Albin Michel (p. 138-149).


XI

LA PART DES AVEUGLES


C’est à Dahlak que j’ai vécu cette histoire-là. Dahlak, sur la côte d’Afrique, est la principale des îles perlières du groupe de Massaouah d’Érythrée.

Au fait, je vous dois des explications ; vous quittez des gens chez Son Altesse le Demi-Glaive de l’Islam, à Hodeidah, alors qu’ils la supplient de les laisser gagner Aden à travers son territoire et vous les retrouvez en mer Rouge.

Voici la raison de la chose.

Le papa de Son Altesse tardant à répondre, nous regardions sans cesse la mer. Aussi, l’autre matin, vîmes-nous un point dans le lointain. Il ne nous échappa plus. Le point grossit, prit forme : une voile, une panse. C’était un sambouk. Un ronronnement, bonheur ! C’était un sambouk à moteur. Il jeta l’ancre, barbota comme un gros canard, puis se laissa bercer. Bientôt la mer éclaboussa son flanc droit : des mains avaient jeté un houri. Deux silhouettes sautèrent dans le houri qui se détacha et gagna le lavoir, je veux dire le port. Les deux hommes mirent pied sur les pierres de corail, atteignirent la jetée et vinrent dans la ville ; l’un très grand, l’autre très petit, maigres tous les deux. Un casque jadis blanc, mais qui s’était roulé dans du cambouis comme un âne se roule dans l’herbe, une poitrine creuse encadrée d’une veste non boutonnée, de longues jambes flageolant dans les tuyaux d’un pantalon sans couleur, tel était le grand, qui portait aussi des verres jaunes. Le petit n’était pas si bien vêtu, c’est toute la description qu’il mérite.

Ils marchaient côte à côte, vite, comme des gens ayant affaire dans le pays. Les mouches des ruelles les virent passer, muets, mais ne se quittant pas d’un pouce. Le dos de leur veste, sans doute en papier buvard, buvait la sueur de leurs omoplates. Le petit était tout de même un peu trop grand pour servir de canne à l’autre, ce qui était regrettable pour l’autre qui vacillait de plus en plus. Arrivés à la partie sombre du bazar, ils entrèrent dans une échoppe qu’un juif bronzé, assis dans le fond, éclairait de ses deux yeux.

Le grand était Italien, le petit était Grec et tous deux étaient ivres. Les trois lascars traitaient une affaire fort mystérieuse. Les ayant observés suffisamment, nous entrâmes dans le repaire.

— Aspettate ! fit l’Italien.

Pourquoi attendre ?

Chérif Ibrahim attaqua le Juif en arabe. Le Grec répondit dans la même langue. Nous dérangions ces messieurs. Nous sortîmes, mais cinq minutes plus tard nous étions de retour.

— Voilà, dîmes-nous, nous sommes des Français arrêtés dans leur voyage. Nous voulons quitter Hodeidah, vous avez un sambouk à moteur, conduisez-nous à Massaouah, à Djibouti ou à Aden. Votre prix sera le nôtre.

Le Grec était le patron. Il allait à Dahlak. Dahlak ? Nous avions entendu ce nom.

— L’île aux perles, fit le Grec, tout près de Massaouah.

— Combien veux-tu ?

Ce Grec était un gentilhomme. Il ne transportait pas de passagers, mais il nous prendrait parce que nous étions deux Européens perdus dans une sacrée contrée. On donnerait une livre à son nègre, une autre livre à son Italien, lui n’accepterait rien.

— Et ils la boiront, ajouta-t-il, ce qui ne les changera pas.

Le lendemain, à onze heures, nous embarquions sur le sambouk. L’Italien était un frère de la côte, un débris d’homme comme on en rencontre dans les colonies. Une ophtalmie dans toute sa force dévorait ses yeux. Il s’occupait du moteur, mais ses aptitudes pour la mécanique ne paraissaient pas indiscutables. Un nègre le bousculait, lui enlevait le travail des mains. Alors il ouvrit une bouteille de zébib, de l’absinthe d’Orient. Les trois maîtres du bord la burent. Le nègre en déboucha une deuxième. Le soleil chauffait avec sa grosse lampe ; certainement leur crâne n’allait pas tarder à fumer !

La brise de midi se leva. Le patron commanda le départ. La voile plaquait un peu d’ombre sur un coin du pont, et cela représentait tout notre bonheur de vivre. Un beau jour s’annonçait encore. Mais n’a-t-on pas ce que l’on mérite ?

La nuit venue, le Grec nous apporta une lanterne et s’assit près de nous. Il nous demanda pourquoi nous étions dans ce pays. Dès qu’il sut que les perles nous intéressaient, sa figure s’anima. Et il nous dit exactement : « Combien donneriez-vous d’une lou-lou qui vaut trois cents livres ? — Montre-la. — Demain. — Montre-la tout de suite. — Je ne l’ai pas. — Tu es nakuda ? — Non, mais c’est pour elle que je fais le voyage. »

Là-dessus le nègre prit un flageolet et siffla à la face de la lune.

Le Grec approcha son petit doigt de la lanterne et dit : « La lou-lou est grosse comme mon ongle, elle est blanche et de cette année. Le Juif d’Hodeidah en offre cent livres. Jusqu’ici c’est la meilleure perle de la pêche de Dahlak. Vendue dans le mystère, elle vaut trois cents livres, vendue sur la place, à Massouah, son prix dépasserait quatre cents.

L’Italien surgit de la cambuse, une bouteille de zébib à la main. Le nègre aussitôt cessa de sucer son flageolet. Le Grec aidant, le flacon y passa.

