Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 227-237).


XXII


Après avoir conduit Arcade jusqu’à sa voiture, avec des regrets ironiques et certains mots qui donnaient à entendre qu’il devinait le véritable but de son voyage, Bazarof se mit à vivre tout à fait à l’écart ; il semblait en proie à une fièvre de travail. Il ne se disputait plus avec Paul, celui-ci prenant des airs par trop aristocratiques dans ces circonstances, et s’exprimant moins par des paroles que par des sons. Une fois seulement Paul s’était lancé dans une discussion avec le nihiliste à propos des droits de la noblesse des provinces de la Baltique, qui étaient à l’ordre du jour dans ce temps-là, mais il s’arrêta tout à coup, et dit avec une froide politesse :

— Au reste, nous ne nous entendrons jamais. Moi, du moins, je n’ai pas l’honneur de vous comprendre.

— Je n’en doute pas ! s’écria Bazarof. L’homme peut tout comprendre : les ondulations de l’éther et les changements qui s’opèrent au soleil, mais il ne comprendra jamais qu’on puisse se moucher autrement qu’il ne le fait.

— Vous trouvez cela spirituel ? reprit Paul, et il alla se placer à l’autre extrémité de la chambre.

Cependant il lui arriva de demander à Bazarof la permission d’assister à ses expériences. Paul approcha même une fois du microscope son visage lavé et parfumé avec les plus rares essences ; il s’agissait de voir un infusoire transparent avaler un atome verdâtre, qu’il tournait et retournait avec des appendices fixés dans sa gorge. Nicolas Petrovitch visitait beaucoup plus souvent que son frère la chambre de Bazarof ; il serait venu tous les jours y prendre sa leçon, comme il disait, si les affaires domestiques ne l’avaient appelé ailleurs. Il ne gênait en rien le jeune naturaliste ; il s’asseyait dans un coin de la chambre, suivait attentivement ses expériences et ne se permettait que rarement de lui adresser une question discrète. Pendant le dîner et le souper, il cherchait à amener la conversation sur la physique, la géologie ou la chimie, tous les autres sujets, même les questions d’agronomie, sans parler, bien entendu, des affaires politiques, pouvant faire naître sinon des disputes, du moins des discussions désagréables. Kirsanof se doutait bien que l’aversion de son frère pour Bazarof n’avait point diminué. Une circonstance, peu importante d’ailleurs, vint le confirmer dans cette opinion. Le choléra commençait à se montrer dans les environs, et il avait même enlevé deux habitants de Marino. Paul en fut assez gravement atteint une nuit ; il souffrit jusqu’au matin, sans recourir à la science de Bazarof. Lorsqu’il le vit le lendemain et que celui-ci lui demanda pourquoi il ne l’avait pas fait appeler, il lui répondit, tout pâle encore, mais cependant peigné et rasé avec soin : « Il me semble vous avoir entendu dire que vous ne croyez pas à la médecine. » Tout cela n’empêchait point Bazarof de poursuivre sans relâche ses travaux solitaires ; il y avait pourtant dans la maison une personne à laquelle il ne s’ouvrait pas entièrement, il est vrai, mais dont la société lui plaisait ; cette personne était Fenitchka. Il la rencontrait ordinairement le matin de bonne heure, dans le jardin ou dans la cour ; il n’entrait jamais dans sa chambre, et elle ne s’approcha qu’une seule fois de sa porte, pour lui demander si elle ferait bien de baigner Mitia. Et pourtant, loin de le craindre, elle avait en lui une entière confiance et se sentait en sa présence plus libre et plus hardie que devant Nicolas Petrovitch lui-même. Il serait assez difficile d’en dire la raison ; peut-être cela tenait-il à ce qu’elle comprenait instinctivement qu’il n’y avait chez Bazarof absolument rien du gentilhomme, du barine, rien de cette espèce de supériorité qui attire et effraye tout à la fois. Il était à ses yeux un excellent docteur et un honnête homme. Sa présence ne l’empêchait point de s’occuper de son enfant, et un jour qu’elle se sentit prise subitement d’un étourdissement et d’un mal de tête, elle accepta de sa main une cuillerée de médecine. Devant Nicolas Petrovitch, elle se montrait moins familière avec Bazarof, nullement par calcul, mais par je ne sais quel sentiment de convenance. Paul lui inspirait plus que jamais de la crainte ; il semblait épier sa conduite depuis quelque temps, et survenait tout à coup, comme s’il fût sorti de dessous terre, derrière le dos de Fenitchka, dans son costume anglais, avec sa figure immobile, son regard pénétrant et les mains dans ses poches. « Il vous donne le frisson, » disait Fenitchka à Douniacha, et celle-ci répondait par un soupir que lui arrachait le souvenir d’un autre insensible. C’était Bazarof qui, sans le savoir, était devenu le cruel tyran de son âme.

