Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 164-175).


XIX


Quoique madame Odintsof eût un grand empire sur elle-même et fût au-dessus de bien des préjugés, elle ne se sentit pourtant pas à son aise lorsqu’il lui fallut paraître dans la salle à manger. Au reste, le repas s’écoula sans aucun incident. Porphyre Platonitch arriva et raconta diverses anecdotes. Il revenait de la ville. Entre autres nouvelles, il y avait appris que le gouverneur avait prescrit aux fonctionnaires attachés à sa personne de porter des éperons, dans le cas où il les enverrait quelque part à cheval, pour plus de célérité. Arcade causait à voix basse avec Katia et rendait, en fin diplomate, de petits services à la princesse. Bazarof était obstinément silencieux et sombre. Madame Odintsof, lorsqu’il tenait les yeux baissés, jeta deux ou trois fois un regard furtif sur sa figure sévère et bilieuse, empreinte d’une fermeté méprisante et elle se dit : « Non, non, non. » Après le dîner, elle se rendit avec tout le monde dans le jardin ; et voyant que Bazarof désirait lui parler, elle fit quelques pas en avant et s’arrêta.

Il s’approcha d’elle, toujours les yeux baissés, et lui dit d’une voix sourde :

— Je vous dois des excuses. Il est impossible que vous ne m’en veuillez pas.

— Non ; je ne suis pas fâchée contre vous, répondit madame Odintsof ; mais je suis affligée.

— Tant pis. Dans tous les cas, je suis assez puni. Ma position, vous en conviendrez, est des plus sottes. Vous m’avez écrit : « Pourquoi partir ? » Et moi je ne peux ni ne veux rester. Demain je serai parti.

— Eugène Vassilitch, pourquoi…

— Pourquoi je pars ?

— Non ; ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Le passé ne revient pas, Anna Serghéïevna… et tôt ou tard cela devait arriver. Vous le voyez, il faut absolument que je parte. Je ne pourrais rester qu’à une seule condition. Cette condition ne se réalisera jamais. Pardonnez à ma hardiesse ; mais, n’est-ce pas, vous ne m’aimez point, et vous ne m’aimerez jamais ?

Les yeux de Bazarof étincelèrent pour un moment sous leurs sourcils noirs.

Anna Serghéïevna ne lui répondit pas. — « Cet homme me fait peur, » se dit-elle en ce moment.

— Adieu ; lui dit Bazarof, comme s’il eût deviné sa pensée, et il se dirigea vers la maison.

Anna Serghéïevna le suivit à pas lents. Elle appela Katia, lui prit le bras et ne la quitta pas jusqu’au soir. Elle ne se mit point au jeu, rit du bout des dents à tout propos, ce qui n’allait nullement à sa figure pâle et fatiguée. Arcade n’y comprenait rien et l’observait comme le font tous les jeunes gens, c’est-à-dire qu’il se demandait continuellement : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Bazarof s’était enfermé dans sa chambre. Il parut pourtant pour le thé. Madame Odintsof aurait bien voulu lui adresser quelques bonnes paroles ; mais elle ne savait que lui dire.

Une circonstance imprévue vint à son secours : le maître d’hôtel annonça Sitnikof. Il serait difficile de rendre exactement l’étrange entrée que fit le jeune progressiste. S’étant décidé, avec l’impudence qui lui était propre, à aller chez une femme qu’il connaissait à peine, qui ne l’avait jamais invité, mais chez laquelle il savait que des gens d’esprit de sa connaissance se trouvaient pour le moment, il n’en était pas moins terriblement intimidé ; et, au lieu de prononcer les excuses et les compliments qu’il avait préparés d’avance, il balbutia je ne sais quelles balivernes, disant que Eudoxie Koukchine l’avait envoyé savoir des nouvelles d’Anna Serghéïevna, et qu’Arcade Nikolaïévitch s’était toujours exprimé sur le compte de celle-ci avec les plus grands éloges. Il resta court au beau milieu de ces stupidités, et perdit la tête si bien, qu’il s’assit sur son propre chapeau. Cependant, comme personne ne le chassa, et qu’Anna Serghéïevna le présenta même à sa tante et à sa sœur, il se remit bientôt à jaser comme de coutume. L’apparition de la sottise humaine a souvent son utilité en ce monde ; elle relâche les cordes trop tendues et calme des sentiments trop présomptueux et trop vains, en leur rappelant que sottise et esprit ont une origine commune et presque de l’analogie. L’arrivée de Sitnikof imprima à toutes choses, dans la maison, un tour plus commun — et plus simple ; chacun soupa même avec plus d’appétit, et on se sépara, le soir, une demi-heure plus tôt que de coutume.

