P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 14

Hetzel (p. 422-440).

XIV

la mer de trois côtés


Le 15 mars — environ trois mois après le mariage de Grip et de Sissy — le schooner Doris sortait du port de Londonderry, et mettait en mer par une jolie brise du nord-est.

Londonderry est la capitale du comté de ce nom, qui confine au Donegal dans la partie septentrionale de l’Irlande. Les habitants de Londres disent Londonderry, parce que ce comté appartient presque tout entier aux corporations de la capitale des îles Britanniques, par suite de confiscations anciennes, et parce que ce fut l’argent londonien qui releva la ville de ses ruines. Mais Paddy, faute de pouvoir protester autrement, l’appelle simplement Derry, et on ne saurait l’en blâmer.

Le chef-lieu de ce comté est une importante ville, située près de la rive gauche et à l’embouchure de la Foyle. Ses rues sont larges, aérées, proprement entretenues, sans grande animation, bien que la population comprenne quinze mille habitants. On y voit des promenades sur l’emplacement de ses anciens remparts, une cathédrale épiscopale au sommet de la colline urbaine, et aussi quelques vestiges à peine reconnaissables de l’abbaye de Saint-Columban et du Tempal More, remarquable édifice du XIIe siècle.

Le mouvement du port, qui est considérable, comprend l’exportation de quantité de marchandises, ardoises, bières, bétail, et, il faut bien le dire, de quantité d’émigrants. Et combien en est-il, de ces malheureux Irlandais, chassés par la misère, qui reviennent au pays natal ?

Il n’y a rien d’étonnant, sans doute, à ce qu’un schooner — autrement dit une goélette — ait quitté le port de Londonderry, puisque des centaines de navires descendent ou remontent quotidiennement l’étroit goulet de la baie de Lough-Foyle. Et pourquoi aurait-on remarqué le départ de la Doris au milieu d’un va-et-vient maritime, qui se chiffre annuellement par six cent mille tonnes ?

Cette observation est juste. Mais, si cette goélette mérite d’attirer notre attention spéciale, c’est qu’elle porte César et sa fortune. César, c’est P’tit-Bonhomme ; sa fortune, c’est la cargaison qu’elle transporte à Dublin.

Et à quel propos, le jeune patron de Little Boy and Co se trouve-t-il à bord de la Doris ?

Voici ce qui avait eu lieu :

Après le mariage de Sissy et de Grip, les Petites Poches avaient été très occupées en vue des affaires du nouvel an, inventaire de fin d’année, affluence de la clientèle toujours plus considérable, établissement de nouveaux rayons dans le bazar, etc. Grip s’était activement mis à la besogne, bien qu’il ne fût pas encore remis de son étonnement matrimonial. D’être le mari de cette charmante Sissy, cela lui paraissait un songe qui s’effacerait au réveil.

« Je t’assure que tu es marié, lui répétait Bob.

— Oui… il m’semble bien que oui, Bob… et pourtant… je n’puis l’croire… des fois ! »

L’année 1887 débuta donc dans d’excellentes conditions. Au total, P’tit-Bonhomme n’aurait eu à désirer que la continuation de cet état de choses, sans la grave préoccupation qui ne le quittait pas : assurer le sort des Mac Carthy, lorsque ces pauvres gens remettraient le pied en Irlande.

Avait-on eu des nouvelles du Queensland, sur lequel la famille s’était embarquée à Melbourne ? Non, et pendant les deux premiers mois de l’année, la lecture assidue des correspondances maritimes n’avait rien appris, lorsque, à la date du 14 mars, on put lire ces lignes dans la Shipping-Gazette :

La Doris sortait du port de Londonderry. (Page 422.)

« Le steamer Burnside a rencontré le voilier Queensland, le 3 courant, par le travers de l’Assomption. »

Les bâtiments à voiles, qui viennent des mers du Sud, ne peuvent abréger leur parcours en franchissant le canal de Suez, car il est difficile, sans l’impulsion d’une machine, de remonter la mer Rouge. Il s’ensuit que, pour la traversée d’Australie en Europe, le Queensland avait dû suivre la route du cap de Bonne-Espérance, et qu’à cette
Là se développe cette Chaussée des Géants. (Page 430.)