La perle était à Dahlak.

Le lendemain…

Mais permettez-moi, avant de continuer cette histoire, de vous demander ce que vous pensez des sauterelles ? J’avais cru, jusqu’ici, qu’elles ne mangeaient que les céréales ; elles mangent de l’homme également. Ainsi l’une d’elles me réveilla-t-elle le matin sur ce sambouk qui marchait tantôt à la voile, tantôt à l’essence, tantôt au zébib ! Me sentant pincer au cou, j’y portai la main. Une sauterelle me dévorait, elle ne voulait pas lâcher le morceau. Je la jetai au large et je la vis, réconfortée, reprendre son vol au-dessus des flots vers la terre d’Asie.

Le lendemain, à la fin de l’après-midi, les premières îles du groupe apparurent. Nous piquâmes sur Dahlak et mîmes pied à terre.

Maintenant nous allons, entourant le Grec et l’Italien. Ces deux hommes ne sont pas des hésitants. Ici comme à Hodeidah ils savent ce qu’ils font. Du sable, quelques plants de cactus, des cases de paille, une chèvre, une seule qui, en vain, en appelle d’autres, tel est le décor. Et la nuit tombe.

Un Arabe et quatre noirs nous regardent venir. Nous marchons droit sur eux. Échange de saluts. Ce sont les hommes chez qui nous allons.

On s’installe dans une cour, derrière la haie, devant la case. Un négrillon pose deux lanternes sur le sol. Assis près de l’Arabe, le Grec l’entretient, à voix basse. L’Arabe sort un calicot rouge de sa poche et le donne au Grec. Le Grec dénoue le calicot, y prend une perle et la met dans ma main.

Nous allons supprimer l’interprète pour gagner du temps.

— Trois cents livres ! fait le Grec

— Très belle perle !

— Mords-la ! n’aie pas peur ; fais l’épreuve de la dent.

Je mords la perle. Le Grec soulève la lanterne. Aucune trace.

— Je n’ai pas d’argent, Je n’en trouverai qu’à Djibouti.

— Je t’accompagnerai jusqu’à Djibouti.

Le Grec reprit la perle et la posa dans la main de Chérif Ibrahim.

— Il a fallu que tout l’équipage fût d’accord, dit mon compagnon, pour escamoter cette pièce. À qui appartient-elle ?

— Deux cent cinquante livres, elle est à toi !

— Vient-elle d’un grand ou d’un petit équipage ?

— D’un petit, huit hommes.

Un nouvel Arabe prit place dans notre cercle. En général les affaires irrégulières se traitent à mi-voix, ici, le Grec se met à crier toutes ses démarches dans l’oreille de ce convive de dernière heure. C’était l’un des huit pêcheurs. Les calculs auxquels tout ce monde se livrait nous ouvrirent un horizon insoupçonné. On les entendait dire : « Un tiers pour l’équipage, un tiers pour les aveugles ; un tiers pour les courtiers. » Quels aveugles ?

Et nous apprîmes ceci :

Tous les deux ans, les pêcheurs de perles du groupe de Massouah, mystérieusement unis, dérobent une, deux ou trois perles de valeur. Les sambouks qui doivent opérer ne sont pas désignés d’avance. On ne sait jamais ce que l’on remontera du fond de la mer. Mais l’on connaît vite à tous les bords, le sambouk qui vient de faire une trouvaille et qui décide, les circonstances lui étant favorables, de porter la perle au compte de Ya-Mal ! Les armateurs sont, bien entendu, en dehors de ce complot. On affirme même que beaucoup l’ignorent. En tout cas, comment pourraient-ils le prévenir ? N’est-ce pas la part du merveilleux ?

Vous avez appris en même temps que nous à qui ces perles étaient destinées : à l’équipage, aux vendeurs, aux aveugles. Quels aveugles ? Ceux qui ont perdu la vue à chercher sous les eaux la main de la Fortune. Peut-on envisager, sans un certain éblouissement, ces dupes du sort secourues par la voie de la duperie ? Il m’a semblé, devant cette petite découverte, entendre la vie ricaner tout bas.

D’où vient l’idée ? De Perse ? d’Afrique ? d’Arabie ? Malgré ses pénombres : le tiers à l’équipage, le tiers aux courtiers, elle est encore bien lumineuse. Voyez notre sambouk courir secrètement la mer Rouge afin qu’un jour un mendiant aveugle reçoive un peu d’or dans sa main tendue. Il a fallu le génie compliqué de l’Orient, pour concevoir un pareil plan, et, pour l’exécuter, il faut bien toute sa ruse. Encore que le geste ne s’éloigne guère du symbole, quelle clarté ne jette-t-il pas sur les impérieux besoins de l’existence humaine ? Nos retraites ouvrières sont venues bien après le tiers des aveugles !

Le représentant des huit pêcheurs dit que la perle ne pouvait être vendue moins de cent cinquante livres. Les intéressés discutèrent avec férocité de leurs intérêts. Le Grec en brisa sa tasse dans sa main. L’Italien, lui, resta froid et murmura : « Moi, je n’aurai qu’une livre ! » Pourquoi toujours une livre ? Lui-même répondit :

— Pour la boire, c’est bien assez !

Sur la base de cent cinquante livres, l’Arabe, notre hôte, en toucherait vingt, le Grec, vingt-cinq ; un autre personnage, dix ; l’équipage, quarante-cinq.

Les aveugles n’avaient pas d’avocat.

Leur part ne fut jamais en danger.

Cela est un compte rendu, non un conte.