P’tit Bonhomme/Deuxième partie/Chapitre 15

Hetzel (p. 440-455).

XV

et pourquoi pas ?…


Décidément, toutes sortes de bonheurs se succédaient dans l’existence de P’tit-Bonhomme, depuis qu’il avait quitté Trelingar-castle : bonheur d’avoir sauvé et adopté Bob, bonheur d’avoir retrouvé Grip et Sissy, bonheur de les avoir mariés l’un à l’autre, sans parler des fructueuses affaires que faisait le jeune patron des Petites Poches. Il allait simplement et sûrement à la fortune à force d’intelligence, disons de courage aussi. Sa conduite à bord de la Doris en témoignait.

« Une dépêche de Queenstown ! » répétait Bob. (Page 444.)

Un seul bonheur lui manquait, faute duquel il ne pouvait être absolument heureux — celui d’avoir pu rendre à la famille Mac Carthy tout le bien qu’il en avait reçu.

Aussi, avec quelle impatience attendait-on l’arrivée du Queensland ! La traversée se prolongeait. Ces voiliers, qui sont à la merci du vent et dans cette saison redoutable de l’équinoxe, vous obligent à la patience. D’ailleurs, nulle raison encore d’être inquiet. P’tit-Bonhomme n’avait pas négligé d’écrire à Queenstown, et les armateurs du Queensland, MM. Benett, devaient le prévenir par dépêche, dès que le bâtiment serait signalé.

En attendant, on ne chômait pas au bazar de Little Boy. P’tit-Bonhomme était devenu un héros — un héros de quinze ans. Ses aventures à bord de la Doris, la force de volonté, l’extraordinaire ténacité déployée par lui en ces circonstances, n’avaient pu qu’accroître la sympathie dont la ville l’entourait déjà. Cette cargaison, défendue au péril de sa vie, il était juste que ce fût pour lui un coup de fortune. Et c’est bien ce qui arriva, grâce à la clientèle des Petites Poches. L’affluence prit des proportions invraisemblables. Les magasins ne se vidaient que pour se remplir aussitôt. Il fut à la mode d’avoir du thé de la Doris, du sucre de la Doris, des épiceries de la Doris, des vins de la Doris. Le rayon des jouets se vit un peu délaissé. Aussi Bob dut-il venir en aide à P’tit-Bonhomme, à Grip, et même à deux commis supplémentaires, tandis que Sissy, installée au comptoir, suffisait à peine à dresser les factures. De l’avis de M. O’Brien, avant quelques mois, le capital engagé dans l’affaire de la cargaison serait quadruplé, si ce n’est quintuplé. Les trois mille cinq cents livres en produiraient au moins quinze mille[1]. L’ancien négociant ne se trompait pas en prévoyant un pareil résultat. Il disait bien haut, d’ailleurs, que tout l’honneur de cette entreprise revenait à P’tit-Bonhomme. Qu’il l’eût encouragé, soit ! Mais c’était le jeune patron, lui seul qui en avait eu l’idée première, en lisant l’annonce de la Shipping-Gazette, et l’on sait avec quelle énergie il l’avait menée à bonne fin.

On ne s’étonnera donc pas que le bazar de Little Boy fût devenu non seulement le mieux achalandé, mais le plus beau de Bedfort Street — et même du quartier. La main d’une femme s’y reconnaissait à mille détails, et puis, Sissy était si activement secondée par Grip ! Vrai ! Grip commençait à se faire à cette idée qu’il était son mari, surtout depuis qu’il croyait entrevoir — ô orgueil paternel ! — que la dynastie de ses ancêtres ne s’éteindrait pas en sa personne. Quel époux que ce brave garçon, si dévoué, si attentif, si… Nous en souhaitons un pareil à toutes les femmes qui tiennent à être, nous ne disons pas adorées, mais idolâtrées sur cette terre !

Et, lorsque l’on songeait à ce qu’avait été leur enfance à tous, Sissy dans le taudis de la Hard, Grip à la ragged-school, Bob sur les grandes routes, Birk lui-même aux alentours de Trelingar Castle, si heureux actuellement, et redevables de ce bonheur à ce garçon de quinze ans ! Qu’on ne s’étonne pas si nous citons Birk parmi ces personnes privilégiées… Est-ce qu’il n’était pas compris sous la raison sociale Little Boy and Co, et la bonne Kat ne le regardait-elle pas comme un des associés de la maison ?

