Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 237-263).


XXIII


Deux heures après, il frappa à la porte de Bazarof.

— Pardonnez-moi de vous déranger dans vos savantes occupations, lui dit-il, en s’asseyant sur une chaise, près de la fenêtre, et en s’appuyant avec les deux mains sur une canne élégante à pomme d’ivoire (il sortait ordinairement sans canne), mais je suis forcé de vous demander de m’accorder cinq minutes de votre temps ; pas davantage.

— Tout mon temps est à votre service ; répondit Bazarof, qui sentit une légère contraction courir sur sa figure, dès que Paul eut franchi le seuil de la porte.

— Cinq minutes me suffiront ; je suis venu vous adresser une question.

— Une question ? et laquelle ?

— Veuillez m’écouter. Au commencement de votre séjour ici, lorsque je ne me privais point encore du plaisir de causer avec vous, il m’a été donné de connaître votre opinion sur beaucoup de sujets ; mais autant qu’il m’en souvient, vous n’avez jamais dit en ma présence ce que vous pensiez du duel… du duel en général. Permettez-moi de vous le demander ?

Bazarof, qui s’était levé pour aller à la rencontre de Paul, s’assit sur le bord de la table et se croisa les bras.

— Voici mon opinion, dit-il : le duel, au point de vue théorique, est une absurdité ; mais il n’en est pas de même dans la pratique.

— Vous voulez dire, si je vous comprends bien, que laissant de côté votre opinion théorique sur le duel, vous ne permettriez pas, dans la pratique, qu’on vous insultât, sans en demander satisfaction ?

— Vous avez parfaitement saisi ma pensée.

— C’est fort bien. Je suis charmé de savoir que telle est votre manière de voir. Cela met fin à mon ignorance…

— À votre incertitude, voulez-vous dire.

— Peu importe, monsieur ; je tiens uniquement à me faire comprendre ; je ne suis pas… un rat de séminaire. Vos paroles me dispensent de certaine obligation assez triste. Je suis décidé à me battre avec vous.

Bazarof écarquilla les yeux.

— Avec moi ?

— Oui ; avec vous en personne.

— Et à quel propos ? je n’y comprends rien.

— Je pourrais vous l’expliquer, reprit Paul ; mais j’aime mieux ne pas le faire. Je trouve que vous êtes de trop ici ; je ne peux pas vous souffrir, je vous méprise, et si cela ne vous paraît pas suffisant…

Les yeux de Paul étincelaient de colère ; ceux de Bazarof brillèrent aussi subitement.

— Très-bien, dit-il ; toute autre explication est superflue. Il vous a pris fantaisie d’exercer sur moi votre ardeur chevaleresque. J’aurais pu me refuser à vous procurer ce plaisir, mais qu’à cela ne tienne !

— Je vous suis fort obligé, répondit Paul ; je peux donc espérer que vous accepterez mon défi, sans m’obliger à recourir à des mesures coercitives.

— Ce qui veut dire, toute métaphore à part, à cette canne ? répondit froidement Bazarof. Vous avez parfaitement raison. Vous pouvez vous dispenser de m’insulter ; d’autant mieux que cela ne serait pas absolument sans danger pour vous. Continuez à vous conduire en gentleman ; c’est en gentleman que de mon côté j’accepterai votre défi.

— Bien, reprit Paul, et il posa sa canne dans un coin de la chambre. — Il nous reste à régler les conditions de notre rencontre ; mais je voudrais savoir auparavant s’il vous paraît nécessaire de simuler une querelle, qui pourrait servir de prétexte à l’affaire ?

— Non ; cela me semble tout à fait inutile.

— C’est aussi mon avis. Je pense également qu’il est inutile d’approfondir les véritables motifs de notre différend. Nous ne pouvons pas nous souffrir. Que faut-il de plus ?

— Que faut-il de plus, en effet ? répéta ironiquement Bazarof.

— Quant aux conditions de notre affaire, comme nous n’aurons pas de témoins… car où les prendrions-nous ?…

— Effectivement, où les prendrions-nous ?

— J’aurai l’honneur de vous faire la proposition suivante : nous nous battrons demain, à six heures par exemple, derrière la forêt, au pistolet ; la distance sera de dix pas…

— De dix pas, soit. Nous nous détestons assez pour nous battre à cette distance.

— De huit pas, si vous le voulez ?

— Pourquoi pas ? volontiers.

— On tirera deux coups ; et, pour plus de sûreté, chacun de nous aura dans sa poche une lettre où il se déclarera l’auteur de sa mort.

— Cette dernière clause ne me paraît pas nécessaire, reprit Bazarof. — Cela paraîtrait invraisemblable ; nous tomberions un peu dans le roman français.

— Peut-être bien. Mais vous conviendrez pourtant qu’il est désagréable de passer pour un meurtrier ?

— Sans doute. Mais il y a moyen de se préserver de cette pénible imputation. Nous n’aurons pas de témoins proprement dits, mais rien n’empêche que quelqu’un n’assiste au combat.