Si Bazarof plaisait à Fenitchka, ce sentiment était payé de retour. En causant avec la jeune fille, la figure de Bazarof prenait une expression nouvelle ; elle devenait plus sereine, presque douce, et en même temps une sorte de prévenance moqueuse se mêlait à sa nonchalance ordinaire. Fenitchka embellissait de jour en jour. Il vient une époque pour les jeunes femmes où elles commencent subitement à se développer et à fleurir comme les roses d’été : ce temps était venu pour Fenitchka. Tout l’y disposait, même les chaleurs du mois de juillet dans lequel on venait d’entrer. Vêtue d’une légère robe blanche, elle semblait encore plus blanche et plus légère elle-même ; le soleil ne la hâlait pas, et la chaleur, dont il était impossible de se garantir, rougissait légèrement ses joues et ses oreilles, répandait sur tout son être une douce paresse, et donnant à ses jolis yeux la langueur d’un demi-sommeil, ajoutait comme une tendresse involontaire à ses regards. Elle ne pouvait presque point travailler, ses mains glissaient pour ainsi dire de ses genoux. À peine se sentait-elle en état de marcher, et ne cessait de se plaindre avec un affaissement comique.

— Tu devrais te baigner plus souvent, lui disait Kirsanof. Il avait fait construire une grande tente à cet usage sur un de ses étangs qui n’était pas encore tout à fait desséché.

— Oh ! Nicolas Petrovitch ! Mais avant d’arriver à l’étang je serais morte, ou je mourrais en revenant. Vous savez bien qu’il n’y a pas d’ombre dans le jardin.

— C’est vrai, répondait Kirsanof en se frottant le front.

Un matin, il était près de sept heures, Bazarof, qui revenait de la promenade, trouva Fenitchka dans le bosquet de seringat, depuis longtemps défleuri, mais encore frais et vert. Elle était assise sur le banc, la tête couverte d’un mouchoir blanc ; à ses côtés se trouvait un tas de roses blanches et rouges toutes couvertes de rosée. Il lui souhaita le bonjour.

— Ah ! Eugène Vassilitch ! lui dit-elle en levant un peu le coin du mouchoir pour le regarder, et dans ce mouvement son bras se découvrit jusqu’au coude.

— Que faites-vous là ? répondit Bazarof en s’asseyant auprès d’elle ; des bouquets ?

— Oui, pour mettre sur la table lorsqu’on déjeunera. Nicolas Petrovitch aime beaucoup cela.

— Mais on ne déjeunera pas de sitôt. Quelle quantité de fleurs !

— Je viens de les cueillir, avant que la chaleur ne m’empêche de sortir. On ne peut respirer qu’à cette heure-ci. Je n’en peux plus de la chaleur ; je crains d’en tomber malade.

— Quelle idée ! Donnez-moi le bras, que je vous tâte un peu le pouls.

Bazarof lui prit la main, plaça le doigt sur l’artère fine et bien cachée sous une peau douce et moite, et ne se donna pas même la peine d’en compter les calmes pulsations.

— Vous vivrez cent ans, dit-il en lâchant sa main.

— Ah ! Dieu m’en préserve ! s’écria-t-elle.

— Pourquoi ? Vous ne vous souciez donc pas de vivre longtemps ?

— Cent ans ! Ma grand’mère a vécu jusqu’à quatre-vingts ans ; et c’était un vrai martyre ! Toute noire, sourde, contrefaite, toujours toussant ; vraiment à charge à elle-même. Est-ce vivre cela ?

— Il vaut donc mieux être jeune ?

— Je le crois bien !

— Et pourquoi ? Dites-moi ça.

— Comment ? mais me voilà par exemple ; je suis encore jeune, et je peux tout faire ; je vais, je viens, je me sers et n’ai besoin de personne… Que faut-il de plus ?

— Quant à moi, que je sois jeune ou vieux, peu m’importe ; cela m’est égal.

— Comment pouvez-vous dire que cela vous est égal ? Il est impossible que vous le pensiez.

— Je vous en fais juge, Fedossia Nikolaïevna : à quoi me sert la jeunesse ? Je vis seul, en vrai orphelin…

— Cela dépend de vous.

— C’est ce qui vous trompe. Personne ne veut s’apitoyer sur moi.

Fenitchka le regarda à la dérobée, mais ne lui répondit pas.

— Quel livre avez-vous là ? lui demanda-t-elle quelques instants après.

— C’est un ouvrage savant, difficile à comprendre.

— Vous étudiez toujours ! Cela ne vous ennuie donc pas ? Vous devriez pourtant tout savoir déjà, il me semble.

— Il paraît que non. Essayez donc de lire un peu dans ce livre.

— Mais, je n’y comprendrai rien. Est-ce du russe ? demanda Fenitchka en prenant de ses deux mains le volume à épaisse reliure que tenait Bazarof : — Comme il est gros !

— C’est bien du russe.

— Peu importe ; je n’y comprendrai rien.

— Je le sais bien ; mais je voudrais vous voir lire. Quand vous lisez, le bout de votre nez remue très-gentiment.

Fenitchka, qui essayait de déchiffrer à voix basse un paragraphe traitant « de la créosote, » se mit à rire et repoussa le livre qui glissa par terre.

— J’aime aussi votre rire, reprit Bazarof.

— Finissez donc !

— J’aime à vous entendre parler. On dirait le murmure d’un petit ruisseau.

Fenitchka détourna la tête.

