P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 13

Hetzel (p. 405-421).

XIII

changement de couleur et d’état.


À la date du 16 novembre 1885, y avait-il en Irlande — que disons-nous ? — dans toutes les îles Britanniques, dans toute l’Europe, dans l’univers entier, un lieu quelconque qui contînt une plus grande somme de bonheur que le bazar des Petites Poches, sous la raison sociale Little Boy and Co ?… Nous nous refusons à le croire, à moins que cet endroit ne fût situé dans le meilleur coin du Paradis.

Sissy occupait la principale chambre de la maison. P’tit-Bonhomme se tenait à son chevet. Elle venait de reconnaître en lui l’enfant qui s’était glissé par un trou de souris hors du taudis de la Hard — maintenant un garçon florissant et vigoureux.

Et elle, qui, à l’époque où ils s’étaient séparés l’un de l’autre, comptait sept ans à peine, en avait aujourd’hui dix-huit. Mais, fatiguée par le travail, brisée par les privations, redeviendrait-elle la belle jeune fille qu’elle aurait été, si elle n’eût vécu au milieu de la débilitante atmosphère des fabriques ?

Voilà près de onze ans que tous deux ne s’étaient revus, et cependant P’tit-Bonhomme avait reconnu Sissy rien qu’à sa voix, et plus sûrement qu’il ne l’eût reconnue à son visage. De son côté, Sissy retrouvait dans son cœur tout ce qu’elle avait conservé du souvenir de l’enfant.

C’est de ces choses qu’ils parlaient, l’un et l’autre, se tenant les mains, se regardant dans ce passé comme dans le miroir de leurs misères !

Près d’eux, Kat ne pouvait cacher son attendrissement. Quant à Bob, sa joie se traduisait par des interjections étonnantes, auxquelles Birk répondait par des demi « ouah !… ouah !… » non moins extraordinaires. M. O’Brien, très touché, assistait à cet entretien. Et sans doute, le commis, M. Balfour, aurait partagé l’émotion générale, s’il n’eût été à son bureau, plongé dans les comptes de la maison Little Boy and Co. Tous avaient si souvent entendu parler de Sissy — autant que de la famille Mac Carthy — qu’ils n’avaient plus à faire sa connaissance. Pour eux, c’était une sœur aînée de P’tit-Bonhomme qui revenait au logis, et il semblait qu’elle ne l’eût quitté que de la veille.

Grip manquait seul à cette scène, et l’on peut affirmer que, quoiqu’il ne l’eût jamais vue, il aurait reconnu la jeune fille de son boy du premier coup d’œil. D’ailleurs, le Vulcan ne devait pas tarder à être signalé sur les basses du canal Saint-Georges. La famille serait alors au complet.

Quant à ce qu’avait été la vie de la fillette, on le devine — la vie de tous ces pauvres enfants de l’Irlande. Six mois après la fuite de P’tit-Bonhomme, la Hard étant morte dans un accès d’ivresse, il avait fallu ramener Sissy à la maison de charité de Donegal, où elle demeura deux années encore. Mais on ne pouvait l’y garder indéfiniment. Il y avait tant d’autres malheureux qui attendaient !… Elle avait près de neuf ans alors, et, à neuf ans, il faut savoir se suffire. Si on ne peut entrer en service, devenir la « maid », dont le salaire se réduit souvent au logement et à la nourriture, est-ce qu’il n’y a pas du travail dans les fabriques ? On envoya donc Sissy à Belfast, où les filatures occupent un monde d’ouvriers. Là, elle vécut de quelques pence quotidiennement gagnés, au milieu des poussières malsaines du lin, rudoyée, frappée, n’ayant personne pour la défendre, néanmoins, toujours bonne, douce, serviable, et, d’ailleurs, déjà faite aux brutalités de l’existence.

À cet état de choses, Sissy ne voyait aucune amélioration possible. C’était un abîme où elle s’engouffrait. Et, au moment où elle doutait que personne pût jamais l’en retirer, voilà qu’une main venait de la saisir… la main du petit qui lui devait ses premières caresses, maintenant le chef d’une maison de commerce ! Oui ! il l’avait soustraite à cet enfer de Belfast, et elle se trouvait chez lui — chez lui ! — où elle allait être la dame de l’établissement — oui ! la dame ! il le répétait — et non la servante…

Elle… une servante ?… Est-ce que Kat l’aurait supporté ?… Est-ce que Bob lui aurait laissé faire son ouvrage ?… Est-ce que P’tit-Bonhomme l’eût permis ?…

« Ainsi tu veux me garder ? dit-elle.