Quant à ce qu’étaient devenus ou deviendraient les autres, auxquels avait été mêlée son existence, P’tit-Bonhomme ne voulait pas s’en inquiéter. Sans doute, Thornpipe continuait à courir les comtés en montrant les marionnettes défraîchies de la famille royale, M. O’Bodkins, à s’abrutir par l’abus des écritures de sa comptabilité, le marquis et la marquise Piborne, à se confire dans cette auguste imbécillité dont leur fils le comte Ashton avait hérité dès sa naissance, M. Scarlett, à gérer à son profit le domaine de Trelingar, miss Anna Waston, à mourir au cinquième acte des drames ! Bref, on n’avait jamais eu aucune nouvelle de ces gens-là, si ce n’est de lord Piborne, lequel, d’après le Times, s’était enfin décidé à faire un discours à la Chambre des lords, mais avait dû renoncer à la parole, parce que le râtelier de Sa Seigneurie fonctionnait mal. Quant à Carker, il n’était pas encore pendu, à l’extrême étonnement de Grip, mais il s’approchait visiblement de la potence, ayant été récemment pris à Londres dans une rafle de jeunes gentlemen de son espèce.

Il n’y aura plus lieu de s’occuper de ces personnages de haute et basse origine.

Restaient les Mac Carthy, auxquels P’tit-Bonhomme ne cessait de penser, dont il attendait le retour avec tant d’impatience ! Les rapports de mer n’avaient plus signalé le Queensland. S’il tardait de quelques semaines, à quelles inquiétudes on serait en proie ?… De violentes tempêtes avaient balayé l’Atlantique depuis quelque temps… Et la dépêche, promise par les armateurs de Queenstown, qui ne venait pas !

L’employé du télégraphe l’apporta enfin, le 5 avril, dans la matinée. Ce fut Bob qui la reçut. Aussitôt ces cris de retentir au fond du bazar :

« Une dépêche de Queenstown… répétait Bob, une dépêche de Queenstown !… »

On allait donc connaître ces honnêtes Mac Carthy… La famille d’adoption de P’tit-Bonhomme était de retour en Irlande… la seule qu’il eût jamais eue !…

Il était accouru aux cris de Bob. Puis Sissy, Grip, Kat, M. O’Brien, tout le monde l’avait rejoint.

Voici ce que contenait cette dépêche :


« Queenstown, 5 Av. 9,25 m.
P’tit-Bonhomme, Little Boy, Bedfort Street,
Dublin.

« Queensland entré ce matin au dock. Famille Mac Carthy à bord. Attendons vos ordres.

« Benett. »


P’tit-Bonhomme fut pris d’une sorte de suffocation. Son cœur avait cessé de battre un instant. D’abondantes larmes le soulagèrent, et il se contenta de dire, en serrant la dépêche dans sa poche :

« C’est bien. »

Puis, il ne parla plus de la famille Mac Carthy — ce qui ne laissa pas de surprendre M. et Mme Grip, Bob, Kat et M. O’Brien. Il retourna comme d’habitude à ses affaires. Seulement M. Balfour eut à passer écriture d’un chèque de cent livres qu’il délivra au jeune patron sur sa demande expresse, et dont celui-ci n’indiqua pas l’emploi.

Quatre jours s’écoulèrent — les quatre derniers jours de la Semaine sainte, car, cette année-là, Pâques tombait le 10 avril.

Le samedi, dans la matinée, P’tit-Bonhomme réunit son personnel et dit :

« Le bazar sera fermé jusqu’à mardi soir. »

C’était congé donné à M. Balfour et aux deux commis. Et sans doute, Bob, Grip et Sissy se proposaient d’en profiter pour leur compte, lorsque P’tit-Bonhomme leur demanda s’ils n’accepteraient pas de voyager pendant ces trois jours de vacances.

« Voyager ?… s’écria Bob. J’en suis… Où ira-t-on ?…

— Dans le comté de Kerry… que je désire revoir », répondit P’tit-Bonhomme.

Sissy le regarda.

« Tu veux que nous t’accompagnions ? dit-elle.