— Qui choisirez-vous pour cela ? permettez-moi de vous le demander.

— Mais Pierre, par exemple.

— Quel Pierre ?

— Le valet de chambre de votre frère. C’est un homme tout à fait à la hauteur de la civilisation contemporaine, et qui remplira son rôle très-certainement avec le comme il faut nécessaire en pareil cas.

— Je crois que vous plaisantez, mon cher monsieur ?

— Nullement, monsieur ; réfléchissez à ma proposition, et vous reconnaîtrez qu’elle est pleine de bon sens et fort naturelle. Une alêne ne peut pas se cacher dans un sac[1], et puis je me charge de préparer Pierre à la circonstance et de l’amener sur le champ de bataille.

— Vous continuez à plaisanter, dit Paul en se levant. Mais, après l’aimable empressement que vous venez de montrer, je n’ai pas le droit de le prendre en mauvaise part. Ainsi donc tout est convenu… Avez-vous des pistolets ?

— À quel propos en aurais-je, Paul Petrovitch ? je ne suis pas un guerrier.

— En ce cas, je vous offre les miens. Il y a plus de cinq ans que je ne m’en suis servi, et vous pouvez me croire sur parole.

— Cette assertion est de nature à me tranquilliser.

Paul alla prendre sa canne.

— Maintenant, mon cher monsieur, continua-t-il, je n’ai plus qu’à vous réitérer mes remercîments et à vous laisser à vos occupations. J’ai l’honneur de vous saluer.

— Au plaisir de vous revoir, monsieur, répondit Bazarof en reconduisant son hôte.

Paul sortit, et Bazarof, qui s’était arrêté devant la porte, s’écria :

— Que le diable m’emporte ! c’est fort beau, mais c’est fort bête. Quelle farce nous avons jouée-là ! Les chiens savants qui dansent sur leurs pattes de derrière ne font pas mieux. Impossible de m’y refuser ; il m’aurait frappé, et alors… Bazarof pâlit à cette pensée ; elle souleva toute sa fierté. — Je n’aurais eu d’autre ressource que de l’étrangler comme un poulet.

Il retourna à son microscope, mais son cœur était ému et la tranquillité indispensable pour les observations qu’il faisait avait disparu.

« Il nous a vus aujourd’hui, se dit-il ; mais est-il possible qu’il ait pris ainsi la chose à cœur pour son frère ? D’ailleurs, un baiser ! la belle affaire ! Il y a quelque chose là-dessous. Serait-il amoureux lui-même ? Cela doit être ; j’en mettrais ma main au feu ! Quel gâchis que tout cela !

« Vilaine affaire ! se dit-il encore après réflexion. Vilaine affaire ! D’abord, il faudra payer de sa personne, et peut-être prendre la fuite. Puis… Arcade… et cette bête du bon Dieu de Nicolas Petrovitch ! Vilaine, vilaine affaire ! »

La journée se passa encore plus paisiblement que d’habitude. On eût dit que Fenitchka avait disparu de ce monde ; elle se tenait dans sa chambre comme une souris dans son trou. Kirsanof avait l’air soucieux ; il venait d’apprendre que la nielle commençait à gagner son froment, sur lequel il fondait de grandes espérances. Paul pesait sur tout le monde par sa politesse glaciale, même sur Procofitch. Bazarof commença une lettre pour son père ; mais il la déchira et la jeta sous la table. « Si je meurs, pensa-t-il, ils le sauront ; mais je ne mourrai pas. Oui, je traînerai encore longtemps sur cette terre. » Il donna ordre à Pierre de venir le trouver le lendemain à l’aube du jour, pour une affaire importante ; Pierre se figura qu’il voulait l’emmener à Pétersbourg. Bazarof se coucha tard, et des rêves bizarres le tourmentèrent toute la nuit… Madame Odintsof tournait devant ses yeux ; elle était en même temps sa mère ; un petit chat à moustaches noires la suivait, et ce petit chat était Fenitchka. Il voyait Paul Sous la forme d’un grand bois, et n’en était pas moins tenu à se battre contre lui. Pierre le réveilla à quatre heures du matin ; il s’habilla et sortit immédiatement avec lui.

La matinée était magnifique, et plus fraîche que les jours précédents. De petits nuages bigarrés couraient en flocons sur l’azur pâle du ciel ; une rosée fine couvrait les feuilles des arbres, les toiles d’araignées étincelaient comme de l’argent sur les herbes ; le sol humide et foncé semblait encore garder quelques traces des premières rougeurs du jour ; le chant des alouettes descendait de tous les points du ciel. Bazarof s’avança jusqu’au bois, s’assit à l’ombre, et apprit à Pierre le service que l’on attendait de lui. Le laquais civilisé fut pris d’une mortelle épouvante ; mais Bazarof le tranquillisa en l’assurant qu’il n’aurait autre chose à faire que de rester à regarder dans l’éloignement, sans encourir la moindre responsabilité.

