Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 156-164).


XVIII


Le lendemain, lorsque madame Odintsof parut pour le thé, Bazarof resta longtemps penché sur sa tasse ; puis, il fixa tout à coup ses yeux sur elle… Elle se tourna vers lui comme s’il venait de la pousser, et il crut remarquer qu’elle était plus pâle que la veille. Elle rentra bientôt dans sa chambre et ne se montra de nouveau que pour le déjeuner. La matinée était pluvieuse. Toute la société se réunit dans le salon. Arcade prit le dernier numéro d’une revue, et se mit à lire à haute voix. La princesse, suivant son habitude, en parut d’abord fort surprise, comme s’il eût commis quelque grande inconvenance ; elle le toisa ensuite d’un air méchant, mais il n’y fit pas attention.

— Eugène Vassilitch, dit madame Odintsof, venez dans ma chambre… Je voudrais vous demander… Vous m’avez indiqué hier le titre d’un ouvrage…

Elle se leva, et se dirigea vers la porte. La princesse jeta les yeux autour d’elle et sa physionomie semblait dire : « Voyez ! voyez ! comme je m’étonne ! » Elle regarda de nouveau Arcade, mais il haussa la voix, échangea un rapide coup d’œil avec Katia qui se tenait auprès de lui, et continua sa lecture.

Madame Odintsof gagna sa chambre d’un pas rapide. Bazarof la suivit sans lever les yeux, et en écoutant le léger sifflement de la robe de soie qui glissait devant lui. Anna Serghéïevna s’assit dans le même fauteuil que la veille, et Bazarof reprit aussi la même place.

— Comment nommiez-vous ce livre ?… lui dit-elle après un moment de silence.

— Pelouse et Fremy, Notions générales, répondit Bazarof. — Au reste, je puis encore vous recommander : Ganot, Traité élémentaire de physique expérimentale. Les dessins y sont plus détaillés, et ce manuel est en général…

— Pardonnez-moi, Eugène Vassilitch, dit madame Odintsof en avançant la main ; je ne vous ai point invité à venir ici pour parler de manuels. Je voudrais reprendre notre conversation d’hier. Vous m’avez quittée si brusquement… Cela ne vous ennuiera pas ?

— Je suis à votre service… Mais de quoi parlions-nous donc hier soir ?

Madame Odintsof regarda Bazarof un peu en dessous.

— Je crois, lui dit-elle, que nous parlions du bonheur. Je vous entretenais de moi. Mais puisque je viens de prononcer ce mot de bonheur, il faut que je vous fasse une question. Pourquoi, même lorsque nous jouissons par exemple de la musique, d’une belle soirée, d’une conversation avec quelqu’un qui nous est sympathique, pourquoi cette jouissance nous paraît-elle plutôt une allusion à je ne sais quel bonheur inconnu qui se trouverait quelque part… bien plutôt qu’un bonheur réel, un bonheur dont nous jouirions nous-même ? Répondez-moi… mais il est possible que vous ne ressentiez rien de pareil.

— Vous connaissez le proverbe : « On n’est bien que là où l’on n’est pas, » répondit Bazarof ; d’ailleurs, vous m’avez dit hier vous-même que vous n’étiez point satisfaite. Au reste, il est très-vrai que jamais pareilles idées ne me viennent à l’esprit.

— Elles vous semblent peut-être ridicules ?

— Non, mais elles ne me sont jamais venues en tête.

— En vérité ? Je voudrais bien savoir à quoi vous pensez.

— Comment ? Je ne vous comprends pas.

— Écoutez-moi ; il y a longtemps que je désire m’expliquer avec vous. Je n’ai pas besoin de vous dire que vous n’êtes pas un homme ordinaire, vous le savez fort bien. À votre âge on a encore une longue route devant soi. À quoi vous préparez-vous ? Quel est l’avenir qui vous attend ? Quel est le but auquel vous visez ? Où allez-vous ? Qu’avez-vous sur le cœur ? En un mot, qui êtes-vous, qu’êtes-vous ?

— Vous m’étonnez, madame. Vous savez fort bien que je m’occupe de sciences naturelles ; et, quant à ma personne…

— Oui, qui êtes-vous ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je suis un futur médecin de district.

Madame Odintsof fit un signe d’impatience.

— Pourquoi me parlez-vous ainsi ? reprit-elle ; vous ne croyez pas vous-même à ce que vous dites. Arcade aurait pu me répondre de cette façon, mais vous ?

— Mais en quoi Arcade…

— Laissez-donc ! Est-il possible qu’une sphère d’activité aussi modeste puisse vous contenter ? N’affirmez-vous pas vous-même, que vous ne croyez pas à la médecine ? Un médecin de district ? Vous ! avec votre amour-propre ! Vous ne me répondez ainsi que pour vous débarrasser de ma question. Je ne vous inspire aucune confiance. Cependant, Eugène Vassilitch, je puis vous assurer que j’aurais su vous comprendre ; j’ai été moi-même pauvre, et pleine d’amour-propre comme vous ; j’ai peut-être traversé les mêmes épreuves que vous.

— Tout cela est fort beau, Anna Serghéïevna, mais vous m’excuserez… je n’ai pas l’habitude de me laisser aller à des confidences ; et d’ailleurs, il y a entre nous deux une telle distance…

— Allons ! n’allez-vous pas me dire encore une fois que je suis une aristocrate ? Je crois vous avoir prouvé…

— Au surplus, reprit Bazarof, je ne comprends pas le plaisir que l’on peut trouver à parler de l’avenir qui, en général, ne dépend point de nous. S’il se présente une occasion de faire quelque chose, rien de mieux ; dans le cas contraire, on s’estimera du moins fort heureux de ne s’être point livré à d’inutiles bavardages.