— Comme vous êtes drôle ! dit-elle en promenant ses doigts sur les fleurs. Pourquoi m’écouteriez-vous ? vous avez dû causer avec des dames si instruites !

— Ah ! Fedossia Nikolaïevna, croyez-moi, toutes les dames instruites de la terre ne valent pas seulement votre coude.

— Vous ne savez qu’inventer ! dit Fenitchka à voix basse et en se serrant les bras contre le corps.

Bazarof releva le livre.

— C’est un livre de médecine, dit-il ; pourquoi l’avez jeté par terre ?

— Un livre de médecine ? répéta Fenitchka en se tournant vers lui. Vous rappelez-vous que vous m’avez donné des gouttes ? Eh bien, depuis ce temps-là, Mitia dort comme un charme. Combien je vous suis reconnaissante ! vous êtes si bon ! vrai !

— À la rigueur, tout médecin devrait être payé, reprit Bazarof en souriant ; les médecins, vous devez le savoir, sont des gens intéressés.

Fenitchka regarda Bazarof ; le reflet blanchâtre qui éclairait le haut de sa figure donnait à ses yeux une teinte encore plus foncée. Elle ne savait s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait.

— Avec plaisir ; lui répondit-elle ; mais il faudrait en parler à Nicolas Petrovitch…

— Vous croyez donc que je veux de l’argent ? reprit Bazarof ; non, ce n’est pas de l’argent que je vous demande.

— Quoi donc ?

— Quoi ? répéta Bazarof ; devinez ?

— Est-ce que je sais ?

— Dans ce cas je vais vous le dire ; je voudrais avoir… une de ces roses.

Fenitchka se mit à rire de nouveau et frappa même des mains, tant la demande de Bazarof lui parut singulière. Elle se sentait très-flattée en même temps. Bazarof la regardait fixement.

— Volontiers ! volontiers ! dit-elle enfin ; et, se penchant sur le banc, elle se mit à choisir une rose. Est-ce une rouge ou une blanche que vous voulez ?

— Une rouge, et pas trop grande.

Fenitchka se redressa.

— Tenez, lui dit-elle, mais elle retira aussitôt la main qu’elle venait de tendre, se mordit les lèvres, jeta les yeux du côté de l’entrée du bosquet, et prêta l’oreille.

— Qu’avez-vous ? demanda Bazarof ; est-ce Nicolas Petrovitch ?

— Non ; il est dans les champs… et d’ailleurs je ne le crains pas. Mais Paul Petrovitch… ; je croyais…

— Comment ? Pourquoi craignez-vous Paul Petrovitch ?

— Il me fait peur. Ce n’est pas qu’il me parle, non ; mais il me regarde d’un air si singulier ! Au reste, vous ne l’aimez pas non plus. Je me rappelle que dans le temps vous vous disputiez toujours avec lui. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, mais je comprenais que vous le retourniez joliment… comme ça… comme ça.

Fenitchka montra avec les mains comment, suivant elle, Bazarof retournait Paul Petrovitch.

Bazarof sourit.

— Et s’il avait eu l’air de l’emporter sur moi, lui dit-il, vous auriez pris ma défense ?

— Est-ce que je pourrais vous défendre ? Mais on ne vient pas à bout de vous si facilement que ça.

— Vous croyez ? Eh bien, moi je connais une main qui pourrait me renverser d’un doigt.

— Quelle est cette main ?

— Comme si vous ne le saviez pas ! Sentez la rose que vous m’avez donnée ; elle sent bien bon.

Fenitchka tendit le cou et approcha sa figure de la fleur… Le mouchoir glissa de sa tête sur son épaule, et laissa à découvert une épaisse chevelure noire, brillante, et un peu en désordre.

— Attendez ; je veux la sentir avec vous, dit Bazarof, et se baissant, il baisa avec force les lèvres entr’ouvertes de la jeune fille.

Elle tressaillit, et appuya ses deux mains contre la poitrine de Bazarof ; mais elle les appuya faiblement, et il put lui donner un second baiser. Une toux sèche se fit entendre derrière le feuillage. Fenitchka se jeta précipitamment à l’autre extrémité du banc. Paul se montra, fit un léger salut, dit lentement, mais avec une expression de tristesse amère : « Vous êtes ici ? » et s’éloigna. Fenitchka ramassa aussitôt ses roses et sortit du bosquet.

— C’est bien mal à vous, Eugène Vassilitch, murmura-t-elle à voix basse, en s’éloignant.

Bazarof se rappela une scène du même genre et encore récente ; ce souvenir réveilla dans son cœur une sorte de honte, et presque du mépris pour lui-même. Mais il secoua aussitôt la tête, se félicita ironiquement « de marcher sur les traces de Céladon, » et regagna sa chambre.

Quant à Paul, il sortit du jardin et se dirigea à pas lents du côté des bois. Il fut absent assez longtemps, et lorsqu’il revint pour le déjeuner, Kirsanof lui demanda avec inquiétude « s’il se portait bien ? » tant sa figure s’était assombrie.

— Tu sais que je suis sujet à des épanchements de bile, lui répondit tranquillement Paul.