— En attendant, ajouta-t-il, considère le rôle important que tu vas remplir.

Pierre agita les bras, baissa la tête et s’appuya, la figure toute verte de peur, contre un arbre.

La route qui conduisait à Marino suivait un petit bois ; la poussière légère dont elle était recouverte n’avait point été dérangée depuis la veille, ni par une roue, ni par un pied quelconque. Bazarof jetait involontairement les yeux du côté de la route, cueillait et mâchait quelque brin d’herbe, et se répétait continuellement : « Quelle sottise ! » La fraîcheur de la matinée le fit frissonner deux ou trois fois… Pierre le regarda d’un air morne ; mais Bazarof se contenta de sourire ; il n’avait pas la moindre peur.

Des pas de chevaux retentirent sur la route… Un paysan se montra bientôt après ; il venait du village, et chassait devant lui deux chevaux qui avaient des entraves aux pieds. En passant devant Bazarof, il le regarda d’une façon étrange, sans toucher à son bonnet, ce qui parut à Pierre un mauvais présage et l’émut visiblement.

« Cet homme-là, pensa Bazarof, s’est aussi levé de bonne heure ; mais du moins il va faire quelque chose d’utile, tandis que nous… »

— Je crois apercevoir monsieur, dit tout à coup Pierre à basse voix.

Bazarof leva la tête et distingua Paul, qui s’avançait rapidement sur la route, vêtu d’une veste de couleur et d’un pantalon blanc comme neige ; il tenait sous le bras une boîte dans un étui vert.

— Excusez-moi, je crains de vous avoir fait attendre, dit-il en saluant d’abord Bazarof et ensuite Pierre, qu’il considérait en ce moment comme une sorte de second ; je n’ai pas voulu éveiller mon valet de chambre.

— Ce n’est rien, répondit Bazarof, nous ne faisons que d’arriver.

— Ah ! tant mieux ! Paul jeta les yeux autour de lui. — Personne ne nous voit ; nous ne serons pas dérangés. Commençons-nous ?

— Volontiers.

— Je suppose que vous ne souhaitez point d’autres explications ?

— Pas le moins du monde.

— Voulez-vous prendre la peine de les charger ? dit Paul en tirant les pistolets de la boîte.

— Non ; chargez vous-même. Je vais mesurer la distance. J’ai les jambes plus longues, ajouta Bazarof avec un sourire malicieux. Un, deux, trois…

— Eugène Vassilievitch, dit Pierre avec effort, (il tremblait comme dans un accès de fièvre), faites comme vous voudrez, mais je vais me retirer un peu.

— Quatre… cinq… retire-toi, mon brave ; retire-toi ; tu peux même te placer derrière un arbre et te boucher les oreilles, mais ne ferme pas les yeux ; si l’un de nous tombe, cours, vole, empresse-toi de le relever. Six… sept… huit… Bazarof s’arrêta. — Assez ? dit-il en se tournant vers Paul ; ou encore deux petits pas ?

— Comme vous voudrez, répondit Paul en forçant la seconde balle.

— Allons, deux pas de plus ! — Bazarof traça une ligne sur le terrain avec le bout de sa botte ; — voici la barrière ! À propos, nous n’avons pas réglé la distance à laquelle nous nous placerons de la barrière ? C’est aussi important. Nous n’avons pas débattu hier cette grave question.

— À dix pas je suppose, répondit Paul en présentant les deux pistolets ; faites-moi le plaisir de choisir.

— Je vous ferai ce plaisir, mais convenez que notre duel est étrange jusqu’au ridicule ; voyez un peu la physionomie de notre second.

— Vous continuez à plaisanter, répondit Paul. — Je ne nie pas que notre rencontre ne soit assez bizarre, mais je crois devoir vous prévenir que je compte me battre sérieusement. À bon entendeur salut !

— Oh ! je ne doute pas que nous ne soyons décidés à nous exterminer ; mais pourquoi ne pas rire un peu et ne pas joindre utile dulci ? Vous voyez que si vous me parlez français, je sais vous répondre en latin.

— Je me battrai sérieusement ; répéta Paul en se plaçant. Bazarof compta également dix pas et s’arrêta.

— Êtes-vous prêt ? demanda Paul.

— Oui.

— Marchons.

Bazarof s’avança lentement, et Paul en fit autant ; il tenait la main gauche dans sa poche et levait peu à peu le canon de son pistolet… « Il me vise droit au nez, se dit Bazarof ; et comme il cligne de l’œil pour assurer son coup, le brigand ! La sensation n’est pas agréable, il faut en convenir. Je vais regarder sa chaîne de montre… »

Quelque chose passa en sifflant tout près de l’oreille de Bazarof, et au même instant une détonation retentit. « Je l’ai entendu, donc je n’ai rien, » eut-il le temps de penser. Il avança encore d’un pas, et pressa la détente, sans viser.