— Si je le veux, Sissy !

— Mais, au moins, je travaillerai de manière à ne point être à ta charge ?

— Oui, Sissy.

— Et alors que ferai-je ?…

— Rien, Sissy. »

Et il n’y avait pas à sortir de là. La vérité est que, huit jours plus tard — et cela sur sa volonté formelle — Sissy était installée derrière le comptoir, après s’être mise au courant de la vente. Et, ma foi, ce fut un attrait de plus pour la clientèle, cette gracieuse jeune fille déjà toute revivifiée par sa nouvelle existence et douée d’une physionomie si aimable, si intelligente, comme il convenait à la patronne de Little Boy and Co.

Un des plus vifs désirs de Sissy, c’était de voir apparaître sur le seuil de la porte le premier chauffeur du Vulcan. Elle connaissait la conduite de Grip pendant les années de la ragged-school. Elle savait qu’il lui avait succédé dans ses fonctions de protectrice de l’enfant échappé aux brutalités de la Hard. Ce qu’elle avait fait pour défendre P’tit-Bonhomme contre l’horrible mégère, Grip l’avait fait pour le défendre contre Carker et sa bande. Et puis, sans le dévouement de ce brave garçon, le pauvre petit eût péri pendant l’incendie de l’école. Le premier chauffeur pouvait donc compter sur un bon accueil à son retour. Mais le voyage fut allongé cette fois par des nécessités commerciales, et l’année 1886 s’acheva avant que le Vulcan eût rallié les parages de la mer d’Irlande.

Du reste, lorsque la chance s’en mêle, tout concourt au succès. L’inventaire, établi au 31 décembre, donna des résultats supérieurs aux précédents. Plus de deux mille livres, tel était, à cette époque, l’avoir de la maison des Petites Poches, libre de toutes dettes — ce qui fut reconnu exact par M. O’Brien. L’honnête négociant ne put que féliciter le jeune patron, en lui recommandant de toujours agir avec une extrême prudence.

« Il est souvent plus difficile de conserver son bien qu’il n’a été difficile de l’acquérir, dit-il, en lui rendant l’acte d’inventaire.

— Vous avez raison, répondit P’tit-Bonhomme, et croyez, monsieur O’Brien, que je ne me laisserai pas entraîner. Toutefois, je regrette que l’argent déposé à la Banque d’Irlande n’ait pas un emploi plus lucratif… C’est de l’argent qui dort, et, lorsqu’on dort, on ne travaille pas…

— Non, mon garçon, on se repose, et le repos est aussi nécessaire à l’argent qu’à l’homme.

— Et pourtant, monsieur O’Brien, si quelque bonne occasion se présentait…

— Il ne suffirait pas qu’elle fût bonne, il faudrait qu’elle fût excellente.

— D’accord, et dans ce cas, j’en suis sûr, vous seriez le premier à me conseiller…

— D’en profiter ?… Certainement, mon garçon, à la condition que cela rentrât dans le genre de tes affaires.

— C’est ainsi que je le comprends, monsieur O’Brien, et l’idée ne me viendra jamais d’aller courir des risques dans des opérations où je n’entends rien. Mais, tout en agissant avec prudence, on peut chercher à développer son commerce…

— En de telles conditions, je serais mal venu à ne point t’approuver, mon garçon, et si j’ai vent de quelque affaire de toute sécurité… oui… peut-être… Enfin, nous verrons ! »

Et, dans sa sagesse, l’ancien négociant ne voulait pas s’engager davantage.

Une date à mentionner entre toutes — une date qui méritait d’être marquée d’une croix au crayon rouge sur le calendrier du bazar des Petites Poches — ce fut celle du 23 février.

Ce jour-là, Bob, grimpé au haut d’une échelle, au fond du magasin des jouets, faillit en dégringoler, quand il s’entendit héler de cette sorte :

« Oh ! des barres de perroquet… Oh !

— Grip ! s’écria Bob, en se laissant glisser, comme un gamin le long d’une rampe d’escalier.

