Les Éditions G. Crès et Cie (p. 138-145).

Action sur les rouages sociaux.

Le lien entre l’effort individuel et la force collective était bien connu des Anciens. Civium vires, civitatis vis disaient les Romains en leur langage lapidaire. Formule excellente mais qui demande cependant à être corrigée. C’est « civium vires hodie, cras civitatis vis » qu’il faudrait dire. En effet les forces acquises aujourd’hui par les citoyens feront demain la force de la cité. Ainsi s’introduisent la loi d’évolution et la loi de patience dont la connaissance et l’acceptation sont à la base de toute sagesse politique. La saine sportivité d’une jeune génération prépare les succès nationaux de celle qui la suit immédiatement[1].

La coopération.

Le premier des rouages sociaux sur lesquels agit le sport est la coopération. L’enfant entre en contact avec elle dès son plus jeune âge en prenant ses ébats avec ses petits camarades. Mais le principe en est alors rudimentaire et il risque de le rester. La coopération ne se complète qu’en se compliquant et les qualités qu’elle requiert ne s’apprennent qu’à l’usage. L’école de la vie y pourvoit sans doute mais fort lentement et fort inégalement. L’adolescent en particulier ne rencontre que peu d’occasions de s’y exercer et il le fait toujours avec gaucherie et maladresse. Le sport est le seul terrain qui permette un apprentissage rapide et homogène en même temps que gradué par l’introduction successive d’éléments nouveaux. Ainsi en arrive-t-on progressivement en sport jusqu’à l’équipe de foot-ball, ce groupement qui, une fois au point, constitue probablement le prototype le plus parfait de la coopération humaine : coopération volontaire, dépourvue de sanction, basée sur le désintéressement — et, pourtant, solide et savamment « articulée » en toutes ses parties[2].

La coopération sportive possède des caractères qui font d’elle une sorte d’école préparatoire à la Démocratie. En effet l’État démocratique ne peut vivre et prospérer sans ce mélange d’entr’aide et de concurrence qui est le fondement même de la société sportive et la condition première de sa prospérité. Point d’entr’aide et l’on verse dans un individualisme brutal qui mène à l’anarchie ; point de concurrence et c’est l’affaiblissement des énergies conduisant à la somnolence collective et à l’abdication. Toute l’histoire des démocraties est faite de la recherche et de la perte de cet équilibre essentiel et aussi instable qu’essentiel. Mais quelle est, en pédagogie, l’institution capable d’y préparer d’une façon directe ? On s’efforcerait vainement de la trouver en dehors du sport.

Même observation pour ce qui concerne l’égalité. La coopération sportive fait bon marché des distinctions sociales. Les titres de noblesse ni les titres de rentes qu’il possède n’ajoutent quoi que ce soit à la valeur sportive de l’individu. Mais, d’autre part, si les démarcations établies par les hommes en sont exclues, on ne saurait badiner dans les groupements de sport, avec les distinctions imposées par l’inexorable nature. Sans doute (et c’est là ce qu’il y a de supérieurement moral dans l’entraînement) la volonté et la persévérance, l’effort énergique et réfléchi parviennent à suppléer dans une certaine mesure à ce que la nature n’a point donné et ainsi ses décisions peuvent être atténuées ou redressées en quelque manière, mais les avantages qu’elle a décrétés en faveur de tel ou tel demeurent avec toute l’apparente injustice dont elle est prodigue envers l’homme. Nulle part l’inégalité naturelle et l’égalité sociale ne se trouvent donc combinées aussi ouvertement ; et la leçon qui s’en dégage est bonne à recevoir et à méditer.

La défense.