Paul fit un léger mouvement, et porta la main à sa jambe. Un filet de sang colora son pantalon blanc.

Bazarof jeta son pistolet et courut à lui.

— Vous êtes blessé ? lui dit-il.

— Vous aviez le droit de me faire avancer jusqu’à la barrière, répondit Paul ; la blessure est insignifiante. Suivant nos conventions, chacun de nous a encore un coup à tirer.

— Quant à cela, vous me permettrez de remettre la partie à une autre fois, répondit Bazarof, et il saisit à bras le corps Paul qui commençait à pâlir. — Je ne suis plus un duelliste dans ce moment, mais un docteur, et avant tout, il faut que j’examine votre blessure. Pierre ! arrive ici, Pierre ! où t’es-tu fourré !

— Ce n’est absolument rien… Je n’ai besoin du secours de personne, répondit Paul en parlant avec peine ; et il faut… encore une fois… — Il voulut se prendre la moustache, mais son bras retomba, ses yeux se renversèrent, et il s’évanouit.

— Voilà qui est un peu fort ! Il a perdu connaissance ! Pour si peu ! s’écria involontairement Bazarof en couchant Paul sur l’herbe… Voyons un peu ce qu’il a ! Il tira son mouchoir, étancha le sang, palpa les bords de la plaie. — L’os est intact, dit-il entre ses dents, la balle a traversé à peu de profondeur, et n’a entamé qu’un seul muscle, le vastus externus. Dans trois semaines, il pourra danser si bon lui semble. C’est bien la peine de s’évanouir ! Ah ! ces hommes nerveux n’en font pas d’autres ! Comme sa peau est fine !

— Monsieur est-il tué ? demanda derrière son dos Pierre d’une voix frémissante.

Bazarof se retourna.

— Va me chercher de l’eau, camarade, et ne crains rien ; il vivra plus longtemps que toi et moi.

Mais le serviteur perfectionné ne paraissait point comprendre ce qu’on lui disait et restait immobile. Cependant Paul ouvrit peu à peu les yeux.

— Il rend son âme à Dieu ! reprit Pierre en se signant.

— Vous avez raison… Quelle ridicule physionomie ! dit avec un sourire de commande le gentleman blessé.

— Va donc chercher de l’eau, imbécile ! cria Bazarof.

— C’est inutile… Le vertige s’est complètement dissipé… aidez-moi à m’asseoir… comme ça… il suffit de bander cette égratignure avec n’importe quoi, et je reviendrai à la maison à pied ; on pourrait aussi m’envoyer un drochki. Nous en resterons-là si vous voulez. Vous vous êtes conduit en homme d’honneur… aujourd’hui… aujourd’hui, notez-le bien.

— Il est inutile de rappeler le passé, répondit Bazarof, et quant à l’avenir, ne vous en embarrassez pas non plus, car je compte détaler d’ici au plus vite. Maintenant, laissez-moi vous bander la jambe, votre blessure est légère, mais il vaut toujours mieux arrêter le sang. Avant tout il faut que je rappelle ce mortel-là au sentiment de l’existence.

Bazarof saisit Pierre au collet, le secoua rudement et l’envoya chercher un drochki.

— Ne va pas effrayer mon frère, lui dit Paul, ne t’avise pas de lui rien rapporter.

Pierre s’éloigna rapidement, et, tandis qu’il courait chercher le drochki, les deux adversaires restaient assis l’un à côté de l’autre sans parler. Paul évitait de regarder Bazarof ; il n’avait aucune envie de se raccommoder avec lui, il se reprochait son emportement, sa maladresse, toute sa conduite dans cette affaire, quoiqu’il sentît fort bien qu’elle s’était terminée de la façon la plus heureuse possible. « Il nous débarrassera du moins de sa présence, » se disait-il pour se consoler, « c’est toujours cela de gagné. » Le silence que les deux adversaires continuaient à observer était pénible et embarrassant. Chacun d’eux avait la certitude que l’autre le comprenait parfaitement. Cette certitude est agréable à des amis, mais elle est très-désagréable à des ennemis, surtout lorsqu’ils ne peuvent ni s’expliquer, ni se séparer.

— N’ai-je pas bandé votre pied trop fort ? demanda enfin Bazarof.

— Non, ce n’est rien. Tout est parfait, répondit Paul, et peu d’instants après, il ajouta : — Il n’y aura pas possibilité de tromper mon frère ; je lui conterai que nous avons eu une dispute à propos d’une question politique.

— Fort bien, reprit Bazarof, vous pouvez dire que j’ai attaqué en votre présence tous les anglomanes.

— C’est cela ! À propos, que croyez-vous que pense de nous cet homme ? continua Paul en désignant de la main le même paysan qui peu d’instants avant le duel avait passé devant Bazarof en chassant ses chevaux, et qui cette fois ayant aperçu des maîtres, se découvrit et s’écarta de la route.

