Albin Michel (p. 150-159).


XII

ESCLAVES


Un nègre habillé de blanc, enturbanné, me saisit le bras. Depuis la veille je goûtais les charmes violents de Massaouah sur la cote de l’Érythrée. Le langage de mon agresseur n’était pas impossible à comprendre. Sans doute avait-il été boy dans un hôtel, jadis, à Djibouti, et de là sa solide connaissance de la langue française. Je ne m’expliquais pas, toutefois, le sens de ses paroles.

Il me disait :

— Viens vec moi, et toi voir que moi pas menteur.

Les fous ne sont pas plus nombreux en Orient qu’en Occident, mais, en Orient, on ne les enferme pas. Était-ce un fou ? Je me dégageai de lui. Le nègre me suivit.

— Monsieur le chef de la France, disait-il, moi pas menteur, viens voir !

Je ne me rappelais donc pas Djeddah ? Le consulat ? Je lui avais dit : « Mets-toi là ! » Et j’avais tiré son portrait.

— Peut-être bien, mon vieux !

Son portrait quand il avait le petit enfant dans les bras.

Parfaitement ! Le marchand d’esclaves ! Dénoncé, le consulat de France l’avait fait rechercher. Il vint. Quand on voulut non pas lui arracher l’enfant, mais l’en séparer un moment pour mieux l’examiner, l’ineffable innocent jeta ses deux bras autour du cou de son ravisseur. Il s’accrochait de tout son jeune désespoir à celui qui voulait le vendre. Je me rappelais la scène, maintenant !

Le consulat les avait repatriés à Djibouti.

Et voici mon homme à Massaouah !

En cherchant des perles, allais-je trouver des esclaves ?

Avant 1925, ma route en eût été semée. Le Hedjaz et le Nedj absorbaient toute la cargaison humaine. Venant d’Abyssinie, de la côte des Somalis, de l’Érythrée, du Soudan, des troupeaux noirs débarquaient franchement à Djeddah. La douane levait même sur les négriers un impôt de dix pour cent, c’est-à-dire que sur cent esclaves elle choisissait les dix plus beaux qu’elle vendait à son bénéfice. Ainsi opérait-on jusqu’au roi Hussein. Mais vint Ibn Séoud. Ibn Séoud n’abolit pas l’esclavage : le Coran l’admet. Il en interdit les marchés. L’esclave ne se vend plus sur la place publique, mais sous le manteau…, le manteau de poil de chameau. Où sont les sambouks de chair humaine traversant sournoisement la mer Rouge de la côte d’Afrique à la côte d’Asie, louvoyant pour éviter les torpilleurs français et anglais chargés de leur parler au nom des Droits de l’homme et enfin, drapeau déployé, touchant en fanfare le port arabique ? Le cheirh ad dalal ar ragig, le chef des courtiers en esclaves, enlevait immédiatement le gouvernail et courait à travers Djeddah le planter à sa fenêtre. C’était le signal. La foire commençait. On séparait le troupeau en deux parties : les esclaves pour la cuisine : Djaria nel melbach, et les esclaves pour le lit : Djaria nel sarir. Les bourgeois de la ville arrivaient. Ce jour était un jour de fête. Le père et les fils se réjouissaient, tapant sur leurs bourses. On palpait la marchandise, s’assurant de la souplesse des articulations ; on enfonçait son doigt dans des bouches pour juger du bon état des mâchoires. Un petit Abyssin valait quatre-vingts livres. Une jolie fille se payait cent quarante livres. Pour cinquante livres on avait un Djaria nel melbach. Le harem l’emportait sur la cuisine. Le lendemain, le joli courrier emmenait dans le souk ceux qui n’avaient pas trouvé acquéreur. Les prix étaient moins élevés. C’était une vente au rabais pour cause de défauts de fabrication ! Mise à prix vingt-cinq livres ! Allons, qui renchérit ? Bonne santé, vingt-neuf dents ! On a dit vingt-six livres à droite ! J’entends que l’on dit trente ! Encore un effort. Regardez la femme, quatorze ans ! Trente-deux livres ! Regardez-la mieux. Trente-trois livres ! Plus personne ne parle ? Enlevez la femme !

Aujourd’hui la vente se fait en secret « Bid-Dais ». Plus de gouvernail aux fenêtres. Plus de sambouks s’enfonçant sous le poids. On voit arriver une malheureuse ayant traversé la mer Rouge sur un minuscule houri, seule, couchée entre deux nègres qui rament. D’autres patrons en fourrent dans des sacs comme une marchandise. Qu’un torpilleur montre ses cheminées, aussitôt les sacs humains disparaissent sous les sacs de riz. Si le corps du délit ne peut passer inaperçu, le sac est lesté et confié au fond de la mer ! Ceux et celles qui échappent ne débarquent plus dans le port. On les cache dans la ville. Les acheteurs finissent par les trouver. L’Abyssinie n’en exporte plus que de trente à trente-cinq par an, le Yémen une quinzaine. Quelques-uns proviennent du Soudan, c’est tout. Ah ! les beaux jours n’ont qu’un temps !