— Moi-même, And Co !… P’tit-Bonhomme va bien, mon mousse ?… Kat va bien ?… Monsieur O’Brien va bien ?… Il m’semble que j’n’ai oublié personne ?

— Personne ?… Et moi, Grip ? »

Et qui venait de prononcer ces paroles ?… Une jeune fille, rayonnante de joie, qui s’avança vers le premier chauffeur du Vulcan et lui appliqua sans façon un bon baiser sur chaque joue.

« Plaît-il ? s’écria Grip, tout déconcerté… Mad’moiselle… Je n’vous connais pas… Comment ?… V’là qu’on embrasse ici les gens sans les connaître ?…

— Alors je vais recommencer jusqu’à ce que nous ayons fait connaissance…

— Mais c’est Sissy, Grip !… Sissy !… Sissy !… » répétait Bob en éclatant de rire.

P’tit-Bonhomme et Kat venaient d’entrer. Or, voilà que ce diable de Grip — décidément très malin — ne voulut rien comprendre à l’explication qu’on lui donna, tant qu’il n’eut pas rendu les baisers de la demoiselle à la demoiselle. Par Saint-Patrick ! que Sissy lui parut charmante, fraîche, épanouie ! Et, comme il avait rapporté d’Amérique un joli nécessaire de voyage pour homme, avec tire-bottes, rasoirs et savonnette en vue de l’avenir de son boy, il soutint que c’était pour l’offrir à Sissy qui l’avait acheté… qu’il avait le pressentiment de la retrouver au bazar de Little Boy… et Sissy fut contrainte d’accepter son cadeau — ce dont le véritable destinataire ne se montra point formalisé.

Que de bonnes journées s’envolaient à présent dans le magasin de Bedfort Street ! Quand il n’était pas retenu à bord, Grip « n’en démarrait plus », suivant une de ses expressions. Évidemment, il y avait au comptoir des Petites Poches une attraction, disons un aimant dont l’influence se faisait sentir jusqu’aux docks, et qui le retenait près de Sissy, après l’avoir attiré. Que voulez-vous ? Il est difficile de résister à ces lois de la nature. P’tit-Bonhomme n’était pas sans l’avoir remarqué.

« N’est-ce pas qu’elle est gentille, ma grande sœur ? dit-il un jour à Grip.

— Ta grande sœur, mon boy ! Mais elle n’s’rait pas gentille qu’elle le s’rait tout d’même !… Elle s’rait laide qu’elle ne l’s’rait pas !… Elle s’rait méchante…

— Méchante… Sissy ?… Oh ! Grip !

— Oui… c’est bête c’que je dis !… C’est parce que j’sais pas m’exprimer… Mais si j’savais m’exprimer… »

Il s’exprimait très bien, au contraire — du moins à ce que pensait Kat, et trois semaines ne s’étaient pas écoulées depuis le retour de Grip, qu’elle disait à P’tit-Bonhomme :

« Notre Grip, c’est comme les animaux qui muent… De noir qu’il était, il est en train de reprendre sa couleur naturelle… sa couleur blanche… et je ne crois pas qu’il reste longtemps à bord du Vulcan !… »

C’était aussi l’avis de M. O’Brien.

Néanmoins, le 15 mars, lorsque le Vulcan appareilla pour l’Amérique, son premier chauffeur, que toute la famille avait accompagné jusqu’au port, était à son poste. Est-ce que — il le prétendait du moins — le Vulcan n’aurait pu se passer de lui ?

Quand il revint le 13 mai, après sept semaines d’absence, il semblait que son « changement de couleur » fût plus accentué. Certes, on lui fit le même excellent accueil. P’tit-Bonhomme, Kat, Bob, le pressèrent entre leurs bras. Mais il ne fut pas aussi démonstratif en répondant à leur étreinte, et il se contenta de mettre un seul baiser sur la joue droite de Sissy, qui, d’ailleurs, n’en avait déposé qu’un seul sur sa joue gauche. Que signifiait cette réserve ?… Grip devenu plus grave, Sissy devenue plus sérieuse, lorsqu’ils se trouvaient en face l’un de l’autre, cela introduisait une certaine gêne dans les réunions du soir. Et, à l’heure où Grip se retirait pour retourner à bord, lorsque P’tit-Bonhomme lui disait :

« À demain, mon bon Grip ?… »

Il répondait le plus souvent :

« Non… d’main y a d’l’ouvrage pressé dans la chauff’rie… Ça m’s’ra impossible ! »

Et, le lendemain, le bon Grip revenait exactement comme la veille et même une heure plus tôt — et phénomène extraordinaire — il est certain que sa peau devenait plus blanche de jour en jour.