— Qui le sait ! répondit Bazarof ; probablement, à rien. Le paysan russe est précisément ce mystérieux inconnu dont il est tant parlé dans les romans d’Anne Ratcliffe. Qui le connaît ? il ne se connaît pas lui-même.

— Ah ! vous croyez ? reprit Paul, mais il s’écria tout à coup : — Voyez un peu la bêtise de votre Pierre ! voici mon frère lui-même qui arrive.

Bazarof se retourna et aperçut la figure pâle de Kirsanof assis dans le drochki. Sautant à terre avant que le cocher arrêtât, il courut vers son frère.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il d’une voix émue ; Eugène Vassilievitch, comment est-ce possible ?

— Ce n’est rien, répondit Paul ; on a eu tort de te déranger. Nous avons cédé à un mouvement de vivacité, M. Bazarof et moi ; j’en ai été un peu puni, voilà tout.

— Mais à quel propos, grand Dieu ?

— Comment t’expliquer cela ? M. Bazarof s’est exprimé en ma présence d’une manière inconvenante sur le compte de sir Robert Peel. Mais je me hâte d’ajouter que dans tout cela je suis le seul coupable, et que M. Bazarof s’est conduit fort honorablement. C’est moi qui l’ai provoqué.

— Je vois du sang ?

— Pensais-tu donc que j’avais de l’eau dans les veines ? Je t’assure que cette petite saignée me fera du bien. N’est-ce pas, docteur ? Aide-moi à monter en drochki, et ne t’abandonne pas à la mélancolie. Demain je serai bien portant. C’est cela, je suis à merveille. Allons ! partons cocher !

Kirsanof suivit le drochki à pied ; Bazarof était resté en arrière.

— Je dois vous prier de prendre soin de mon frère, lui dit Kirsanof, tant qu’on ne nous aura pas amené un médecin de la ville.

Bazarof s’inclina sans rien dire.

Une heure après, Paul était couché dans son lit et des bandages faits de main de maître entouraient sa jambe. Toute la maison était en l’air ; Fenitchka s’était trouvée mal. Kirsanof se tordait les mains en silence, et Paul riait, plaisantait, surtout avec Bazarof. Il avait mis une chemise de baptiste, une élégante veste du matin et un fez ; il exigeait qu’on ne baissât point les stores, et se plaignait comiquement du régime auquel il se voyait condamné.

Cependant un peu de fièvre se déclara dans la soirée, et il fut pris d’un mal de tête. Un médecin arriva de la ville. Kirsanof n’avait pas eu égard à la recommandation de son frère, et Bazarof lui-même avait exigé qu’on fît appeler un confrère. Jusqu’au moment de son arrivée, il s’était tenu presque constamment dans sa chambre, la mine irritée, le teint jaune, se bornant à faire de courtes visites au blessé. Il rencontra deux ou trois fois Fenitchka, qui s’éloigna de lui avec une sorte d’effroi. Le nouveau docteur prescrivit des boissons rafraîchissantes, et confirma l’opinion de Bazarof sur le peu de gravité de la blessure. Kirsanof lui dit que son frère s’était blessé lui-même, par imprudence, à quoi le docteur répondit : « Hem ? » mais ayant senti en ce moment un billet de vingt-cinq roubles glisser dans sa main, il ajouta : « Vraiment ! c’est un cas qui se présente assez souvent. » Personne ne se coucha, ni ne ferma l’œil, dans toute la maison. Kirsanof rentrait à chaque instant sur la pointe du pied dans la chambre de son frère, et en ressortait de même. Le blessé s’assoupissait, par moments, poussait de petits gémissements, disait à son frère : « Couchez-vous, » et demandait à boire. Kirsanof obligea une fois Fenitchka à lui présenter un verre de limonade ; Paul la regarda fixement et avala le verre de limonade sans en laisser une goutte. La fièvre augmenta avec le jour, et le blessé délira un peu. Il prononça d’abord des paroles incohérentes, puis il ouvrit tout à coup les yeux, et, apercevant son frère qui se tenait penché sur lui auprès du lit et le regardait d’un air inquiet, il lui dit :

— N’est-ce pas, Nicolas, que Fenitchka a quelque chose de Nelly ?

— De quelle Nelly me parles-tu, Paul ?

— Comment peux-tu me le demander ? La princesse R… ! Surtout dans le haut de la figure. C’est de la même famille…

Kirsanof ne répondit rien et s’étonna de la persistance des sentiments dans le cœur humain. Voilà comme cela est quand cela remonte à la surface, se dit-il.

— Ah ! combien j’aime cette créature… si nulle ! s’écria Paul d’une voix dolente, et en passant ses bras derrière sa tête. — Je ne souffrirai jamais qu’un insolent se permette de toucher… murmura-t-il peu d’instants après.

Kirsanof se borna à soupirer ; il ne soupçonnait guère à qui s’adressaient ces paroles.

Le lendemain Bazarof se rendit auprès de lui vers huit heures. Il avait eu le temps d’emballer ses effets, et de mettre en liberté toutes ses grenouilles, ses insectes et ses oiseaux.