Cependant on vit encore sur le passé. Toute famille riche du Hedjaz possède ses esclaves pour la cuisine, pour le lit. L’homme de bonne souche, en se mariant, offre une esclave à sa femme : c’est la bague de fiançailles de l’Arabie. On dit même que dans les territoires encore inviolés, à Riad, des esclaves blanches donnent à Ibn Seoud une raison supplémentaire de trouver que Dieu est grand ! Ce seraient des Arméniennes dont le rapt répondrait à la loi sainte du Coran : « La guerre contre l’Incroyant te pourvoira d’esclaves. » Belles incroyantes, aux maris massacrés, êtes-vous au moins un peu heureuses ?

Le plus extraordinaire, c’est qu’un esclave, une fois bien assis dans sa position d’esclave, ne se lève pas toujours pour ouvrir la porte qui le libérerait. Est-ce illogique ? Ils grandissent dans les maisons, les considèrent comme les leurs. Les uns restent domestiques, les autres deviennent hommes de confiance, les femmes sont les mères de quelques fils de leur maître. L’esclavage a noirci toute la population du Hedjaz. On constate même sur place que le danger, pour un esclave, est de tomber malade et d’être libéré par un propriétaire avare. J’en ai vu deux dans cet état. Ils en pleuraient.

On peut citer des exceptions. Ces temps derniers, un esclave de l’émir de Djeddah, ayant accompagné son prince au consulat d’Angleterre, refusa de sortir de cette maison. La loi lui en donnait le droit. Je ne dis pas ce qui serait advenu du derrière du fugitif si l’émir avait récupéré son bien. Les Anglais le renvoyèrent au Soudan.

Qu’ils finissent les uns directeurs de la fortune de leur maître, les autres épouses préférées du harem, les esclaves, en général, ont assez mal commencé. La plupart viennent d’Abyssinie, de la région de Djimma. Enfants, ils gardent bucoliquement les troupeaux quand des ravisseurs, montés sur des bœufs coureurs, foncent sur eux. Saisis au galop, une poire d’angoisse dans la bouche, enlevés sur le bœuf, ainsi quittent-ils leur champ natal. Et pour quelques-uns, c’est le chemin du bonheur ! Destin !

— Eh bien ! dis-je à mon nègre, qu’as-tu fait de ton gosse ?

Le nègre marquait de l’inquiétude. À son idée, j’étais un fonctionnaire pouvant lui causer un grand tort. Aucun doute que je ne me rendisse spécialement à Djibouti pour montrer au tout-puissant chef de la Somalie française la photographie prise à Djeddah, preuve écrasante de son infamie. Le mignon était à Massaouah chez ses père et mère. Il allait me le faire voir. Ainsi serais-je convaincu qu’il ne l’avait pas volé. Le père de l’enfant, son ami, lui avait dit :

— Ti vas au Hedjaz comme un saint homme, voici le fils de ma vie. Moi ji souis plus pauvre et plus galeux qu’un chat, condouis li pitit à la Mecque chez mon frère riche comme une automobile. Ti feras son bonheur.

— Eh bien ! allons le voir !

Nous longeâmes la voie du chemin de fer qui va là-haut, sur les plateaux, derrière les montagnes où, dit-on, il fait frais. La ville indigène était loin de la ville administrative, mais il faut bien voir du pays ! La population semblait tout à fait choisie : des nègres, des Dankalis qui portaient des paniers remplis de nacre. Le présumé marchand d’esclaves m’encourageait, me montrant du doigt le village proche.

— Sois tranquille, Djibouti saura que tu es un honnête homme.

On arriva aux cases. J’étais assez curieux de revoir l’enfant qui, en si bas âge, avait une si belle histoire à conter. Le guide improvisé poussa une barrière. Un long cri de femme souligna notre apparition, un cri révolté ! Le nègre passa outre. Je le suivis. Toute une famille de Dankalis grattait le dos à des coquilles perlières. Vainqueur, mon nègre saisit un négrillon qui jouait dans l’immonde poussière et me dit :

— Voalà, il est revenu. Ti le diras à Djibouti !

Voyant mon étonnement, il souleva le gosse et le prit dans ses bras, sans doute pour aider mes souvenirs. Il tenait exactement celui-là comme à Djeddah il avait tenu l’autre. Car, vous avez compris, ce n’était pas le même enfant !