époque, il se trouvait encore en plein océan Atlantique. Si le vent ne lui était pas favorable, il emploierait quinze jours ou trois semaines à rallier Queenstown. Donc, nécessité de prendre patience jusque-là.

Cependant, cela ne laissait pas d’être rassurant, cette rencontre du Queensland et du Burnside. À coup sûr, P’tit-Bonhomme avait été bien inspiré en lisant ce numéro de la Shipping-Gazette — et d’autant mieux qu’en parcourant les nouvelles commerciales, il remarqua une annonce ainsi conçue :

« Londonderry, 13 mars. — Après demain, 15 courant, sera mise en vente aux enchères publiques la cargaison du schooner Doris, de Hambourg, comprenant cent cinquante tonnes de marchandises diverses, pipes d’alcool, barriques de vin, caisses de savon, boucauts de café, sacs d’épices — le tout à la requête de MM. Harrington frères, créanciers, etc. »

P’tit-Bonhomme demeura pensif devant cette annonce. La pensée lui était venue qu’il y avait peut-être là une opération fructueuse à tenter. Dans les circonstances où la Doris devait être vendue, cette cargaison tomberait à vil prix. N’était-ce pas une occasion d’acheter ces divers articles de débit courant pour la plupart, ces pipes d’alcool, ces barriques de vin, qui pourraient être ajoutées au commerce d’épicerie ?… Enfin cela trotta tellement dans la tête de notre héros qu’il alla consulter M. O’Brien.

L’ancien négociant lut l’annonce, écouta les raisonnements du jeune garçon, réfléchit en homme qui ne s’engage jamais à la légère, et finalement répondit :

« Oui… il y a là une affaire… Toutes ces marchandises, si on se les procure à bon marché, peuvent se revendre avec gros bénéfice… mais à deux conditions : c’est qu’elles soient d’excellente qualité et qu’on les obtienne à cinquante ou soixante pour cent au-dessous des cours.

— Je pense comme vous, monsieur O’Brien, répondit P’tit-Bonhomme, et j’ajoute qu’on ne peut se prononcer tant qu’on n’a pas vu la cargaison de la Doris… Je partirai ce soir pour Londonderry.

— Tu as raison, et je t’accompagnerai, mon garçon, répondit M. O’Brien.

— Vous auriez cette complaisance ?…

— Oui… je veux examiner moi-même… Je m’y connais à ces marchandises-là… J’en ai acheté et vendu toute ma vie…

— Je vous remercie, monsieur O’Brien, et je ne sais comment vous prouver ma reconnaissance…

— Essayons de tirer un parti avantageux de cette affaire, je n’en demande pas plus.

— Il n’y a pas de temps à perdre… reprit P’tit-Bonhomme. La vente est affichée pour après-demain sans remise…

— Eh ! je suis prêt, mon garçon… Mon sac de voyage à prendre… ce n’est pas long ! Demain nous procéderons avec soin à l’examen de cette cargaison de la Doris… Après-demain nous l’achèterons ou nous ne l’achèterons pas, suivant sa qualité et son prix, et, le soir, en route pour Dublin. »

P’tit-Bonhomme vint aussitôt prévenir Grip et Sissy qu’il comptait partir dans la soirée pour Londonderry… Une opération qu’il se proposait de faire avec l’approbation de M. O’Brien… Le plus gros de son capital y serait engagé sans doute, mais à bon escient… Il leur confiait pour quarante-huit heures la direction du bazar des Petites Poches.

Cette séparation, quelque courte qu’elle dût être, était si inopinée que Grip et Bob s’en montrèrent tout marris… le garçonnet surtout. C’était la première fois, depuis quatre ans et demi, que P’tit-Bonhomme et lui allaient se quitter… Deux frères n’eussent pas été attachés par un lien plus étroit… Quant à Sissy, elle ne voyait pas son cher enfant s’éloigner sans éprouver un serrement de cœur. Et pourtant, de s’absenter deux ou trois jours, il n’y avait pas là de quoi s’inquiéter… En ce qui concernait l’affaire elle-même, P’tit-Bonhomme, conseillé par M. O’Brien, ne ferait rien qui fût de nature à compromettre sa situation, à le lancer dans une spéculation hasardeuse…

Les deux négociants, le vieux et le jeune, prirent le train à dix heures du soir. Cette fois, P’tit-Bonhomme dépassa Belfast, la capitale du comté de Down — Belfast, où il avait retrouvé sa chère Sissy. Le lendemain, à huit heures du matin, nos deux voyageurs descendaient à la gare de Londonderry.