On pensera sans doute que Grip se trouvait dans un état psychologique convenable pour accepter les propositions relatives à l’abandon de son métier de chauffeur et à son entrée comme associé dans la maison Little Boy and Co. C’était l’avis de P’tit-Bonhomme ; mais il se garda bien de pressentir Grip à ce sujet. Mieux valait le laisser venir.

Et c’est un peu ce qui arriva vers le commencement du mois de juin.

« Ça va toujours, les affaires ?… avait demandé Grip.

— Tu peux en juger, répondit P’tit-Bonhomme. Nos magasins ne désemplissent pas.

— Oui… il y a du monde !…

— Beaucoup, Grip, et surtout depuis que Sissy est installée au comptoir.

— Ça n’m’étonne pas, mon boy ! Je n’comprends pas qu’dans tout Dublin et même qu’dans tout’ l’Irlande, on veuille ach’ter n’importe quoi qui n’soit pas vendu par elle !

— Le fait est qu’il serait difficile d’être servi par une jeune fille plus aimable…

— Et plus… ou plus… répliqua Grip, qui ne parvint pas à trouver un comparatif digne de Sissy.

— Et intelligente ! ajouta P’tit-Bonhomme.

— Ainsi… ça va ?… reprit Grip.

— Je te l’ai dit !

— Et m’sieu Balfour ?…

— Monsieur Balfour également.

— C’n’est pas d’sa santé que j’parle ! répondit Grip un peu vivement peut-être. Qu’est-ce que ça m’fait, la santé de m’sieu Balfour ?…

— Mais cela me fait quelque chose, Grip. Il nous est très utile, monsieur Balfour… C’est un excellent comptable…

— Et il s’y entend à sa b’sogne ?…

— Parfaitement.

— J’crois qu’il est un peu vieux ?…

— Non… il n’y paraît pas !

— Hum ! »

Et ce hum ! semblait dire que M. Balfour ne tarderait pas à atteindre les limites de l’extrême vieillesse.

La conversation en resta là. Et, lorsque P’tit-Bonhomme crut devoir en rapporter les termes, cela fit sourire la bonne Kat et M. O’Brien.

Jusqu’à ce gamin de Bob qui s’en mêlait, et qui, cinq ou six jours après, disait à Grip :

« Est-ce que le Vulcan ne va pas bientôt repartir ?

— On en parle, à c’qui paraît ! répliqua Grip, dont le front se couvrit de nuages, comme la mer par une brise de sud-ouest.

— Et alors, reprit And Co, tu vas aller rallumer la chaudière rien qu’en la regardant ?… »

Le fait est que les yeux du premier chauffeur étincelaient. Mais cela tenait sans doute à ce que Sissy traversait le magasin, gracieuse et souriante, s’arrêtant parfois pour dire :

« Grip, voudriez-vous m’atteindre cette boîte de chocolat ?… Je ne suis pas assez grande… »

Et Grip atteignait la boîte.

Ou bien :

« Voudriez-vous me descendre ce pain de sucre ?… Je ne suis pas assez forte… »

Et Grip descendait le pain.

« Est-ce qu’il sera long, ton voyage ? demanda Bob, lequel, avec son air futé et ses yeux en coulisse, semblait se moquer de son ami Grip.

— Très long, que j’pense ! répondit le chauffeur, en secouant la tête. Au moins quat’ à cinq s’maines…

— Bah ! cinq semaines, c’est vite envolé !… J’ai cru que tu allais me dire cinq mois !

— Cinq mois ?… Pourquoi pas cinq ans ! s’écria Grip, bouleversé comme le serait un pauvre diable qui aurait attrapé cinq ans de prison.

— Alors… tu es bien heureux, Grip ?

— Dam’… qu’è qu’tu veux que j’sois ?… Oui ! j’suis…

— Tu es une grande bête ! »

Et là-dessus, Bob de s’en aller en faisant une grimace significative.