— Cela me ferait plaisir.

— Alors j’serai de c’voyage ?… demanda Grip.

— Certainement.

— Et Birk ?… ajouta Bob.

— Birk aussi. »

Voici ce qui fut alors convenu. Le bazar devant être laissé à la garde de Kat, on s’occuperait des préparatifs que nécessite une absence de trois jours, on prendrait l’express à quatre heures du soir, on arriverait à Tralee vers onze heures, on y coucherait, et le lendemain… Eh bien ! le lendemain, P’tit-Bonhomme ferait connaître le programme de la journée.

À quatre heures, les voyageurs étaient à la gare, Grip et Bob, très gais, bien entendu — et pourquoi ne l’auraient-ils pas été — Sissy, moins expansive, observant P’tit-Bonhomme, qui restait impénétrable.

« Tralee, se disait la jeune femme, c’est bien près de la ferme de Kerwan… Veut-il donc retourner à la ferme ? »

Birk aurait peut-être pu lui répondre ; mais, le sachant discret, elle ne l’interrogea pas.

Le chien fut placé dans la meilleure niche du fourgon, avec recommandations spéciales de Bob, appuyées d’un shilling de bon aloi. Puis, P’tit-Bonhomme et ses compagnons de voyage montèrent dans un compartiment — de première classe, s’il vous plaît.

Les cent soixante-dix milles qui séparent Dublin de Tralee furent franchis en sept heures. Il y eut un nom de station, jeté par le conducteur, qui impressionna vivement notre jeune garçon. Ce fut le nom de Limerick. Il lui rappelait ses débuts au théâtre, dans le drame des Remords d’une Mère, et la scène où il s’attachait si désespérément à la duchesse de Kendalle en la personne de miss Anna Waston… Ce ne fut qu’un souvenir, qui s’effaça comme les fugitives images d’un rêve !

P’tit-Bonhomme, qui connaissait Tralee, conduisit ses amis au premier hôtel de la ville, où ils soupèrent convenablement et dormirent d’un tranquille sommeil.

Le lendemain, jour de Pâques, P’tit-Bonhomme se leva dès l’aube. Tandis que Sissy procédait à sa toilette, que Grip demeurait aux ordres de sa femme, que Bob ouvrait les yeux en s’étirant, il alla parcourir la bourgade. Il reconnut l’auberge où M. Martin descendait avec lui, la place du marché où il avait pris goût aux choses de commerce, la boutique du pharmacien dans laquelle il avait dépensé une partie de sa guinée pour Grand-mère qu’il devait retrouver morte à son retour…

À sept heures, un jaunting-car attendait à la porte de l’hôtel. Bon cheval et bon cocher, le maître de l’hôtel en répondait, moyennant un prix consciencieusement débattu : tant pour le véhicule, tant pour la bête qui le traîne, tant pour l’homme qui le conduit, tant pour les pourboires, ainsi que cela se fait en Irlande.

On partit à sept heures et demie, après un déjeuner frugal. Il faisait beau temps, soleil pas trop chaud, brise pas trop méchante, ciel de nuages floconneux. Un dimanche de Pâques sans pluie, voilà qui n’est certes pas commun dans l’Île-Émeraude ! Le printemps, assez précoce cette année-là, se prêtait aux épanouissements de la végétation. Les champs ne devaient pas tarder à verdir, les arbres à bourgeonner.

Une douzaine de milles séparent Tralee de la paroisse de Silton. Que de fois P’tit-Bonhomme avait parcouru cette route dans la carriole de M. Mac Carthy ! La dernière fois, il était seul… il revenait de Tralee à la ferme… il s’était caché derrière un buisson au moment où apparaissaient les constables et les recors… Ces impressions le reprenaient… Du reste, le chemin n’avait subi aucune modification depuis cette époque. Çà et là, de rares auberges, des terres en friche. Paddy est réfractaire au changement, et rien ne change en Irlande — pas même la misère !…

À dix heures, le jaunting-car s’arrêta au village de Silton. C’était l’heure de la messe. La cloche sonnait. Elle y était toujours, cette modeste église, bâtie de guingois, avec son toit boursouflé, ses murs hors d’aplomb. Là avait été célébré le double baptême de P’tit-Bonhomme et de sa filleule. Il entra dans l’église avec Sissy, Grip et Bob, laissant Birk devant le porche. Personne ne le reconnut, ni aucun des assistants ni le vieux curé. Pendant la messe, on se demandait quelle était cette famille, dont les membres n’avaient entre eux aucun point de ressemblance.

