Albin Michel (p. 160-169).


XIII

DJIBOUTI-LA-JOLIE


Djibouti est un paradis.

Cette opinion mettra hors d’eux-mêmes tous ceux qui, depuis quarante ans, proclament que Djibouti est une chaudière.

La chose, cependant, est affaire de comparaison.

L’étourdi garçon qui laisse Paris au printemps pour venir vivre sa vie à Djibouti a le droit de penser à sa façon. Il n’en pensera jamais trop. À lui les invectives ! Mais l’homme égaré qui, de bateau de pèlerins en sambouk, de sambouk en vieux tombereau de mer, arrive de Djeddah, d’Hodeidah, des Farsans, des Dahlak et de Massouah, cet homme a le devoir de crier : « Djibouti, quelle oasis ! »

Voyageurs en escale, ne blasphémez plus. Rien ne vaut un séjour à Djibouti. On y compte, dites-vous, quarante-quatre degrés à l’ombre ? Qu’est ce que cela peut vous faire puisqu’il n’y a pas d’ombre ? Regardez : des hôtels, des ventilateurs au plafond, une salle de douche, de la limonade glacée. Ah ! vivre là !

Djibouti, n’est pas une conquête.

Ce point fut acheté par la France au sultan de Tadjourah.

Exactement trois rochers dans la mer, avec quelques écueils autour, mais tel qu’il était il avait séduit la France. Elle l’épousait non pour sa beauté, mais pour son fond, un bon fond dont on pourrait faire une belle rade.

Notre drapeau claquait déjà sur Obock, tout près, dans les parages. Avant Cayenne, avant Nouméa, Obock était notre bagne. Il n’en reste rien, aujourd’hui. L’odeur du crime s’est évaporée, quelques vieilles carcasses de bâtiments, un présumé cimetière et sur le tout un air de rancune…

En 1892, Lagarde, gouverneur d’Obock, occupa les trois rochers, connus alors en géographie sous le nom de Cheikh Gabod. Gabod, terme dankali, fait Gabouti en arabe. Et notre interprète, lui, en traduisant l’acte d’achat, de Gabouti fit Djibouti.

Et l’on commença par réunir les deux premiers rochers. Nous voulions une bonne rade non pour y pêcher des perles, mais pour ouvrir un port d’où nous lancerions un chemin de fer à l’assaut du commerce de l’Éthiopie.

Le port est sur le papier, non encore dans la mer.

Mais la jetée est faite.

C’est l’une des promenades les plus agréables offertes aux pas de l’homme. J’ai vu souvent des audacieux s’y engager sur le coup de midi. Ils n’en revenaient pas. Au coucher du soleil, j’allais examiner, sur la terre rapportée, la trace que leur corps avait laissée en fondant…

On s’attaqua au chemin de fer. Jusqu’au kilomètre 310, les travaux se poursuivirent à coups de fusil. Les indigènes, les Issas, prenaient les rails pour un double serpent fabuleux qui s’allongeait chaque jour dans le but de piquer le cœur du pays. Deux chapelles, près de la gare de Djibouti, portent les noms des deux premiers Français tombés sur le ballast.

Le kilomètre 310 a sa responsabilité dans l’histoire : à peine est-il atteint que la guerre éclate en Europe. Alors les travaux deviennent pénibles. À mesure que les hommes blancs construisent, les hommes noirs démolissent. L’empire éthiopien ne veut pas aborder au rivage. « Voir la mer, c’est perdre sa race ».

La tête du double serpent est maintenant à Addis-Abeba, à huit cents kilomètres des trois rochers.

Trois cents familles de pêcheurs de nacre et de perles, attirées par le renom de la nouvelle cité (peut-être, maintenant, croirez-vous au charme irrésistible de Djibouti), étaient bientôt venues s’installer dans ce paradis. Les contrebandiers d’armes les avaient suivies et les marchands d’hommes rejoignirent les deux autres. Ainsi, sur cette terre que la France avait tirée du néant, vit-on, d’abord la perle, l’arme et l’esclave. Le plongeur, le contrebandier, le négrier se tenant par le petit doigt et dansant le pas de la possession sur la place Ménélik, quel chromo à mettre sur un timbre !

Le marchand d’esclaves a fini sa carrière.

Le contrebandier se défend péniblement.

Le pêcheur de perles a quitté Djibouti.

Il va, paraît-il, y revenir.

Un léger tableau de Djibouti 1930 avant d’aller plus loin.

Des maisons coloniales convenables, pas très hautes à cause du soleil qui est tout de suite au-dessus du toit. Un étage de plus et la maison crèverait le soleil. Pour mon compte, je marchais toujours courbé quand j’atteignais une terrasse. Il était là, croyez-moi, à deux doigts de mon casque. Un faux mouvement, et j’entrais dedans. On serait joli, ensuite, sous la lave solaire coulant par la brèche. Ce qu’il donne de sa chaleur suffit amplement.