La vérité est que Grip ne vivait plus, car ce n’est pas vivre que de passer son temps à se cogner le front dans les coins, comme une mouche contre l’abat-jour d’une lampe. Il était donc à propos qu’il partît, puisqu’il ne se décidait pas à rester, et c’est ce qui arriva à la date du 22 juin.

Ce fut pendant cette nouvelle absence de Grip, que la maison Little Boy traita d’une certaine affaire, approuvée par M. O’Brien, et qui devait lui valoir de beaux bénéfices. Il s’agissait d’un jouet qu’un inventeur venait de fabriquer, et dont P’tit-Bonhomme n’hésita pas à acheter le brevet.

Ce jouet fit d’autant plus fureur que c’était la maison Little Boy and Co, c’est-à-dire deux jeunes garçons qui en avaient monopolisé la vente. Au moment de partir pour les bains de mer, toute la gentry enfantine voulut s’offrir ce cadeau, lequel était assez coûteux, et Bob, spécialement attaché à cet article, ne put suffire aux impatiences de sa clientèle. Sissy dut lui venir en aide, et la vente n’en alla pas plus mal. La branche épicerie, si achalandée pourtant, vit ses recettes dépassées par celles du rayon des jouets. En fin de compte, comme tout cela se totalisait dans la caisse des Petites Poches, le caissier ne s’en montra pas autrement chagrin. De ce fait seul, le capital s’accrut de quelques centaines de guinées. Très probablement même, si le débit ne s’arrêtait pas, et en y ajoutant les bénéfices ordinaires de Noël, l’inventaire, au 31 décembre, se chiffrerait par trois mille livres[1].

Voilà qui permettrait au jeune patron des Petites Poches de donner une jolie dot à la patronne de Little Boy and Co, s’il lui prenait quelque jour l’envie de se marier ! Et pourquoi ne pas avouer que Grip, un jeune homme pas mal de sa personne, et qui ferait un époux accompli, lui plaisait, bien qu’elle n’en eût rien voulu jamais dire ? Il est vrai, tout le monde le savait dans la maison. Mais voilà, est-ce que Grip se déciderait ?… Est-ce qu’on pouvait se passer de lui dans la marine marchande ?… Est-ce que les appareils évaporatoires fonctionneraient, s’il n’était pas à son poste ?… Et puis n’avait-il pas ri à se démettre les mâchoires, lorsque P’tit-Bonhomme lui avait dit que l’envie lui viendrait peut-être de se marier ?…

Il suit de cet ensemble de circonstances qu’au retour du Vulcan, le 29 juillet, le premier chauffeur fut plus gêné, plus gauche, plus triste, plus sombre… enfin, plus malheureux qu’auparavant. Son navire devait reprendre la mer le 15 septembre… Est-ce que, cette fois, il repartirait encore… lui ?…

C’était probable, puisque P’tit-Bonhomme — pouvait-on croire à tant de méchanceté de sa part ! — était fermement résolu à ne point hâter un dénouement, inévitable d’ailleurs, tant que Grip n’aurait pas pris sur lui de faire une demande officielle. Il s’agissait de sa grande sœur, après tout, elle dépendait de lui, il avait le devoir d’assurer son bonheur… Or, la première condition à imposer — condition sine qua non — c’était que Grip abandonnât son métier de marin et consentît à entrer dans la maison en qualité d’associé… Sinon, non !

Cette fois, pourtant, Grip fut si rigoureusement mis au pied du mur, qu’il aurait dû se déclarer et ne pas se raidir contre lui-même.

En effet, un jour qu’il tournait autour de Kat — c’était à cette digne femme qu’il se serait le plus volontiers ouvert — Kat lui dit, sans en avoir l’air :

« N’avez-vous pas remarqué, Grip, combien Sissy devient de plus en plus charmante ?

— Non… répondit Grip… j’n’ai pas r’marqué… Pourquoi qu’j’aurais r’marqué ?… Je n’regarde pas…

Et Grip atteignait la boîte. (Page 413.)