— Vous venez me faire vos adieux ? lui dit Kirsanof en se levant.

— Mon Dieu, oui.

— Je vous comprends, et vous justifie entièrement. Mon pauvre frère a sans doute eu tort, aussi est-il puni. Je tiens de lui-même qu’il vous avait mis dans l’impossibilité d’agir autrement que vous ne l’avez fait. Je crois qu’il vous eût été difficile d’éviter ce duel qui… qui peut s’expliquer jusqu’à un certain point par l’antagonisme continuel de vos opinions réciproques (Nicolas Petrovitch s’embarrassait dans ses paroles et respirait péniblement). Mon frère est un homme irascible, obstiné, attaché aux anciennes idées… Je rends grâce à Dieu que tout se soit passé ainsi, sans autres conséquences. Du reste, j’ai pris toutes les mesures nécessaires pour empêcher la chose de s’ébruiter…

— Je vous laisserai mon adresse, et dans le cas où l’on viendrait à faire une histoire de tout cela, vous pourrez toujours me retrouver, dit Bazarof avec nonchalance.

— J’espère que la précaution sera inutile, Eugène Vassilitch… Je regrette beaucoup que votre séjour dans la maison ait eu une… pareille fin. Cela m’affecte d’autant plus qu’Arcade…

— Je le reverrai probablement, reprit Bazarof, à qui toute espèce « d’explication » ou de «  déclaration » causait un sentiment d’impatience. — S’il en était autrement, je vous prierais de le saluer de ma part et de lui exprimer tout le regret que j’éprouve.

— Et moi aussi, je vous demande… répondit Kirsanof en saluant ; mais Bazarof n’attendit pas la fin de la phrase et sortit.

Ayant appris que Bazarof allait partir, Paul exprima le désir de le voir et lui serra la main, mais Bazarof se montra suivant son ordinaire froid comme glace ; il comprenait fort bien que Paul voulait faire de la grandeur d’âme. Il ne put point prendre congé de Fenitchka ; il se borna à échanger un regard avec elle à la fenêtre. Elle lui parut triste. « Elle ne saura peut-être pas s’en tirer ? » se dit-il… « Pourquoi pas, après tout ? » Quant à Pierre, il s’attendrit à un tel point qu’il pleura contre l’épaule de Bazarof jusqu’au moment où celui-ci le calma en lui demandant « si ses yeux n’étaient pas plantés dans un endroit humide ? » et Douniacha fut obligé de courir dans le bois pour cacher son émotion. Celui qui causait toutes ces douleurs grimpa sur une téléga, alluma un cigare ; et, lorsque, à quatre verstes de là, au tournant du chemin, il découvrit pour la dernière fois la maison de Kirsanof et toutes ses dépendances, il cracha[2] en murmurant entre ses dents : « maudits gentillâtres ! » et s’enveloppa dans son manteau.

L’état de Paul ne tarda point à s’améliorer ; mais il garda encore le lit près d’une semaine. Il supporta sa captivité, comme il le disait, assez patiemment ; mais il donnait une grande partie de son temps à sa toilette et faisait continuellement brûler de l’eau de Cologne. Kirsanof lui lisait le journal, et Fenitchka le servait comme d’habitude ; elle lui apportait du bouillon, de la limonade, des œufs à la coque, du thé ; mais un secret effroi s’emparait d’elle toutes les fois qu’elle entrait dans sa chambre. L’incartade inattendue de Paul Petrovitch avait épouvanté tous les habitants de la maison, et surtout Fenitchka ; Prokofitch était le seul qui en parlât avec le plus grand sang-froid ; il disait que de son temps les maîtres se battaient souvent de cette manière, « mais à la rigueur entre eux, et jamais avec des malotrus comme celui-là. On faisait fouetter ces gens-là à l’écurie, lorsqu’ils étaient insolents. »

La conscience de Fenitchka ne lui reprochait presque rien ; mais elle était très-tourmentée quand il lui venait des soupçons sur la véritable cause de la querelle ; de plus Paul la regardait d’une façon si étrange… que, même, le dos tourné, elle sentait l’effet de ses yeux. Elle maigrit par suite de cette agitation constante, et comme toujours chez les femmes de cet âge, elle n’en devint que plus jolie.

Une fois, (c’était un matin,) Paul se sentant beaucoup mieux, quitta son lit pour s’étendre sur son divan ; Kirsanof vint lui demander des nouvelles de sa santé, et sortit pour voir battre le blé. Fenitchka apporta une tasse de thé, et, l’ayant placée sur la table, elle se disposait à se retirer quand Paul la retint.

— Pourquoi voulez-vous me quitter si vite, Fedossia Nikolaïevna, lui dit-il ; est-ce que vous avez quelque chose à faire ?

— Non… oui… J’ai à verser le thé là-bas.

— Douniacha le fera en votre absence ; restez un peu avec un pauvre malade. D’ailleurs, j’ai à vous parler.