Ce que sont les hasards de la destinée ! À Londonderry, où allait s’accomplir un acte important de sa carrière commerciale, P’tit-Bonhomme n’était pas à trente milles de ce hameau de Rindok, perdu au fond du Donegal, où sa vie avait débuté par tant de misères ! Une douzaine d’années s’étaient écoulées et il avait fait son tour d’Irlande, livré à quelles vicissitudes, à quelles alternatives de bonheur et de malheur ?… Cette réflexion lui vint-elle ?… Observa-t-il ce rapprochement singulier ?… Nous ne savons, mais qu’il nous soit permis de l’observer pour lui.

La cargaison de la Doris fut l’objet d’un très sévère examen de la part de M. O’Brien. En qualité et en sortes, les divers articles qui la composaient convenaient parfaitement au patron des Petites Poches. Si elle lui était attribuée à bas compte, il pouvait réaliser un bénéfice considérable et quadrupler à tout le moins son capital. L’ancien négociant n’eût pas hésité à entreprendre l’opération pour son propre compte. Il conseilla même à P’tit-Bonhomme de devancer la vente aux enchères, en faisant des offres amiables à MM. Harrington frères.

Le conseil était bon, il fut suivi. P’tit-Bonhomme s’aboucha avec les créanciers de la Doris. Il obtint la cargaison à un prix d’autant plus avantageux qu’il offrait de payer comptant. Si la jeunesse de l’acheteur ne laissa pas de surprendre MM. Harrington, l’intelligence avec laquelle il discuta ses intérêts leur parut plus surprenante encore. D’ailleurs, M. O’Brien se portant garant, l’affaire alla toute seule, et fut réglée, séance tenante, par un chèque sur la banque d’Irlande.

Trois mille cinq cents livres — à peu près toute la fortune de P’tit-Bonhomme — tel fut le prix auquel il devint acquéreur de la cargaison de la Doris. Aussi, l’opération terminée, éprouva-t-il une certaine émotion dont il ne chercha point à se défendre.

En ce qui concerne le transport de cette cargaison à Dublin, le plus simple était d’y employer la Doris, de manière à éviter le transbordement. Le capitaine ne demandait pas mieux, du moment que son fret lui serait assuré, et, avec un vent convenable, la traversée ne durerait pas plus de deux jours.

Ce point décidé, M. O’Brien et son jeune compagnon n’avaient plus qu’à reprendre le train du soir. De cette façon, leur absence n’aurait pas dépassé trente-six heures.

C’est alors que P’tit-Bonhomme eut une idée : il proposa à M. O’Brien de revenir à Dublin sur la Doris.

« Je te remercie, mon garçon, répondit l’ancien négociant, mais, je l’avoue, la mer et moi, nous n’avons jamais pu nous mettre d’accord, et c’est elle qui finit toujours par avoir raison ! Après tout, si le cœur t’en dit…

— Cela me tente, monsieur O’Brien… Pour un si court trajet, il n’y a pas grand risque, et j’aimerais autant ne pas abandonner ma cargaison ! »

Il suit de là que M. O’Brien revint seul à Dublin, où il arriva le lendemain aux premières lueurs du jour.

C’était à ce moment même que la Doris sortait du chenal de la Foyle, et se dirigeait vers l’étroit goulet, qui met la baie en communication avec le canal du Nord.

La brise était favorable, venant du nord-ouest. Si elle persistait, la traversée serait excellente. Le schooner pourrait naviguer le long du littoral, où la mer, abritée par les hautes terres, est toujours plus calme. Néanmoins, dans ce mois de mars, au milieu de ces parages de la mer d’Irlande, aux approches de l’équinoxe, on n’est jamais sûr du temps qu’il fera.

La Doris était commandée par un capitaine au cabotage, nommé John Clear, ayant sous ses ordres un équipage de huit matelots. Tous paraissaient fort entendus à leur besogne, et ils avaient une grande habitude des côtes d’Irlande. Aller de Londonderry à Dublin, ils l’eussent fait les yeux fermés.