— Ah ! vous ne regardez pas ?… Eh bien ! ouvrez les yeux, et vous verrez quelle belle fille nous avons là !… Savez-vous qu’elle va avoir dix-neuf ans ?…

— Quoi… déjà ?… répliqua Grip, qui connaissait l’âge de Sissy à une heure près. Vous d’vez vous tromper, Kat…

— Je ne me trompe pas… dix-neuf ans… et il faudra bientôt la marier… P’tit-Bonhomme lui cherchera un brave garçon… dans les
« C’est mon avis, » répondit la bonne Kat. (Page 418.)

vingt-six à vingt-sept ans… Tiens !… comme vous… C’est que nous voulons que ce soit quelqu’un en qui on puisse avoir toute confiance… pas dans la marine, par exemple, non… pas dans la marine !… Des gens qui voyagent… ils n’ont que faire de se présenter !… Marins… maris… ça ne s’accorde guère !… D’ailleurs, comme Sissy aura une belle dot…

— Elle n’en a pas b’soin… dit Grip.

— C’est vrai… une si aimable personne… Mais ça ne nuit pas pour monter un ménage… Aussi, notre jeune maître ne tardera-t-il pas à trouver…

— Il a què’qu’un en vue ?…

— Je le crois.

— Què’qu’un qui vient souvent à c’bazar ?…

— Assez souvent.

— Je l’connais ?…

— Non… il paraît que vous ne le connaissez pas ! répondit Kat, en regardant Grip qui baissait les yeux.

— Et… c’què’qu’un… plaît à mam’zelle Sissy ? demanda-t-il, la voix altérée, les mots lui restant dans la gorge.

— Dame… on ne sait trop… Avec des individus qui ne se décident pas à se prononcer…

— Mon Dieu, qu’y a d’gens bêtes ! dit Grip.

— C’est mon avis ! » répondit la bonne Kat.

Et cette réponse, directement envoyée au chauffeur, ne l’empêcha pas de repartir le 15 septembre, huit jours après. Enfin lorsqu’il revint le 29 octobre suivant, il fut manifeste qu’il avait pris une grande résolution ; seulement, il se garda bien de la formuler.

Il avait le temps, en résumé. Le Vulcan allait rester deux mois au moins à son port d’attache. D’importantes réparations avaient été jugées nécessaires, sa machine à modifier, ses chaudières à changer. Il était probable que les yeux de Grip avaient trop dégagé de calorique pendant ce dernier voyage, car les tôles avaient reçu deux ou trois coups de feu.

Deux mois, c’est plus qu’il ne faut, surtout quand on n’a qu’un mot à prononcer.

« Mam’zelle Sissy n’est pas mariée ? avait-il demandé à Kat, en entrant dans le comptoir.

— Pas encore, mais ça ne tardera guère… ça brûle ! » avait répondu la bonne femme.

Il va sans dire, n’est-ce pas, que, du moment que le Vulcan était désarmé, le chauffeur n’avait rien à faire à bord. Aussi ne s’étonnera-t-on pas qu’il fût souvent — pour ne pas dire toujours — au bazar de Little Boy. À moins d’y loger, il n’aurait pu y demeurer davantage. Eh bien, pendant tout ce temps, les choses n’en furent pas plus avancées.

Les réparations du Vulcan ayant été achevées dans le délai susdit, son départ fut fixé à une semaine de là. Et ce nigaud de Grip n’avait pas encore ouvert la bouche — du moins pour dire ce qu’on attendait de lui.

Or, voici qu’il se produisit un incident inattendu dans la première semaine de décembre.

Une lettre, adressée d’Australie à M. O’Brien, en réponse à la dernière qu’il avait écrite, contenait cette nouvelle :

M. et Mme Martin Mac Carthy, Murdock, sa femme et leur fillette, Sim et Pat qui les avait rejoints, s’étaient embarqués à Melbourne pour retourner en Irlande. La fortune ne leur avait pas souri, et ils revenaient au pays aussi misérables qu’à l’époque où ils l’avaient quitté. Embarqués sur un navire d’émigrants — un navire à voiles, le Queensland, dont la traversée serait sans doute longue et pénible — ils n’arriveraient pas à Queenstown avant trois mois.

Quel chagrin éprouva P’tit-Bonhomme au reçu de ces nouvelles ! Les Mac Carthy toujours malheureux, sans travail, sans ressources !… Mais enfin, il allait revoir sa famille adoptive… Il lui viendrait en aide… Ah ! que n’était-il dix fois plus riche pour lui faire la situation dix fois plus belle !

