verrons bien ! répliqua le curé. Continue, Pat. »

VII.
À peine quelques nues
Dans le ciel du matin.
Fuyantes et ténues !
Le soleil a bon teint.


Et comme l’on oublie
Le danger qui n’est plus,
Chacun gaiement rallie
La baie avec le flux.


Chaque bateau se hâte.
Les voilà bord à bord.
C’est comme une régate
À l’arrivée au port.

« Et John Playne ? demanda P’tit-Bonhomme, très inquiet pour l’ivrogne qui s’est endormi en traînant son chalut.

— Patience, répondit M. Martin.

— J’ai peur pour lui ! » ajouta Grand’mère.

VIII.
Tiens ! Qu’est-ce qui se passe ?
Le bateau de l’avant
Soudain fait volte-face
Pour revenir au vent.


Les autres en arrière
Manœuvrent à leur tour
De la même manière,
Sans songer au retour.


Est-ce que dans l’orage
Quelque bateau surpris
La nuit a fait naufrage ?
Oui !… voilà des débris ?…


On se presse, on arrive…
Un bateau sur la mer
Est là, seul, en dérive,
Chaviré, quille en l’air !

« Chaviré ! s’écria P’tit-Bonhomme.

On vit P’tit-Bonhomme lancer la semence. (Page 183.)

— Chaviré ! » répéta Grand’mère.

IX.
Vite ! que l’on travaille !
Il faut hisser d’abord
Le chalut maille à maille
Et le rentrer à bord.


On le hisse, on le croche
À l’aide de palans,
Il remonte, il approche…
Un cadavre est dedans !


Et cette épave humaine
Arrachée à la mer,
C’est bien lui, c’est John Playne,
Le pêcheur de Kromer.


X.
Son bateau, sans nul doute,
À lui-même livré,
Pris de travers en route,
Sous voiles a chaviré.


Ce qui fera comprendre
Comment, le fou qu’il est,
L’ivrogne s’est fait prendre
Dans son propre filet !


Ah ! quelle horrible vue,
Lorsqu’il est mis à bord !
Oui ! malgré tant d’eau bue,
Il semble être ivre encor !

« Le malheureux ! dit Martine.

— Nous prierons pour lui ! » dit Grand-mère.

XI.
Achevons la besogne !
Pêcheurs, il faut rentrer
Ce misérable ivrogne,
Afin de l’enterrer.


Si vous voulez m’en croire,
Tâchez de le mettre où
Il ne puisse plus boire,
Et creusez bien le trou.
Ainsi finit John Playne,
John Playne de Kromer.
Mais la marée est pleine…
Allons, pêcheurs, en mer !


La voix de Pat sonnait comme un clairon en jetant ce dernier vers de la triste complainte. Et l’impression fut telle parmi les convives, qu’ils se contentèrent de boire un seul coup à la santé de chacun de leurs hôtes — ce qui fit un supplément de dix bonnes rasades… Et l’on se sépara avec promesse de ne jamais imiter John Playne — pas même à terre.