Et, tandis que P’tit-Bonhomme, les yeux baissés, revivait au milieu de ses souvenirs si mélangés de jours heureux et malheureux, Sissy, Grip et Bob priaient d’un cœur reconnaissant pour celui auquel ils devaient tant de bonheur.

Après un déjeuner servi à la meilleure auberge de Silton, le jaunting-car se dirigea vers la ferme de Kerwan, distante de trois milles.

P’tit-Bonhomme sentait ses yeux se mouiller en remontant cette route si souvent suivie le dimanche en compagnie de Martine et
Un jaunting-car attendait à la porte de l’hôtel. (Page 446.)

de Kitty, et aussi de Grand’mère, quand elle le pouvait. Quel morne aspect ! On sentait un pays abandonné. Partout des maisons en ruines — et quelles ruines ! — faites pour obliger les évictés à quitter leur dernier abri ! En maint endroit, des écriteaux attachés aux murailles, indiquant que telle ferme, telle hutte, tel champ, étaient à louer ou à vendre… Et qui eût osé les acheter ou les affermer, puisqu’on n’y avait récolté que la misère !

« Vous rappelez-vous ?… » (Page 453.)

Enfin, vers une heure et demie, la ferme de Kerwan apparut au tournant du chemin. Un sanglot s’échappa de la poitrine de P’tit-Bonhomme.

« C’était là !… » murmura-t-il.

En quel triste état, cette ferme !… Les haies détruites, la grande porte défoncée, les annexes de droite et de gauche à demi abattues, la cour envahie par les orties et les ronces… au fond, la maison d’habitation sans toiture, les portes sans vantaux, les fenêtres sans châssis ! Depuis cinq ans, la pluie, la neige, le vent, le soleil même, tous ces agents de destruction avaient fait leur œuvre. Rien de lamentable comme ces chambres démeublées, ouvertes à toutes les intempéries, et là, celle où P’tit-Bonhomme couchait près de Grand’mère…

« Oui ! c’est Kerwan ! » répétait-il, et on eût dit qu’il n’osait pas entrer…

Bob, Grip et Sissy se tenaient en silence un peu en arrière. Birk allait et venait, inquiet, humant le sol, retrouvant aussi, lui, des souvenirs d’autrefois…

Soudain, le chien s’arrête, son museau se tend, ses yeux étincellent, sa queue s’agite…

Un groupe de personnes vient d’arriver devant la porte de la cour — quatre hommes, deux femmes, une fillette. Ce sont des gens pauvrement vêtus et qui paraissent avoir souffert. Le plus vieux se détache du groupe et s’avance vers Grip, qui, par son âge, semble être le chef de ces étrangers.

« Monsieur, lui dit-il, on nous a donné rendez-vous en cet endroit… Vous… sans doute ?…

— Moi ? répond Grip, qui ne connaît pas cet homme et le regarde, non sans surprise.

— Oui… lorsque nous avons débarqué à Queenstown, une somme de cent livres nous a été remise par l’armateur, qui avait ordre de nous diriger sur Tralee… »

En ce moment, Birk fait entendre un vif aboiement de joie, et s’élance vers la plus âgée des deux femmes, avec mille démonstrations d’amitié.

« Ah ! s’écrie celle-ci, c’est Birk… notre chien Birk !… Je le reconnais…

— Et vous ne me reconnaissez pas, ma mère Martine, dit P’tit-Bonhomme, vous ne me reconnaissez pas ?…

— Lui… notre enfant !… »

Comment exprimer ce qui est inexprimable ? Comment peindre la scène qui suivit ? M. Martin, Murdock, Pat, Sim, ont pressé P’tit-Bonhomme entre leurs bras… Et maintenant, lui, il couvrait de baisers Martine et Kitty. Puis, saisissant la fillette, il l’enlève, il la dévore de baisers, il la présente à Sissy, à Grip, à Bob, en s’écriant :

« Ma Jenny… ma filleule ! »