La Doris sortit de la baie, toutes voiles dehors. Une fois en mer, P’tit-Bonhomme put apercevoir, vers l’ouest, le port d’Innishaven, à l’entrée d’une baie couverte par la pointe du Donegal, et, au-delà, le long promontoire terminé par le cap Malin, le plus avancé de ceux que l’Irlande projette vers le nord.

Cette première journée s’annonçait heureusement. Ce fut une jouissance pour notre jeune garçon de se sentir emporté sous les ailes de la Doris, à travers cette mer un peu houleuse au large, très maniable d’ailleurs avec l’allure du grand largue. Pas le moindre malaise. Un mousse n’eût pas eu le cœur plus marin. Cependant une pensée lui traversait parfois l’esprit : il songeait à cette cargaison renfermée dans les flancs de la goélette, à ces abîmes qui n’auraient qu’à s’entrouvrir pour engloutir toute sa fortune…

Mais pourquoi cette préoccupation que ne justifiait aucun fâcheux pronostic ? La Doris était un solide bâtiment, excellent voilier, bien dans la main de son capitaine, et qui se comportait crânement à la mer.

Quel regret que Bob ne fût pas à bord ! Quelle joie And Co aurait éprouvée à naviguer « pour de vrai », cette fois, et non plus sur un Vulcan amarré au quai de Cork ou de Dublin ? Si P’tit-Bonhomme avait prévu qu’il effectuerait son retour par mer, il eût certainement emmené Bob, et Bob aurait été au comble de ses vœux.

Il est admirable, ce littoral qui se prolonge sur la limite du comté d’Antrim, montrant ses blanches murailles de calcaire, ses profondes cavernes qui suffiraient à loger tout le personnel de la mythologie gaélique. Là se dressent ces « tuyaux de cheminées », dont la fumée n’est formée que de l’écume des embruns, et ces falaises rocheuses, tellement semblables à des murs de forteresse, avec créneaux et mâchicoulis, que les Espagnols de l’Armada les battirent à coups de canon. Là se développe cette Chaussée des Géants, faite de colonnes verticales, monstrueux pilotis de basalte, auxquels les violents ressacs impriment une sonorité métallique, et dont on compte plus de quarante mille, à en croire les touristes arithméticiens. Tout cela était merveilleux d’aspect. Mais la Doris se garda d’approcher ces lignes de récifs, et, vers quatre heures de l’après-midi, laissant au nord-est le Mull écossais de Cantire, à l’ouvert de Clyde Bay, elle donnait entre le cap Fair et l’île Rathlin, afin d’embouquer le canal du Nord.

La brise de nord-ouest se maintint jusqu’à trois heures de l’après-midi, en dissolvant les nuages des hautes zones de l’atmosphère. Tandis que le schooner prolongeait le littoral à deux ou trois milles de distance, c’est à peine s’il éprouvait un léger mouvement de roulis, le tangage étant à peu près insensible. P’tit-Bonhomme n’avait pas quitté le pont un instant. C’est là qu’il avait déjeûné, c’est là qu’il dînerait, c’est là qu’il comptait rester, tant que le froid de la nuit ne l’obligerait pas à regagner la chambre du capitaine. Décidément, cette première traversée maritime ne lui laisserait que d’excellents souvenirs, et il se félicitait d’avoir eu cette bonne idée d’accompagner sa cargaison. Ce ne serait pas sans quelque fierté qu’il entrerait au port de Dublin avec la Doris, et il ne doutait pas qu’à ce moment Grip et Sissy, Bob et Kat, prévenus par M. O’Brien, ne fussent à l’extrémité du quai, et même sur le South-Wall, ou peut-être au bout du musoir, à la base du phare de Poolbeg…

Entre quatre et cinq heures du soir, de gros pelotons de vapeur commencèrent à s’arrondir vers l’est. Le ciel prit bientôt mauvaise apparence. Ces nuages, à linéaments très durs, à contours massifs, que poussait une brise contraire, s’élevaient avec rapidité. Aucune éclaircie n’indiquait à leur base que le pied du vent dût se dégager avant la nuit.