— Maintenant, dit Arcade, de son lit, à Bazarof, qui se disposait aussi à se coucher, tu peux répéter ce que tu m’as dit une fois : « Pourquoi es-tu si triste ? C’est sans doute parce que tu as rempli quelque devoir sacré. »

Depuis quelque temps les deux jeunes gens avaient pris l’habitude de se taquiner d’une façon aigre-douce, signe certain d’un secret mécontentement et de soupçons qu’on veut cacher.

— Je m’en vais demain chez le père, dit Bazarof.

Arcade se redressa et s’appuya sur son coude. Cette nouvelle le surprit et le réjouit en même temps.

— Oh ! répondit-il, et c’est pour cela que tu es triste ?

— Qui veut trop savoir vieillit vite[1], dit Bazarof en bâillant.

— Et Anna Serghéïevna ? reprit Arcade.

— Eh bien, quoi ? Anna Serghéïevna ?

— Je voulais dire : te laissera-t-elle partir ?

— Je ne suis pas à ses gages.

Arcade devint pensif, et Bazarof se tourna la figure contre le mur.

Les deux amis gardèrent le silence pendant plusieurs minutes.

— Eugène ! s’écria tout à coup Arcade.

— Quoi ?

— Je partirai demain avec toi.

Bazarof ne lui répondit point.

— Mais je retournerai à la maison, continua Arcade ; nous irons ensemble jusqu’au hameau de Khoklov, où tu pourras t’arranger avec Fedote pour continuer ta route. J’aurais aimé à faire connaissance avec tes parents, mais je craindrais de les gêner, et de te gêner toi-même. Ensuite, j’espère bien que tu repasseras à la maison un moment ?

— J’ai laissé mon bagage chez toi, répondit Bazarof sans se retourner.

« Comment ne me demande-t-il pas pourquoi je pars ? Et cela encore si inopinément, comme moi ? se dit Arcade. Au fait, pourquoi est-ce que nous partons, lui et moi ? »

Ces questions demeurèrent irrésolues dans l’esprit d’Arcade, et son cœur se remplit d’une secrète amertume. Il sentait qu’il lui serait difficile de quitter le genre de vie auquel il s’était habitué ; mais rester seul après le départ de Bazarof lui semblait encore plus difficile. « Il s’est sans doute passé quelque chose entre eux, se dit-il ; à quoi bon resterais-je planté là devant elle après son départ ? Je lui déplairai décidément, et je me perdrai tout-à-fait auprès d’elle. » Il se représenta vivement Anna Serghéïevna, puis, d’autres traits remplacèrent peu à peu la figure de la jeune veuve…

— Katia me fait aussi de la peine ! chuchota Arcade contre son oreiller, sur lequel il venait de laisser tomber une larme… Mais rejetant tout à coup ses cheveux en arrière, il s’écria :

— Pourquoi diable cet imbécile de Sitnikof est-il arrivé ici ?

Bazarof se remua dans son lit.

— Je m’aperçois, mon cher, que tu es encore bien bête, dit-il enfin. Les Sitnikof nous sont indispensables. Les idiots de son espèce me sont absolument nécessaires. M’entends-tu ? Ce n’est pas aux dieux à faire les pots[2].

« Eh ! eh ! » se dit Arcade ; et pour la première fois se présenta à lui, dans toute sa grandeur, l’amour-propre de Bazarof. « Nous sommes donc des dieux, toi et moi ? je devrais dire, toi, car moi ne serais-je pas un idiot, par hasard ? »

— Oui, reprit Bazarof, tu es encore bête.

