Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 26-36).


V


Le lendemain matin Bazarof se réveilla le premier et sortit de la maison.

« Eh ! se dit-il, le pays n’est guère beau en effet. »

Lorsque Kirsanof entra en arrangement avec ses paysans, il dut se résigner à prendre pour son nouvel établissement quatre déciatines d’un sol plat et aride. Il s’y bâtit une maison avec dépendances et une ferme ; il dessina à côté un jardin, creusa un étang et deux puits ; mais les arbres qu’il avait plantés venaient mal, l’étang se remplissait lentement, et l’eau des puits était saumâtre. Cependant les acacias et les seringats du bosquet commençaient à donner de l’ombrage, et l’on s’établissait parfois en ce lieu pour dîner ou pour prendre le thé. Bazarof parcourut rapidement tous les sentiers du jardin, visita la basse-cour, l’écurie, découvrit deux petits dvorovi[1] avec lesquels il eut bientôt fait connaissance, et partit avec eux pour aller pêcher des grenouilles dans un marais, à une verste de la maison,

« Pourquoi veux-tu avoir des grenouilles, maître ? lui demanda un des enfants.

— Je vais te l’expliquer, lui répondit Bazarof qui avait le don particulier d’inspirer de la confiance aux personnes de la classe inférieure, quoique, loin de leur témoigner aucune condescendance, il les traitait d’ordinaire assez dédaigneusement. J’ouvre les grenouilles et j’examine ce qui se passe dans leur intérieur : comme toi et moi nous sommes aussi des grenouilles, mais des grenouilles qui marchent sur deux pieds, cela m’apprend ce qui se passe dans notre propre corps.

— Et qu’as-tu besoin de le savoir ?

— Afin de ne pas me tromper, si tu tombes malade et que je sois obligé de te traiter.

— Tu es donc un doucteur ?

— Oui.

— Vaska, écoute ici ; le maître qui dit que nous sommes des grenouilles !

— J’en ai peur, moi, des grenouilles, répondit Vaska, enfant de sept ans environ, aux cheveux blancs comme du lin, vêtu d’une casaque de gros drap gris avec un collet droit, et marchant les pieds nus.

— Pourquoi en aurait-on peur ? Est-ce qu’elles mordent ?

— Allons, mettez-vous à l’eau, philosophes, leur dit Bazarof.

À peine Bazarof fut-il sorti, que Kirsanof se réveilla à son tour, et, aussitôt levé, il entra chez Arcade, qu’il trouva tout habillé. Le père et le fils allèrent sur la terrasse que recouvrait une marquise ; un samovar allumé les attendait sur une table, entre de gros bosquets de seringat. La petite servante qui était venue la première à leur rencontre, la veille au soir, sous le péristyle, parut bientôt et dit d’une voix grêle :

« Fédossia Nikolaïevna est indisposée et ne peut pas venir ; elle vous fait demander s’il vous convient de servir le thé vous-même, ou s’il faut envoyer Douniacha ?

— Je le servirai moi-même, lui répondit précipitamment Kirsanof. Avec quoi prends-tu le thé, Arcade ? veux-tu de la crème ou du citron ?

— Je préfère la crème, dit Arcade ; et, après un moment de silence, il reprit d’un ton interrogateur : — Cher papa ?…

Kirsanof regarda son fils d’un air embarrassé :

— Eh bien, quoi ? lui demanda-t-il.

Arcade baissa les yeux.

— Pardonne-moi, papa, continua-t-il, si tu trouves que ma demande est déplacée ; mais la franchise avec laquelle tu m’as parlé hier m’autorise à en faire autant ; tu ne te fâcheras pas ?

— Parle.

— Tu m’encourages à t’adresser une question… Si Fen… si elle ne vient pas servir le thé, n’est-ce point à cause de moi ?

Kirsanof détourna un peu la tête.

— Peut-être… finit-il par répondre ; elle suppose… elle a honte.

Arcade jeta un coup d’œil rapide sur son père.

— Elle a bien tort, reprit-il ; tu connais ma manière de voir (Arcade aimait beaucoup cette expression). D’ailleurs, je serais désolé de te gêner le moins du monde dans ta vie, dans tes habitudes. Indépendamment de cela, je suis certain que tu ne peux avoir fait un mauvais choix ; et, si tu lui as permis de vivre sous notre toit, c’est qu’elle en est digne. Après tout, un fils n’est pas le juge de son père, et moi surtout,… et surtout d’un père comme toi, qui n’as jamais gêné en rien ma liberté.