« Veille au grain ! » il semblait que cet avertissement fût écrit là-bas, à l’extrême périphérie de la mer. John Clear le comprit, car son front se plissa, au moment où il interrogeait attentivement l’horizon.

« Eh bien, capitaine ?… demanda P’tit-Bonhomme, que l’attitude de John Clear, non moins que celle des matelots, n’avait pas laissé de surprendre.

— Ça ne me plaît guère ! » répondit le capitaine, en se retournant vers l’ouest.

En effet, la brise régnante mollissait déjà. Les voiles, dégonflées, commençaient à battre sur la mâture. Les écoutes de la misaine et de la brigantine étaient largues. Les focs ralinguaient, tandis que le hunier et le flèche recevaient les derniers souffles venus du couchant. La Doris, moins appuyée, subit alors un violent roulis, sous l’influence d’une longue houle qui se propageait du large. La barre n’ayant que peu d’action par défaut de marche, gouverner devenait difficile.

Cependant P’tit-Bonhomme ne souffrit pas trop de ce roulis, qui est surtout pénible par les mers calmes, et il ne descendit point dans la cabine, bien que John Clear l’y eût engagé.

Entre temps, les risées de l’est arrivaient plus fréquentes, plus rapides, soulevant l’eau pulvérisée à la surface du canal. Sur les deux tiers de l’horizon, les nuages s’effilaient en longs stratus, que les rayons du soleil à son déclin rendirent plus noirs par opposition. Aspect très menaçant.

Le capitaine Clear prit donc les précautions que commandait la prudence ; il fit carguer le flèche et le hunier, ne gardant que sa trinquette, son petit foc, et l’équipage installa à l’arrière la voile de cape, sorte de tourmentin indispensable au navire qui veut tenir tête à la tempête. Auparavant, le schooner s’était, par bonheur, élevé à deux ou trois milles du littoral, dans la crainte, s’il ne pouvait gagner au vent, d’être jeté à la côte, lorsque la bourrasque tomberait à bord.

Aucun marin n’ignore qu’à cette époque de l’équinoxe, les troubles de l’atmosphère se développent avec une extrême violence, surtout dans ces parages du Nord. Aussi, la nuit n’était-elle pas close que la rafale assaillait la Doris, en déployant une impétuosité que ne peuvent imaginer ni admettre ceux qui n’ont jamais été témoins de ces luttes atmosphériques. Le ciel s’était assombri profondément après le coucher du soleil. L’espace s’emplit de sifflements aigus, au milieu desquels les goélands et les mouettes fuyaient éperdus vers la terre. En un instant, le schooner fut ébranlé de la quille à la pomme des mâts. La mer, comme on dit, « venait de trois côtés », c’est-à-dire que les lames à crêtes déferlantes, contrariées dans leur ondulation, brouillées par la bourrasque, se précipitèrent à la fois sur l’avant et sur les flancs de la Doris, en la couvrant d’écume. Tout fut bouleversé depuis le cabestan jusqu’à la roue du gouvernail,
Son équipage et lui se précipitèrent dans la chaloupe. (Page 427.)

et il devint très difficile de se tenir sur le pont. L’homme de barre avait dû s’attacher, les matelots s’abriter le long des pavois.

« Descendez, monsieur, dit John Clear à P’tit-Bonhomme.

— Capitaine, permettez-moi…

— Non… en bas, vous dis-je, ou vous serez emporté par un coup de mer ! »

P’tit-Bonhomme obéit. Il regagna la cabine, très inquiet, moins pour lui-même que pour cette cargaison menacée. Sa fortune entière à bord d’un navire en péril… tout ce bien qu’il ne pourrait faire, si elle était perdue…

Les choses prenaient une tournure très grave.

En vain le capitaine avait-il tenté de mettre la Doris en cape courante, de manière à présenter son avant aux lames, afin de s’écarter de la côte ou d’en rester à bonne distance. Par malheur, vers une heure du matin, le petit foc et le tourmentin furent emportés. Une heure après, la mâture vint en bas. Brusquement, la Doris se coucha sur tribord, et, comme sa cargaison s’était déplacée dans la cale, ne pouvant se relever, elle risquait d’emplir par-dessus les pavois.

P’tit-Bonhomme, qui avait été jeté contre les cloisons de la cabine, se redressa, à tâtons.