À peine est-il besoin de marquer les liens entre le sport et le service militaire. Ces liens ne pouvaient demeurer longtemps inaperçus dès lors que le service à court terme s’établissait partout dans le monde. Les armées de métier d’autrefois non seulement redoutaient un apprentissage préalable portant à faux comme celui des bataillons scolaires, mais s’accommodaient volontiers de garçons non dégrossis pourvu qu’ils fussent solidement constitués. Leurs chefs, ayant le temps, préféraient la table rase à tout commencement d’entraînement. Ils se chargeaient d’éduquer entièrement leurs hommes, à leur guise. De nos jours on apprécie au contraire[3] le dégrossissement opéré par les sports. C’est autant de gagné sur le temps réduit dont on dispose. Peut-être même va-t-on un peu trop loin dans la voie nouvelle. Mais la chose est fort compréhensible au lendemain d’une guerre qui a illustré d’une façon si saisissante et probante la valeur des sports comme instrument de préparation militaire. Nul, même parmi les plus fervents adeptes de ceux-ci, ne s’attendait à voir surgir en Angleterre et aux États-Unis des armées nombreuses et redoutables auxquelles ils avaient servi de pourvoyeurs et dont ils avaient rendu possible l’improvisation d’une rapidité quasi-miraculeuse.

La famille.

Il y a deux conceptions de la famille : celle dans laquelle les rapports entre parents et enfants sont basés sur la distance volontairement maintenue et même accrue dans la pensée de provoquer le respect — et celle dans laquelle ces mêmes rapports visent à atténuer cette distance dans le désir d’accroître et de consolider l’union et d’aboutir même à une sorte de collaboration entre les générations successives. Il va de soi que le sport ne joue aucun rôle dans le premier cas ; mais dans le second son rôle est considérable[4]. Le rapprochement cherché sera toujours un peu artificiel, la jeunesse et l’âge mûr n’ayant point la même façon de penser ni le même bagage d’informations et chaque génération étant généralement dominée par des préoccupations qui lui sont propres et la différencient de sa devancière. Sur le terrain sportif seulement, le rapprochement est tout à fait naturel et s’opère sans effort.

Un second point de vue est à considérer, celui du mariage et du nouveau foyer que le sportif créera pour lui-même. Le sport l’incitera-t-il ou non à cette création ? La hâtera-t-il ? La rendra-t-il plus saine et plus solide ? Sans rien exagérer ni se payer d’illusions, on peut répondre : oui. On le pouvait du moins avant la guerre[5]. La vague d’immoralité et de débauche que la guerre a déchaînée ne doit pas infirmer la confiance qui naissait alors, mais elle prouve toutefois qu’il s’agit d’influences fragiles et, si l’on ose ainsi dire, aisées à effaroucher. L’action moralisatrice du sport, en ce qui concerne le mariage ne peut s’exercer en force et en étendue que pour autant qu’elle ne soit pas contrariée par une opinion dévoyée et une littérature faisandée. Dès que, dans le monde actuel, se sera réalisé à cet égard un double retour à la raison et au bon goût, les sportifs seront à même de prouver par leur exemple qu’effectivement l’activité musculaire tend à ramener l’homme à la normale dans la conduite de sa vie.

Le métier.

On pourrait croire que le sport incline la jeunesse vers certains métiers, par exemple vers l’agriculture, l’art forestier, les travaux en plein air. Il n’y paraît pas. On ne saurait même indiquer qu’il l’incite aux carrières d’expansion, à la vie coloniale, à l’exploration, aux entreprises lointaines. La politique a plu à certains sportifs au point qu’il leur est arrivé de l’identifier avec le sport ; beaucoup d’autres, par contre, lui marquent un éloignement insurmontable. Ainsi, malgré que ce soit étrange, on ne saisit pas de corrélation habituelle entre l’activité musculaire intensive et le choix d’une carrière. Peut-être est-ce précisément pour les motifs exposés plus hauts : à savoir que le geste sportif demeure trop souvent isolé au milieu de la personnalité et que les germes qu’il y dépose ne sont pas utilisés par l’éducateur comme ils pourraient l’être. S’il en est ainsi, le développement de la pédagogie sportive pourrait peu à peu amener des modifications intéressantes dans ce domaine.