Après ces marques d’effusion, on s’assît sur les pierres éboulées, au fond de la cour. On causa. Les Mac Carthy durent raconter leur lamentable histoire. À la suite de l’éviction, on les avait conduits à Limerick, où Murdock fut condamné à la prison pour quelques mois. Sa peine achevée, M. Martin et la famille s’étaient rendus à Belfast. Un navire d’émigrants les avait transportés en Australie, à Melbourne, où Pat, abandonnant son métier, n’avait pas tardé à les rejoindre. Et alors, que de démarches, que de peines pour n’aboutir à rien, cherchant de l’ouvrage, de ferme en ferme, tantôt travaillant ensemble, mais dans quelles conditions déplorables ! tantôt séparés les uns des autres, au service des éleveurs. Et enfin, après cinq ans, ils avaient pu quitter cette terre, aussi dure pour eux que l’avait été leur terre natale !

Avec quelle émotion P’tit-Bonhomme regardait ces pauvres gens, M. Martin, vieilli, Murdock, aussi sombre qu’il l’avait connu, Pat et Sim, épuisés par la fatigue et les privations, Martine, n’ayant plus rien de la fermière alerte et vive qu’elle était quelques années avant, Kitty, qu’une fièvre permanente semblait miner, et Jenny, à demi étiolée par tant de souffrances déjà subies à son âge !… C’était à fendre le cœur.

Sissy, près des deux fermiers et de la fillette, mêlait ses larmes aux leurs et essayait de les consoler, leur disant :

« Vos malheurs sont finis, madame Martine… finis comme les nôtres… et grâce à votre enfant d’adoption…

— Lui ?… s’écria Martine. Et que pourrait-il ?…

— Toi… mon garçon ?… » répéta M. Martin.

P’tit-Bonhomme était incapable de répondre, tant l’émotion le suffoquait.

« Pourquoi nous as-tu ramenés en cet endroit, qui nous rappelle ce passé misérable ? demanda Murdock. Pourquoi sommes-nous dans cette ferme où ma famille et moi nous avons souffert si longtemps ? P’tit-Bonhomme, pourquoi as-tu voulu nous remettre en face de ces tristes souvenirs ?… »

Et cette question était sur les lèvres de tous, aussi bien les Mac Carthy que Sissy, Grip, Bob. Quelle avait donc été l’intention de P’tit-Bonhomme en assignant aux uns comme aux autres ce rendez-vous à la ferme de Kerwan ?

« Pourquoi ?… répondit-il en se maîtrisant non sans peine. Venez, mon père, ma mère, mes frères, venez ! »

Et on le suivit au centre de la cour.

Là, du milieu des broussailles et des ronces, s’élevait un petit sapin verdoyant.

« Jenny, dit-il en s’adressant à la fillette, tu vois cet arbre ?… Je l’ai planté le jour de ta naissance… Il a huit ans comme toi ! »

Kitty, à laquelle cela rappelait le temps où elle était heureuse, où elle pouvait espérer que son bonheur aurait au moins quelque durée, éclata en sanglots.

« Jenny… ma chérie… reprit P’tit-Bonhomme, tu vois bien ce couteau… »

C’était un couteau qu’il avait tiré de sa gaine de cuir.

« C’est le premier cadeau que m’a fait Grand’mère… ta bisaïeule, que tu as à peine connue… »

À ce nom évoqué au milieu de ces ruines, M. Martin, sa femme, ses enfants, sentirent leur cœur déborder.

« Jenny, continua P’tit-Bonhomme, prends ce couteau, et creuse la terre au pied du sapin. »

Sans comprendre, après s’être agenouillée, Jenny dégagea les broussailles, et fit un trou à l’endroit indiqué. Bientôt le couteau rencontra un corps dur.

Il y avait là un pot de grès, resté intact sous l’épaisse couche de terre.

« Retire ce pot, Jenny, et ouvre-le ! »

La fillette obéit, et chacun la regardait sans prononcer une parole.

Lorsque le pot eut été ouvert, on vit qu’il contenait un certain nombre de cailloux, de l’espèce de ceux qui sèment le lit de la Clashen dans le voisinage.