En ce moment, pendant une accalmie, des cris arrivèrent jusqu’à lui. Il se faisait un grand tumulte sur le pont. Avait-il donc été défoncé par un coup de mer ?…

Non ! John Clear, dans l’impossibilité de redresser la goélette, et craignant qu’elle ne vînt à sombrer, faisait ses préparatifs pour l’abandonner. Malgré l’inclinaison, qui rendait la manœuvre très dangereuse, on avait mis la chaloupe à la mer. Il fallait s’y embarquer sans perdre une minute. P’tit-Bonhomme le comprit, lorsqu’il s’entendit appeler par le capitaine à travers le capot entrebâillé.

Abandonner la goélette et tout ce qu’elle renfermait dans la cale ?… Non… Cela ne se pouvait pas ! N’y eût-il qu’une seule chance de la sauver, P’tit-Bonhomme était résolu à courir cette chance — même au péril de sa vie… Il connaissait la loi maritime : si la mer ne l’engloutit pas, un navire abandonné appartient au premier qui monte à bord… Le code anglais est formel, qui déclare propriété du sauveteur tout bâtiment trouvé en mer sans son équipage…

Les cris redoublaient. John Clear appelait toujours.

« Où est-il donc ?… répétait-il.

— Nous allons couler ! criaient les matelots.

— Mais… ce garçon ?…

— On ne peut attendre…

— Ah ! je le trouverai !… »

Et le capitaine se précipita par l’échelle du capot…

P’tit-Bonhomme n’était plus dans la cabine.

En effet, presque sans raisonner, guidé par une sorte d’instinct, fermement décidé à ne point quitter le bord, il s’était introduit à l’intérieur de la cale par une des cloisons que le choc d’une lourde caisse venait de briser.

« Où est-il… où est-il ? répétait le capitaine en l’appelant de toutes ses forces.

— Il sera monté sur le pont… dit un matelot.

— Il aura été jeté à la mer… ajouta un autre.

— Nous coulons… Nous coulons !… »

Ces propos furent échangés de l’un à l’autre au milieu d’un effarement épouvantable. En effet, la Doris venait de s’incliner sous un formidable coup de roulis, à faire craindre qu’elle ne se retournât, la quille en l’air.

Il n’y avait plus à s’attarder. Puisque P’tit-Bonhomme ne répondait pas, c’est qu’il était remonté sur le pont sans que personne l’eût aperçu au milieu de cette horrible obscurité, c’est qu’il avait été emporté par-dessus le bord… Et cela n’était que trop vraisemblable !

Le capitaine Clear reparut, juste comme la goélette plongeait plus profondément entre le creux de deux énormes lames. Son équipage et lui se précipitèrent dans la chaloupe, dont l’amarre fut aussitôt larguée. Si peu d’espoir que l’embarcation eût de résister à cette mer furieuse, c’était l’unique chance de salut, et elle s’éloigna à force d’avirons, afin de ne point être entraînée dans le remous du schooner au moment où il sombrerait…

La Doris était sans capitaine, sans équipage… Mais ce n’était pas un navire abandonné, ce n’était pas une épave, puisque P’tit-Bonhomme n’avait pas quitté le bord !

Seul, il était seul, menacé d’être englouti d’un instant à l’autre… Il ne désespéra pas, il se sentait soutenu par un extraordinaire pressentiment de confiance. Remonté sur le pont, il se laissa glisser jusqu’aux pavois sous le vent, à un endroit où les dalots ne donnaient pas entrée aux lames. Quelles pensées l’assaillirent ! C’était pour la dernière fois, peut-être, qu’il songeait à ceux qu’il aimait, aux Mac Carthy, à cette famille qu’il s’était faite avec Grip, Sissy, Bob, Kat, M. O’Brien, et il implora le secours de Dieu, le priant de le sauver pour eux comme pour lui…

La bande de la Doris ne s’accentuait pas — ce qui éloignait tout danger immédiat. Par bonheur, la coque, très solidement construite, avait résisté. Aucune voie d’eau ne s’était déclarée à travers le bordage. Si la goélette se trouvait sur la route de quelque navire, si des sauveteurs en réclamaient la propriété, P’tit-Bonhomme serait là pour revendiquer sa cargaison restée intacte, que les coups de mer n’avaient point atteinte.