Madame Odintsof ne montra point une grande surprise lorsque Arcade lui annonça, le lendemain, qu’il partait avec Bazarof ; elle paraissait distraite et fatiguée. Katia le regarda d’un air sérieux et ne dit rien ; la princesse se signa la poitrine sous son châle, de façon qu’il ne pût manquer de le remarquer ; quant à Sitnikof, cette nouvelle le démonta complètement. Il venait de mettre, pour le déjeuner, un habit neuf, et qui, pour cette fois, n’avait rien du slavophile ; la veille, le domestique chargé de le servir avait paru tout surpris en voyant la quantité de linge que le nouvel hôte avait apporté ; et voici que ses compagnons l’abandonnent ! Il se démena un peu avec angoisse ; un lièvre poursuivi hésite ainsi sur la lisière du bois ; puis il annonça tout à coup, d’un air effaré, presque avec un cri, qu’il se proposait aussi de partir. Madame Odintsof ne le pressa point de rester.

— Ma calèche est très-confortable, dit le malheureux jeune homme à Arcade, je peux vous ramener chez vous. Eugène Vassilitch n’a qu’à prendre votre tarantass ; c’est même beaucoup plus commode.

— Y pensez-vous ? notre campagne n’est pas du tout sur votre chemin ; vous seriez obligé de faire un grand détour.

— Ce n’est rien, j’ai beaucoup de temps à moi, et d’ailleurs mes affaires m’appellent de ce côté-là.

— Des affaires d’eau-de-vie ? répondit Arcade d’un air un peu trop méprisant.

Mais Sitnikof était si bouleversé qu’il ne se mit point à rire, suivant son habitude.

— Je vous assure que ma calèche est très-commode, continua-t-il, et il y aura place pour tout le monde.

— Ne chagrinez pas M. Sitnikof par un refus, dit Anna Serghéïevna.

Arcade la regarda et s’inclina profondément.

Le départ eut lieu après le déjeuner. Au moment des adieux, madame Odintsof tendit sa main à Bazarof et lui dit :

— Au revoir. N’est-ce pas ?

— Comme vous le voudrez.

— Dans ce cas, nous nous reverrons.

Arcade descendit le premier l’escalier ; il s’établit dans la calèche de Sitnikof. Le maître d’hôtel l’aida respectueusement à y monter, et lui, il se sentait assez disposé à le battre ou à pleurer. Bazarof monta dans le tarantass. Lorsqu’on fut arrivé au hameau de Khoklov, Arcade attendit que le maître de l’auberge, Fédote, eût attelé ses chevaux au tarantass ; il s’approcha alors de la voiture et dit à Bazarof avec la cordialité d’autrefois :

— Eugène, prends-moi avec toi, j’ai envie de t’accompagner.

— Monte, lui répondit Bazarof entre ses dents.

Lorsque Sitnikof, qui tournait en sifflant autour des roues de la calèche, eût entendu ces mots, il ouvrit la bouche toute grande d’étonnement ; Arcade prit tranquillement sa malle, s’assit à côté de Bazarof, salua poliment Sitnikof et cria :

— Allons ! en route !

Les chevaux partirent et le tarantass fut bientôt hors de vue… Sitnikof, qui n’en revenait pas, jeta un regard courroucé sur son cocher, occupé à donner de petits coups de fouet narquois au cheval de volée, sauta dans la calèche, cria à deux paysans qui passaient : « Couvrez-vous donc, imbéciles ! » et reprit la route de la ville, où il arriva fort tard. Dès le lendemain, dans le salon de madame Koukchine, il traita comme leur conduite le méritait « les deux orgueilleux et grossiers personnages, » qu’il venait de quitter.

En prenant place à côté de Bazarof, Arcade lui serra fortement la main, et resta longtemps sans parler. Bazarof parut comprendre ce serrement de main et ce silence. La nuit précédente il n’avait ni dormi, ni fumé ; il ne mangeait presque plus depuis plusieurs jours. Sa figure sombre et amaigrie se dessinait nettement sous la visière avancée de sa casquette de voyage.

— Allons, mon cher, dit-il enfin, donne-moi un cigare… Je dois avoir la langue jaune ? Regarde.

— Oui, répondit Arcade.

— J’en étais sûr… Voilà que le cigare ne me paraît pas bon. La machine est disloquée.

— Effectivement, tu es changé depuis ces derniers temps, lui dit Arcade.

— Ce n’est rien : je me remettrai. Une seule chose me tracasse, c’est la tendresse de ma mère. Si l’on ne se bourre pas la panse en mangeant dix fois par jour, il faut voir comme elle se tourmente ! Mon père n’est pas comme ça, heureusement ; il a couru le monde ; il a passé au crible et au bluteau, comme on dit. Impossible de fumer ! s’écria-t-il en jetant son cigare au milieu de la poussière de la route.