Fenitchka s’assit en silence sur le bord d’un fauteuil.

— Écoutez, reprit Paul en tirant sa moustache ; il y a longtemps que je voulais vous demander… pourquoi vous paraissez avoir peur de moi ?

— Comment ?

— Oui. Vous… vous ne me regardez jamais droit dans les yeux ; il semble que votre conscience ne soit pas tout à fait pure.

Fenitchka rougit[3], mais elle regarda Paul Petrovitch. Son air lui parut si étrange, qu’elle en frémit secrètement au fond du cœur.

— Votre conscience est-elle pure ? lui demanda-t-il.

— Pourquoi ne le serait-elle pas ? dit-elle à voix basse.

— Que sais-je ! Du reste, à l’égard de qui pourriez-vous être coupable ? Ce ne saurait être envers moi. Serait-ce à l’égard de quelque autre personne de la maison ? Cela me paraît également inadmissible. À l’égard de mon frère ?… Non, car vous l’aimez.

— Oh ! oui, je l’aime.

— De tout votre cœur, de toutes vos forces ?

— J’aime Nicolas Petrovitch de tout mon cœur !

— Vraiment ? Regardez-moi un peu, Fenitchka (c’était la première fois qu’il lui donnait ce nom)… Vous savez… que le mensonge est un grand péché.

— Je ne mens pas, Paul Petrovitch. Si je n’aimais pas Nicolas Petrovitch, je ne mériterais pas de vivre.

— Et vous ne le changeriez pour personne ?

— Pour qui pourrais-je donc le changer !

— Pour qui ? Qui sait ! Tenez, par exemple, pour ce monsieur qui vient de nous quitter.

Fenitchka se leva.

— Au nom du ciel ! Paul Petrovitch, pourquoi me tourmentez-vous comme cela ! Que vous ai-je fait ? Comment peut-on dire des choses pareilles ?

— Fenitchka, reprit Paul Petrovitch avec tristesse ; j’ai tout vu…

— Qu’avez-vous vu ?

— Là-bas… dans le bosquet…

Fenitchka rougit subitement jusqu’aux cheveux.

— Est-ce ma faute ? dit-elle avec effort.

Paul se souleva.

— Vous n’êtes pas coupable ? Non ? En aucune manière ?

— Je n’aime et n’aimerai jamais qu’un seul homme au monde ; c’est Nicolas Petrovitch, répondit Fenitchka avec une énergie subite, tandis que des sanglots prêts à éclater gonflaient son cou ; — et quant à ce que vous avez vu, je déclarerai au jour du jugement dernier que je n’ai pas à me le reprocher ; plutôt mourir tout de suite, s’il le faut, que d’être soupçonnée d’une chose aussi affreuse que d’avoir manqué à mon bienfaiteur Nicolas Petrovitch…

Sa voix s’éteignit, et elle sentit au même instant que Paul lui saisissait sa main et la pressait avec force… Elle le regarda et demeura pétrifiée. Il était encore plus pâle qu’auparavant ; ses yeux étincelaient ; et, ce qu’il y avait de plus surprenant encore, une larme pesante et solitaire coulait lentement sur sa joue.

— Fenitchka ! dit-il d’une voix étranglée et sourde ; aimez ! aimez mon frère ! Il est si bon, si digne d’affection ! Ne le changez pour personne au monde, et n’écoutez les conseils de personne ! Rien n’est plus affreux, sachez-le bien, que d’aimer sans retour ! Restez toujours fidèle à mon pauvre Nicolas !

Les larmes de Fenitchka se séchèrent, et son effroi se dissipa, tant sa surprise était grande. Mais que dut-elle éprouver lorsque Paul lui prit la main et la pressa contre ses yeux ; puis la reprit et l’approcha de sa bouche, sans la baiser, mais en poussant de temps en temps un soupir convulsif…

— Grand Dieu ! se dit-elle ; il va peut-être avoir une attaque.

Elle ne se doutait pas que dans cet instant tout le passé de Paul Petrovitch se retraçait douloureusement dans son cœur.

Les marches de l’escalier crièrent sous des pas précipités… Il repoussa Fenitchka loin de lui, et mit la tête sur un des coussins du divan. La porte s’ouvrit, et laissa entrer Kirsanof, tout réjoui, le visage frais et animé. Mitia, non moins frais et enluminé que lui, sautillait en chemise dans ses bras, et accrochait avec ses petits pieds nus les larges boutons du paletot de son père.

Fenitchka se précipita vers Kirsanof, et l’étreignant avec force, ainsi que son fils, appuya sa tête contre son épaule. Kirsanof en parut surpris ; Fenitchka, timide et réservée, ne lui faisait jamais la moindre caresse en présence de quelqu’un.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-il ; puis, ayant regardé son frère, il remit l’enfant à sa mère. — Tu ne te sens pas plus mal ? ajouta-t-il en s’approchant de Paul.

Celui-ci cacha sa figure dans un mouchoir de batiste.