— Vous appelez bavardage une causerie amicale… Après tout, peut-être, en ma qualité de femme, ne me croyez-vous pas digne de votre confiance ? Vous avez une si petite opinion de nous autres !

— Je n’ai pas une petite opinion de vous, Anna Serghéïevna, et vous le savez fort bien.

— Non, je ne sais rien… ; mais, admettons qu’il en soit ainsi. Je comprends que vous ne vouliez point parler de votre avenir ; mais ce qui se produit en vous aujourd’hui…

Se produit ? répéta Bazarof ; suis-je par hasard un empire ou une société ! Toujours est-il que cela ne me paraît guère intéressant ; et, d’ailleurs, est-ce que chacun de nous peut proclamer ainsi à haute voix ce qui se produit en lui ?

— Je ne sais vraiment pas pourquoi on ne confierait pas tout ce que l’on a sur le cœur.

— Vous pouvez le faire ? demanda Bazarof.

— Oui, répondit madame Odintsof après un moment d’hésitation.

Bazarof s’inclina.

— Vous êtes plus heureuse que moi, lui dit-il.

Anna Serghéïevna le regarda comme pour lui demander de s’expliquer.

— Vous avez beau dire, reprit-elle, mais je n’en suis pas moins porté à croire que nous ne nous sommes pas rencontrés en vain, que nous serons de bons amis. Je suis sûre que votre… comment dirais-je ? votre roideur, votre réserve s’évanouira à la longue.

— Vous me trouvez donc une grande réserve… ou comment encore ?… de la roideur ?

— Oui.

Bazarof se leva et s’approcha de la fenêtre.

— Et vous auriez voulu connaître les motifs de cette réserve, vous voudriez savoir ce qui se passe en moi ?

— Oui, répondit madame Odintsof avec un effroi dont elle ne se rendait pas encore raison.

— Et vous ne vous fâcherez pas ?

— Non.

— Non ? Bazarof lui tournait le dos. — Sachez donc que je vous aime bêtement, jusqu’à la folie… Voilà ce que vous me forcez de vous apprendre.

Madame Odintsof porta les mains en avant, et Bazarof s’appuya le front contre une vitre de la fenêtre. Il étouffait, un frémissement convulsif parcourait tous ses membres. Mais ce n’était point l’émotion que cause la timidité de la jeunesse, ni le doux effroi que fait naître une première déclaration ; c’était la passion qui se débattait en lui, une passion forte et pesante, ressemblant à la méchanceté, et qui n’en est peut-être pas éloignée… Madame Odintsof ressentit à la fois de la crainte et de la pitié.

— Eugène Vassilitch… dit-elle, et une tendresse involontaire se trahissait dans sa voix.

Il se retourna vivement, lui jeta un regard dévorant, et, saisissant ses deux mains avec force, il l’attira sur son sein.

Elle ne put se dégager tout de suite… Quelques secondes après, elle s’était réfugié dans un angle éloigné de la chambre.

Il s’élança vers elle…

— Vous ne m’avez pas comprise, dit-elle précipitamment d’une voix basse et toute glacée de terreur. Un pas de plus, et elle eût probablement poussé un cri ; toute son attitude l’annonçait. Bazarof se mordit les lèvres et sortit.

Une demi-heure après, une femme de chambre remit à Anna Serghéïevna un billet de Bazarof. Ce billet ne contenait qu’une ligne : « Dois-je partir aujourd’hui même, ou puis-je rester jusqu’à demain ? » Madame Odintsof répondit : « Pourquoi partir ? Je ne vous comprenais pas, et vous ne m’avez pas comprise. » En écrivant ces mots, elle se dit : « Je ne me comprenais pas moi-même en effet. »

Elle ne se montra qu’au dîner, et passa toute la matinée à marcher de long en large dans sa chambre, les mains croisées sur la poitrine, s’arrêtant par intervalles, tantôt devant la glace, tantôt devant la fenêtre, et se passant continuellement un mouchoir sur le cou ; il lui semblait y sentir une tache brûlante. Elle se demandait pourquoi elle avait « forcé » Bazarof, comme il le lui avait dit lui-même, à se déclarer, et si elle ne s’en était pas déjà doutée elle-même… « Je suis coupable, dit-elle à haute voix ; mais je ne pouvais prévoir tout cela. » Elle devint pensive et rougit, en se rappelant l’expression presque féroce qu’avait prise la figure de Bazarof lorsqu’il s’était élancé vers elle.

« Ou bien, » reprit-elle tout à coup… Et s’arrêtant soudainement, elle agita les boucles de sa chevelure… S’étant aperçue dans la glace, la tête à demi-renversée, un sourire mystérieux dans ses yeux à demi-fermés et sur ses lèvres entr’ouvertes, il lui parut que cette image lui disait quelque chose qui la remuait profondément…

« Non, non, dit-elle enfin. Dieu sait où cela aboutirait ; il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là ; la tranquillité est encore ce qu’il y a de meilleur en ce monde. »

Sa tranquillité n’était point troublée ; mais elle s’attrista et versa même quelques larmes sans bien en comprendre la raison. Ce n’était point la honte d’avoir été humiliée qui la faisait pleurer. Elle ne se sentait même pas humiliée ; elle se sentait plutôt coupable. Sous l’influence de divers sentiments confus, de la conscience de sa vie qui s’écoulait, d’un désir de nouveauté, elle s’était avancée peu à peu jusqu’à une certaine limite ; et ayant jeté les yeux au delà, elle y avait aperçu non pas un abîme, mais le vide ou la laideur.