— Votre bien est à vingt-cinq verstes d’ici ? demanda Arcade.

— Oui. Au reste, voilà un philosophe qui va nous le dire, et il montra le paysan assis sur le siège, auquel Fédote avait confié ses chevaux.

Le paysan se borna à répondre : « Qui sait ? les verstes ne sont pas mesurées ici. » Il se remit à gronder à demi-voix son cheval de brancard, qui secouait la tête, et tirait sur les rênes.

— Oui, oui, reprit Bazarof, cela devrait vous servir de leçon, mon jeune ami. Je crois vraiment que le diable s’en mêle ! Chaque homme pend à un bout de ficelle ; un abîme peut s’ouvrir d’un instant à l’autre sous ses pieds ; eh bien, cette triste perspective ne lui suffit pas, et il imagine je ne sais quelles sottises qui rendent sa vie encore plus misérable.

— À quoi fais-tu allusion ? demanda Arcade ?

— À rien ; tout comme je dis sans allusion que nous nous sommes conduits comme des imbéciles tous les deux. Au reste, j’ai déjà remarqué, dans notre clinique, que les malades que leur état impatientait se tiraient toujours d’affaire.

— Je ne te comprends pas très-bien, reprit Arcade ; il me semble que tu n’as pas eu sujet de te plaindre.

— Puisque tu ne me comprends pas bien, je vais te déclarer ce qui suit : Mon opinion est qu’il vaut mieux casser des pierres sur la grand’route, que de laisser une femme s’emparer, ne fût-ce que de l’extrémité de votre petit doigt. Tout cela c’est… Bazarof allait prononcer son terme favori « du romantisme ; » mais il se retint. — Tu ne me croiras pas maintenant, ajouta-t-il, et pourtant ce que je vais te dire est parfaitement vrai. Nous étions tombés ensemble dans une société de femmes, et ce genre de vie nous paraissait fort doux. Mais il est aussi agréable de quitter ce monde-là que de s’arroser d’eau froide par une chaude journée d’été. Un homme a mieux à faire que de s’occuper de pareilles sornettes ; un homme doit être féroce, dit un très-sage proverbe espagnol. Toi, par exemple, l’ami, ajouta-t-il en s’adressant au cocher qui était sur le siège, as-tu une femme ?

Le paysan se retourna et montra aux deux amis sa figure plate, aux yeux chafouins.

— Une femme ? sans doute ! Comment n’en pas avoir ?

— Tu la bats ?

— La femme ? Il peut arriver bien des choses… On ne la bat pas sans raison.

— Bien entendu. Et elle, te bat-elle aussi ?

Le paysan donna une saccade à ses chevaux.

— Qu’est-ce que tu viens de dire là, maître ? reprit-il ; il paraît que tu aimes à plaisanter.

La question l’avait évidemment blessé.

— Entends-tu, Arcade Nikolaïévitch ? Et pourtant, toi et moi, nous avons été battus ;… voilà ce que c’est que d’être des gens civilisés !

Arcade sourit d’un air contraint ; quant à Bazarof, il se détourna et n’ouvrit plus la bouche pendant tout le reste du voyage.

Les vingt-cinq verstes parurent à Arcade aussi longues que cinquante. Le petit village qu’habitaient les parents de Bazarof se montra enfin sur le versant d’un coteau peu élevé. Près de là, au milieu d’un bouquet de jeunes bouleaux, s’élevait la maison seigneuriale, couverte d’un toit de chaume. À l’entrée du village se tenaient, le bonnet sur la tête, deux paysans qui se disputaient. « Tu es un gros cochon, disait l’un d’eux. — Et toi, tu n’es qu’un petit cochon, et ta femme est une sorcière, » lui répondait l’autre.

— Cette gracieuse familiarité, dit Bazarof à Arcade, et le tour enjoué de cette altercation doivent te convaincre que les paysans de mon père ne sont pas menés trop sévèrement. Mais le voilà lui-même qui montre le nez hors du logis. Il a sans doute entendu la clochette ! c’est bien lui ; je reconnais sa balle. Eh ! eh ! comme il a blanchi, le pauvre diable !



  1. Proverbe russe.
  2. Proverbe russe.