— Non, ce n’est rien… Au contraire… je me trouve beaucoup mieux.

— Tu as eu tort de quitter ton lit, lui dit Kirsanof. Où vas-tu ? ajouta-t-il en s’adressant à Fenitchka ; mais celle-ci avait déjà tiré la porte derrière elle. — J’étais venu te montrer mon petit luron ; il s’ennuyait de ne pas voir son oncle. Pourquoi l’a-t-elle emporté ? Mais qu’as-tu donc ? Est-ce qu’il s’est passé quelque chose entre vous ?

— Frère ! dit solennellement Paul Petrovitch.

Kirsanof tressaillit. Il éprouvait un sentiment de peur dont il ne pouvait se rendre compte.

— Frère ! répéta Paul ; promets-moi de remplir la demande que je vais te faire.

— Qu’est-ce que tu veux, Paul ?

— C’est une chose fort importante ; tout le bonheur de ta vie en dépend. J’ai souvent réfléchi, depuis quelque temps, à ce que je me propose de te dire… Frère, remplis ton devoir, le devoir d’un homme d’honneur, mets fin à la situation irrégulière et d’un mauvais exemple dans laquelle tu te trouves placé, toi, le meilleur des hommes !

— Que veux-tu dire, Paul ?

— Épouse Fenitchka… elle t’aime ; elle est la mère de ton fils.

Kirsanof recula d’un pas et se joignit les mains.

— C’est toi qui me donnes ce conseil, Paul ! toi, que je regardais comme le plus implacable adversaire de ces sortes de mariages ! Tu me donnes ce conseil ! Mais, si je n’ai pas rempli jusqu’à présent ce que tu appelles avec raison le plus saint des devoirs, c’est uniquement par égard pour toi !

— Je regrette que ta considération pour moi t’ait retenu à ce point, répondit Paul avec un triste sourire. — Je commence à croire que Bazarof avait raison de m’appeler aristocrate. Oui, mon cher frère, il faut cesser de poser, d’agir en vue du monde ; nous sommes déjà vieux, et la vie nous a rendus humbles ; mettons de côté tous ces vains tracas. Comme tu l’as fort bien dit, remplissons notre devoir ; et il est fort probable que nous aurons encore le bonheur par-dessus le marché !

Kirsanof embrassa son frère avec effusion.

— Tu m’as définitivement ouvert les yeux ! s’écria-t-il. Je t’avais toujours considéré comme le meilleur et le plus intelligent des hommes ; je vois maintenant que tu es en outre aussi sage que généreux.

— Doucement ! doucement ! répondit Paul Petrovitch. Prends garde à la jambe de ton généreux frère, qui vient, à quarante-cinq ans passés, de se battre en duel comme un sous-lieutenant. Ainsi donc, la chose est décidée : Fenitchka sera ma belle-sœur.

— Mon cher Paul !… Mais que dira Arcade ?

— Arcade ? il en triomphera, je te le certifie ! Le mariage n’est point, il est vrai, dans ses principes, mais cela flattera son amour de l’égalité. Au fait, que signifient toutes ces distinctions, ces castes, au dix-neuvième siècle !

— Ah ! Paul, Paul ! laisse-moi t’embrasser encore une fois ! Ne crains rien, je prendrai garde à ta jambe.

Les deux frères s’embrassèrent.

— Qu’en penses-tu ? Ne faudrait-il pas lui annoncer ta résolution tout de suite ? demanda Paul Petrovitch.

— Pourquoi se presser ? répondit Kirsanof. Est-ce que vous en avez parlé ?

— En parler ? Nous ? Quelle idée !

— Tant mieux ! Commence par te rétablir ; l’affaire ne nous échappera pas. Il faut réfléchir mûrement…

— Tu y es pourtant bien décidé ?

— Sans doute, et je te remercie sincèrement de m’y avoir amené. Je vais te laisser ; il faut que tu te reposes ; les émotions te sont contraires… Mais nous reviendrons encore là-dessus. Tâche de dormir un peu, mon cher ami, et que Dieu te donne promptement la santé !

« Pourquoi me remercie-t-il comme il le fait ? se demanda Paul lorsqu’il fut seul. Comme si l’affaire ne dépendait pas de lui ! Et moi, dès qu’il sera marié, j’irai me fixer quelque part, loin d’ici, à Dresde ou à Florence, et j’y vivrai jusqu’à ce que je crève. »

Paul se mouilla le front avec de l’eau de Cologne et ferma les yeux. À la lueur du jour, qui donnait en plein dans la chambre, sa belle tête amaigrie posée sur un oreiller blanc, ressemblait à une figure de mort… C’était un mort en effet…



  1. Proverbe russe qui veut dire qu’on ne peut pas dissimuler bien longtemps.
  2. Signe de mépris et de dédain chez les Russes, comme chez les orientaux.
  3. On dit en Russie : « Quand la conscience n’est pas pure on ne peut regarder personne en face. »