Après avoir prié M. O’Brien de lui confier cette lettre, il la serra dans son bureau, et — chose singulière — à partir de ce jour, il n’y fit plus allusion. Il semblait que, depuis la réception de ladite lettre, il évitât de parler des anciens fermiers de Kerwan.

Cette nouvelle eut son contre-coup sur Grip. Qui s’y serait attendu ? Ô cœur humain, tu ne changes donc pas — même dans la poitrine d’un premier chauffeur ! Ces Mac Carthy sur le point de revenir, ces deux frères, Pat et Sim, qui devaient être deux superbes garçons que P’tit-Bonhomme aimait tant… presque ses frères… qui sait si, à l’un d’eux, il ne voudrait pas donner celle qui était presque sa sœur ?… Bref, Grip devint jaloux, affreusement jaloux, et, un certain 9 décembre, il était résolu à en finir, lorsque, ce matin-là, P’tit-Bonhomme, le prenant à part, lui dit :

« Viens dans mon bureau, Grip… J’ai à te parler. »

Grip, tout pâle — avait-il le pressentiment de quelque grave éventualité ? — suivit P’tit-Bonhomme.

Dès qu’ils furent seuls, assis en face l’un de l’autre, le patron des Petites Poches dit à Grip d’un ton sec :

« Je vais probablement entreprendre une affaire assez importante, et j’aurai besoin de ton argent.

— Enfin, répondit Grip, c’n’est pas trop tôt ! D’combien qu’t’as besoin ?…

— De tout ce que tu as déposé à la Caisse d’épargne.

— Prends c’qu’il t’faut.

— Voici ton livret… Signe, afin que je puisse toucher dès aujourd’hui… »

Grip ouvrit le livret et signa.

« Quant aux intérêts, reprit P’tit-Bonhomme, je ne t’en parlerai pas…

— Ça n’vaut pas la peine…

— Parce que, à dater de ce jour, tu fais partie de la maison Little Boy and Co.

— En quelle qualité ?…

— En qualité d’associé.

— Mais… mon navire ?…

— Tu demanderas ton congé.

— Mais… mon métier ?…

— Tu le quittes.

— Pourquoi que je l’quitte ?…

— Parce que tu vas épouser Sissy.

— Je vais épouser… moi… mam’zelle Sissy ! répéta Grip, qui n’avait pas l’air de comprendre.

— Oui… c’est elle qui le veut.

— Ah !… c’est elle qui…

— Oui… et comme tu le veux aussi…

— Moi ?… je l’veux ?… »

Grip ne savait pas ce qu’il répondait, il n’entendait plus un mot de ce que lui disait P’tit-Bonhomme. Il prit son chapeau, le mit sur sa tête, l’ôta, le déposa sur une chaise, et s’assit dessus, sans même s’en apercevoir.

« Allons, lui dit P’tit-Bonhomme, tu seras obligé d’en acheter un autre pour la noce. »

Pour sûr, il en achèterait un autre, mais il ne sut jamais comment son mariage s’était décidé. Pendant une vingtaine de jours, personne ne put le tirer de son ahurissement — pas même Sissy.

Bah ! cela passerait… après la cérémonie.

Ce qui est avéré, c’est que le 24 décembre, la veille de Noël, un beau matin, Grip endossa un vêtement tout noir, comme s’il allait à un deuil, Sissy, une robe blanche, comme si elle allait au bal. M. O’Brien, P’tit-Bonhomme, Bob et Kat mirent leurs habits du dimanche, bien qu’on fût au vendredi. Puis deux voitures vinrent chercher toutes ces personnes à la porte des Petites Poches, pour les conduire à la chapelle catholique et romaine de Bedfort Street. Et, lorsque Grip et Sissy sortirent de cette chapelle une demi-heure plus tard, ne voilà-t-il pas qu’ils étaient mariés tous les deux, et, ce qui ne surprendra personne — l’un avec l’autre !

À cela près, rien n’était changé, quand la joyeuse compagnie rentra au bazar de Little Boy and Co. Et la vente fut reprise, car ce n’est pas la veille du Christmas qu’on eût fermé à sa nombreuse clientèle un bazar si bien achalandé.



  1. 75,000 francs.