Répercussions sur la question sociale.

Il en est de plusieurs sortes ; deux surtout appellent l’attention. On est généralement d’accord pour considérer que la question sociale ne peut être résolue ni même utilement abordée sans qu’un effort énergique dans le sens de l’antialcoolisme[6] ne soit tenté préalablement ou tout au moins simultanément. Mais les armes dont on dispose pour lutter contre l’alcoolisme, pour directes qu’elles soient, ne valent pas l’arme indirecte, qui est le sport. L’abstentionniste, même engagé par serment, n’échappe guère à la tentation ; très souvent, incertain sur sa force de résistance, il tâche surtout de fuir les occasions de rechute ! Rien de pareil avec le sport. Ni serment, ni méfiance n’interviennent. Le sportif reste libre de s’alcooliser à son gré. Seulement s’il s’alcoolise, il n’est plus sportif. Ceci est un fait. Un excès passager n’abattra pas l’élasticité du sportif mais tout excès répété en aura très vite raison. Or cette qualité d’être et de se sentir « élastique » est ce par quoi le sport tient l’homme. La joie de l’élasticité est la base de toutes les joies comme de toutes les possibilités sportives. Pour la conserver ou la retrouver, le sportif qui reconnaît vite en l’alcool son pire ennemi n’hésite pas à le répudier. La grande erreur des sociétés antialcooliques est de n’avoir pas saisi la portée de ce fait et de n’être pas appuyées délibérément sur le sport.

Un second point par lequel le sport touche à la question sociale, c’est le caractère apaisant qui le distingue et que nous avons déjà relevé à plusieurs reprises. Le sport, avions-nous dit, détend chez l’homme les ressorts tendus par la colère. Or qu’est la question sociale à bien des égards, sinon le produit d’une agglomération de « ressorts tendus par la colère » ? C’est pourquoi, il n’y a pas lieu de s’émouvoir parce que des sociétés sportives uniquement composées de travailleurs manuels refusent de laisser leurs membres se mesurer avec des « bourgeois ». Ce qui importe, ce n’est pas, comme on le répète à tort, un contact matériel dont, à l’heure actuelle, ne saurait résulter aucun rapprochement mental ; c’est bien plutôt l’identité du plaisir goûté. Que la jeunesse bourgeoise et la jeunesse prolétarienne s’abreuvent à la même source de joie musculaire, voilà l’essentiel ; qu’elles s’y rencontrent, ce n’est présentement, que l’accessoire. De cette source découlera, pour l’une comme pour l’autre, la bonne humeur sociale ; seul état d’âme qui puisse autoriser pour l’avenir l’espoir de collaborations efficaces.

  1. L’exemple de la France actuelle en est une preuve nouvelle et convaincante. Entre la France de 1870 et celle de 1914, il y a toute la différence d’une nation vaillante mais non entraînée physiquement à la même nation vaillante et entraînée.
  2. Voir la remarquable étude rédigée sur ce sujet pour le Congrès de Psychologie sportive tenu à Lausanne en 1913 par M. Louis Dedet, directeur du Collège de Normandie.
  3. Celle évolution a été très lente. Instructifs sont à cet égard les débats du Congrès Olympique de Bruxelles en 1905 où la troisième Commission présidée par un général se prononça contre les sports pour les soldats, les admettant, bien qu’avec réticence, pour les officiers.
  4. Voir la Revue Olympique de décembre 1911. (Les réflexions du bonhomme Noël) et de décembre 1913. (Le sport et l’art de vieillir).
  5. Voir le remarquable travail présenté sur ce sujet au Congrès de Psychologie sportive de Lausanne en 1913 par M. Georges Rozet et publié dans le volume du Congrès.
  6. Voir Ceci tuera cela dans La Revue, 1917, Paris.