La nuit s’acheva. Cette affreuse tempête diminua de violence aux premières lueurs du soleil. Toutefois, la mer ne tomba pas, troublée d’une houle persistante.

P’tit-Bonhomme porta ses regards sous le vent, à l’opposé du soleil, dans la direction de la terre.

Rien en vue, nuls contours d’une côte vers l’ouest. Il était évident que la Doris, poussée par les rafales de la nuit, devait être sortie du canal du Nord et se trouver actuellement en pleine mer d’Irlande — peut-être par le travers de Dundalk ou de Drogheda. Mais à quelle distance ?…

Et, au large, pas un bâtiment, pas une barque de pêche ! D’ailleurs, un navire eût-il été là, qu’il lui eût été difficile d’apercevoir cette coque renversée, le plus souvent plongée dans l’entre-deux des lames.

Et pourtant, l’unique chance de salut était d’être rencontré. Si elle continuait à dériver vers l’ouest, la Doris se perdrait corps et biens sur ces récifs qui bordent le littoral.

Mais n’était-il pas possible de lui imprimer une direction, de manière à gagner les parages fréquentés des pêcheurs ? En vain P’tit-Bonhomme essaya-t-il d’installer un morceau de toile sur un espars maintenu par des cordes. Il ne pouvait donc compter sur ses propres efforts, il était entre les mains de Dieu.

La journée s’écoula sans que la situation se fût aggravée. P’tit-Bonhomme ne craignait plus que la Doris s’engloutît, puisque son degré d’inclinaison sur tribord semblait ne pas devoir être dépassé. Il n’y avait qu’une chose à faire : observer le large avec la chance de voir apparaître un navire.

En attendant, notre jeune garçon mangea afin de reprendre des forces, et, pas un instant — nous insistons sur ce point — pas un instant, ayant conservé la plénitude de son intelligence, il ne sentit le désespoir s’emparer de lui. Il ne voyait qu’une chose, c’est qu’il défendait son bien.

À trois heures de l’après-midi, une fumée se déroula dans l’est. Une demi-heure après, un grand steamer se montrait très distinctement, se dirigeant vers le nord et tenant route à cinq ou six milles de la Doris.

P’tit-Bonhomme fit des signaux avec un pavillon au bout d’une gaffe : ils ne furent pas aperçus.

De quelle extraordinaire énergie était-il donc doué, cet enfant, puisqu’il ne se découragea même pas alors ? Le soir arrivant, il ne pouvait plus compter sur une autre rencontre ce jour-là. Aucun indice ne lui permettait de penser qu’il fût proche de la terre. La nuit, épaissie par les nuages, sans lune, serait fort obscure. Cependant le vent n’accusait aucune tendance à fraîchir, et la mer était tombée depuis le matin.

Comme la température était assez basse, le mieux était de descendre dans la cabine. Inutile de rester au dehors, puisqu’on ne pouvait rien distinguer, même à une demi-encâblure. Très fatigué par ces heures d’angoisses, incapable de résister au sommeil, P’tit-Bonhomme retira la couverture du cadre, sur lequel il n’aurait pu se coucher à cause de l’inclinaison, et, après s’en être enveloppé le long de la cloison, il ne tarda pas à s’endormir.

Son sommeil dura une grande partie de la nuit. Le jour commençait à poindre, lorsqu’il fut réveillé par des vociférations proférées au dehors. Il se redressa, il écouta… La Doris était-elle donc près de la côte ?… Un navire l’avait-il rencontrée au lever du soleil ?

« À nous… les premiers ! criaient des voix d’hommes.

— Non… à nous ! » répondirent d’autres voix.

P’tit-Bonhomme ne tarda pas à comprendre ce qui se passait. Nul doute que la Doris eût été aperçue dès l’aube naissante. Des équipages s’étaient hâtés de l’accoster, et, maintenant, ils se disputaient à qui elle appartiendrait… Les voici qui se sont hissés sur la coque, ils ont envahi le pont, ils en viennent aux mains… Des coups s’échangent entre les sauveteurs.