Une soif sans espoir d’être apaisée. Jamais je n’eus autant de démêlés avec mon gosier. Il voulait boire, je lui résistais, m’éloignant du café. Aussitôt, il m’y ramenait. « Non ! disais-je, je ne m’assoirai pas. » « Que m’importe, répondait-il, bois debout ! » Le grand verre arrivait, : de ces trois quarts de litre. J’en lampais la moitié. « Tu iras jusqu’au fond », grondait mon gosier. Je posais mon verre. Plus fort que moi, mon gosier inclinait mes lèvres vers la table. « Assez ! » disais-je. — « Encore ! ». répondait l’autre. Et quand j’avais tout bu, gonflé comme un chien crevé, j’entendais ma voix, sur l’ordre de mon tyran, commander cette fois un litre entier !

Des nuits pittoresques. D’abord, je m’étendais sur mon lit. Boy ! le ventilateur ne tourne plus. Il tournait à toute vitesse, mais on ne le sentait pas. Alors j’allais sur la terrasse rejoindre mon cadre de secours. Les moustiques m’y toléraient deux minutes. J’avais compris. Je rentrais dans la chambre et replongeais sous la moustiquaire. Étouffement ! Retour à la terrasse : moustiques ! De nouveau la moustiquaire : suffocation ! De l’un à l’autre la nuit passait.

Certains jours, d’étranges promeneurs dans les rues. Ailleurs, les touristes vont le nez en l’air ; ici, le nez penche vers les souliers. Personne ne peut le lever. Rien à faire, le soleil pèse trop lourd. Ce sont des passagers en escale. Les célibataires obliquent vers le quartier indigène où dansent les madames Somalis.

 
             Sur les bords de la mer Rouge…

chantent les petits nègres à la tignasse rouge aussi.

             Les z’adames vont au café
             Et les missié vont au bouge

— Décampez ! leur crient les promeneurs.

Les chanteurs tiennent à terminer le quatrain, écrit spécialement à leur intention par un employé de chemin de fer en rupture de sifflet. Et de leur plus forte voix :

Diou fait bien tout ce qu’il fait !

Des automobiles et quelques voitures. Ces voitures reviennent d’un dur combat : brancards rafistolés, marchepied pendant, roues saoules, hoquetant d’un trottoir à l’autre. Une fois je pris l’un de ces carrosses : toute la partie médiane de mon corps disparut dans le coussin, on ne voyait plus que ma tête, et, à hauteur de ma tête, mes pieds. Il geignit tout le long du fou parcours, répétant sans cesse quatre douloureuses syllabes : « À l’hô-pi-tal ! À l’hô-pi-tal ! » Le nègre cocher était à cheval sur le timon, et le cheval, dont la queue ne comptait plus que treize crins, avait en outre un bandeau sur l’œil !

De temps en temps, la nuit, on passe la ligne de chemin de fer et l’on va s’asseoir au bord du golfe d’Aden. Soudain on s’aperçoit que la plage remue. Un bruit, rappelant de très près celui de deux squelettes en exhibition de boxe, monte, s’accentue, s’impose. Des coquillages dansent au clair de la lune ! Ce sont des bernard-l’ermites ! Ces crustacés à cinq pattes ne peuvent rencontrer une coquille sans l’occuper aussitôt. Petits, moyens, gros, tous ont trouvé maison à leur taille. Ils grouillent, s’entre-choquent, donnent l’assaut à vos semelles. C’est terrifiant ! On finit par appeler au secours.

Un beau pays !

Alors les pêcheurs de perles étaient partis. On ne voyait plus la forêt de leurs sambouks dans les eaux de Djibouti. Les juifs d’Aden ne dénouaient plus leurs calicots rouges, place Menelik, pour tenter les navigateurs. Plongeurs et courtiers avaient fui, les uns en Somalie anglaise, les autres en Érythrée italienne.

Un monopole donné à deux colons, un décret pris contre le vent avaient provoqué l’exode.

Le vent, dans ces parages, a des mœurs régulières, il souffle autour de midi. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Je ne défends pas le vent. Je le prends tel qu’il est. Un gouverneur n’eut pas cette bonté. Il interdit aux samboukiers de sortir avant trois heures. Les pêcheurs obéirent, mais le vent ne voulut pas changer ses habitudes. Ils allèrent pêcher ailleurs.

Pour moi, ces décisions proconsulaires cachaient plus de sens qu’elles n’en montraient. Le maître de l’heure avait-il été sans entendre la parole de ces pays : « La perle porte malheur. » Alors il avait regardé autour de lui. Qu’avait-il vu ? Tous les gouverneurs de Djibouti trouvant sur ces anciens rochers la fin de leur carrière, fauchés par la retraite. Encore cet implacable destin n’était-il pas tout. De plus graves constatations s’imposèrent à son esprit. Trois de ses collègues, trois gouverneurs du lieu, MM.  Mison, Bonhour et Delteil, s’étaient suicidés. M.  Mison n’avait même pas attendu de mettre pied à terre, il avait réglé son affaire d’une balle de revolver sur le bateau qui l’amenait.

N’étaient-ce là que des coïncidences ?

Aujourd’hui, le monopole a été dénoncé, des excuses furent présentées au vent. Dans une crique vaseuse, j’ai vu le premier sambouk chargé de renouer les relations entre la perle et Djibouti. On accrochait la voile au mât, déjà !

Si j’étais gouverneur de la Côte Française des Somalis, je commencerais à réfléchir !…