« M. Martin, dit P’tit-Bonhomme, vous rappelez-vous ?… Chaque soir, vous me donniez un caillou, lorsque vous aviez été content de moi…

— Oui, mon garçon, et il n’y a pas eu un seul jour où tu n’aies mérité d’en recevoir un !…

— Ils représentent le temps que j’ai passé à la ferme de Kerwan. Eh bien, compte-les, Jenny… Tu sais compter, n’est-ce pas ?..

— Oh oui ! » répondit la fillette.

Et elle se mit à compter les cailloux, en faisant des petits tas par centaines.

« Quinze cent quarante, dit-elle.

— C’est bien cela, répondit P’tit-Bonhomme. Cela fait plus de quatre ans que j’ai vécu dans ta famille, ma Jenny… ta famille qui était devenue la mienne !

— Et ces cailloux, dit M. Martin, en baissant la tête, ce sont les seuls gages que tu aies jamais reçus de moi… ces cailloux que j’espérais te changer en shillings…

— Et qui, pour vous, mon père, vont se changer en guinées ! »

Ni M. Martin, ni aucun des siens ne pouvaient croire, ne pouvaient comprendre ce qu’ils entendaient. Une pareille fortune ?… Est-ce que P’tit-Bonhomme était fou ?

Sissy comprit leur pensée, et se hâta de dire :

« Non, mes amis, il a le cœur aussi sain que l’esprit, et c’est son cœur qui parle !

— Oui, mon père Martin, ma mère Martine, mes frères Murdock, Pat et Sim, et toi, Kitty, et toi, ma filleule, oui !… je suis assez heureux pour vous rendre une part du bien que vous m’avez fait !… Cette terre est à vendre… Vous l’achèterez… Vous relèverez la ferme… L’argent ne vous manquera pas… Vous n’aurez plus à subir les mauvais traitements d’un Harbert… Vous serez chez vous… Vous serez vos maîtres !… »

Et alors P’tit-Bonhomme fit connaître toute son existence depuis le jour où il avait quitté Kerwan, et dans quelle situation il se trouvait à présent. Cette somme qu’il mettait à la disposition de la famille Mac Carthy, cette somme représentée en guinées par les quinze cent quarante cailloux, cela faisait quinze cent quarante livres[2] — une fortune pour de pauvres Irlandais !

Et ce fut la première fois peut-être que, sur cette terre qui avait été arrosée de tant de pleurs, tombèrent des larmes de joie et de reconnaissance !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La famille Mac Carthy demeura ces trois jours de Pâques au village de Silton avec P’tit-Bonhomme, Bob, Sissy et Grip. Et, après de touchants adieux, ceux-ci revinrent à Dublin, où, dès le matin du 11 avril, le bazar rouvrit ses portes.

Une année s’écoula — cette année 1887, qui devait compter comme une des plus heureuses dans l’existence de tout ce petit monde. Le jeune patron avait alors seize ans accomplis. Sa fortune était faite. Les résultats de l’affaire de la Doris avaient dépassé les prévisions de M. O’Brien, et le capital de Little Boy and Co s’élevait à vingt mille livres. Il est vrai, une partie de cette fortune appartenait à M. et Mme Grip, à Bob, les associés de la maison des Petites Poches. Mais est-ce que tous ne formaient pas qu’une seule et même famille ?

Quant aux Mac Carthy, après avoir acquis deux cents acres de terre dans d’excellentes conditions, ils avaient relevé la ferme, rétabli le matériel, racheté le bétail. Il va sans dire que force et santé leur étaient revenues en même temps que l’aisance et le bonheur. Songez donc ! des Irlandais, de simples tenanciers, qui ont longtemps pâti sous le fouet du landlordisme, maintenant chez eux, ne travaillant plus pour d’impitoyables maîtres !

Quant à P’tit-Bonhomme, il n’oublie pas, il n’oubliera jamais qu’il est leur enfant par adoption, et il pourra bien se faire, un jour, qu’il se rattache à eux par des liens plus étroits. En effet, Jenny va sur ses dix ans, elle promet d’être une belle jeune fille… Mais c’est sa filleule, dira-t-on ?… Eh bien ! qu’importe, et pourquoi pas ?…

C’est du moins l’avis de Birk.


fin de la deuxième et dernière partie.
  1. 300,000 francs.
  2. Environ 38,500 francs.