P’tit-Bonhomme n’aurait eu qu’à se montrer pour mettre les deux partis d’accord. Il s’en garda expressément. Ces hommes se fussent tournés contre lui. Ils n’auraient pas hésité à le jeter par-dessus le bord, afin d’éviter toute réclamation ultérieure. Sans perdre un instant, il fallait se cacher. Aussi, alla-t-il se blottir à fond de cale, au milieu des marchandises.

Quelques minutes plus tard, le tumulte avait cessé — preuve que la paix venait d’être faite. On s’était entendu pour partager le produit de la cargaison, après avoir conduit au port le navire abandonné.

Les choses, en effet, s’étaient passées de la sorte. Deux chaloupes de pêche, sorties au petit jour de la baie de Dublin, avaient aperçu le schooner dérivant à trois ou quatre milles au large. Les équipages s’étaient aussitôt dirigés vers cette coque à demi chavirée, luttant de vitesse pour l’atteindre, car la coutume, ayant force de loi, est que l’épave appartient à celui qui met le premier la main sur elle. Or, les embarcations étaient arrivées en même temps. De là, querelles, menaces, coups, et, finalement, accord sur le partage du butin. Eh ! ils auraient fait là « une belle marée », ces redoutables pêcheurs du littoral !

À peine P’tit-Bonhomme s’était-il réfugié dans la cale, que les patrons des deux chaloupes s’affalèrent par l’échelle de capot, afin de visiter la cabine. Et que l’on juge si P’tit-Bonhomme dût s’applaudir de s’être soustrait à leurs regards, lorsqu’il les entendit échanger ces paroles :

« Il est heureux qu’il n’y ait pas eu un seul homme à bord du schooner !…

— Oh ! celui-là n’y serait pas resté longtemps ! »

Et, en effet, ces sauvages n’eussent point reculé devant un crime pour s’assurer la propriété de l’épave.

Une demi-heure après, la coque de la Doris était mise à la remorque des deux chaloupes, qui forcèrent de voile et d’avirons dans la direction de Dublin.

À neuf heures et demie, les pêcheurs se trouvaient à l’ouvert de la baie. Comme, avec la mer descendante, il leur eût été difficile d’y faire entrer la Doris, ils se dirigèrent vers Kingstown, et bientôt ils accostaient l’estacade.

Il y avait là rassemblement de populaire. L’arrivée de la Doris ayant été signalée, M. O’Brien, Grip et Sissy, Bob et Kat, prévenus du sauvetage, avaient pris le train de Kingstown et se trouvaient sur l’estacade…

Quelle fut leur angoisse en apprenant que les pêcheurs ne ramenaient qu’une coque abandonnée… P’tit-Bonhomme n’était pas à bord… P’tit-Bonhomme avait péri… Et tous, Grip et Sissy, Bob et Kat, de pleurer à chaudes larmes…

En ce moment arriva l’officier de port, chargé de l’enquête relative au sauvetage, ayant qualité pour attribuer à qui de droit le navire avec la cargaison qu’il renfermait… C’était un coup de fortune pour les sauveteurs…

Soudain, hors du capot, apparaît un jeune garçon. Quel cri de joie les siens ont poussé, et par quels cris de fureur les pêcheurs leur ont répondu !

En un instant, P’tit-Bonhomme est sur le quai. Sissy, Grip, M. O’Brien, tous l’ont serré dans leurs bras… Et alors, s’avançant vers l’officier de port :

« La Doris n’a jamais été abandonnée, dit-il d’une voix ferme, et ce qu’elle contient est à moi ! »

En effet, il l’avait sauvée, cette riche cargaison, rien que par sa présence à bord.

Toute discussion eût été inutile. Le droit de P’tit-Bonhomme était incontestable. La propriété de la cargaison lui fut conservée, comme celle de la Doris restait au capitaine Clear et à ses hommes, qui avaient été recueillis la veille. Les pêcheurs devraient se contenter de la prime qui leur était légitimement due.

Quelle satisfaction pour tout ce monde de se retrouver, une heure après, dans le bazar de Little Boy and Co ! C’est quelle avait été singulièrement périlleuse, la première traversée de P’tit-Bonhomme ! Et pourtant, Bob de lui dire :

« Ah ! que j’aurais voulu être avec toi à bord !…

— Tout de même, Bob ?…

— Tout de même ! »