Arcade prononça les premiers mots d’une voix tremblante ; il se sentait généreux, et pourtant il comprenait fort bien en même temps qu’il avait l’air de faire la leçon à son père ; mais le bruit de notre propre voix nous grise, et Arcade débita la fin de son petit discours avec fermeté, et même d’un ton quelque peu déclamatoire.

— Merci, Arkacha, lui répondit son père d’une voix sourde, et en se frottant de nouveau le front et les sourcils ; tes suppositions sont fondées. Il est certain que si cette jeune fille ne valait pas… Ce n’est point un simple caprice… En effet, j’éprouve quelque embarras à te parler de tout cela ; mais tu dois comprendre qu’il ne lui était guère possible de se présenter ici, devant toi, surtout le premier jour de ton arrivée.

— S’il en est ainsi, je vais aller moi-même la chercher, s’écria Arcade dans un nouvel accès de générosité ; et il sauta de sa chaise. — Je lui expliquerai qu’elle n’a pas à rougir devant moi.

— Arcade, s’écria son père en se levant aussi, fais-moi le plaisir,… c’est impossible… Il y a là bas,… je ne t’en ai pas encore prévenu…

Mais son fils ne l’entendait déjà plus ; il quitta la terrasse en courant. Kirsanof le suivit des yeux, et retomba tout troublé sur sa chaise. Son cœur battait avec force !… Avait-il conscience des rapports étranges qui allaient nécessairement s’établir entre son fils et lui ; pensait-il qu’Arcade eût agi plus respectueusement à son égard en évitant toute allusion à cette affaire, ou se reprochait-il sa faiblesse ; c’est ce qu’il serait difficile de décider. Tous ces sentiments s’agitaient dans son sein confusément, à l’état de sensations ; la rougeur qui avait couvert son front ne s’était point dissipée, et son cœur battait toujours violemment.

Des pas précipités se firent entendre, et Arcade reparut sur la terrasse.

— Nous avons fait connaissance, mon père ! s’écria-t-il d’un air triomphant et affectueux à la fois. Fédossia Nikolaïevna est effectivement indisposée et elle ne viendra que plus tard. Mais comment ne m’as-tu pas dit que j’avais un frère ? Je l’aurais embrassé dès hier, avec autant de joie que je l’ai fait tout à l’heure.

Nicolas Petrovich voulut répondre ; il voulut se lever et ouvrir les bras… Arcade se jeta à son cou.

— Comment ? On s’embrasse encore ! s’écria derrière eux Paul.

Son arrivée réjouit également le père et le fils ; on n’est pas fâché souvent de mettre un terme aux situations les plus touchantes.

— Cela t’étonne ? répondit gaiement Kirsanof. Arkacha m’arrive à la fin des fins !… je n’ai pas encore eu le temps, depuis hier, de le regarder à loisir.

— Cela ne m’étonne nullement, reprit Paul ; je suis même tout disposé à en faire autant.

Arcade s’approcha de son oncle, qui lui effleura de nouveau les joues de ses moustaches parfumées.

Paul s’assit à la table. Il portait un élégant costume du matin dans le goût anglais ; un petit fez ornait sa tête. Cette coiffure et une cravate nouée avec négligence étaient comme un indice de la liberté qu’autorise la campagne ; mais le col empesé de sa chemise qui était de couleur, comme la mode le prescrit pour une toilette du matin, comprimait avec l’inflexibilité ordinaire son menton bien rasé.

— Où donc est ton nouvel ami ? demanda-t-il à Arcade.

— Il n’est pas à la maison ; il se lève ordinairement de grand matin et fait quelque excursion. Mais il ne faut pas s’occuper de lui ; il déteste les façons.

— Oui, on s’en aperçoit facilement.

Paul se mit à étaler lentement du beurre sur son pain.

— Compte-t-il rester longtemps ici ?

— Je ne sais. Il se propose d’aller voir son père.

— Où habite son père ?

— Il demeure dans notre gouvernement, à quatre-vingt verstes d’ici environ. Il y a une petite propriété. C’est un ancien chirurgien militaire.

— Ti… ti… ti… ti… Il me semblait bien que je connaissais ce nom là. Nicolas, te souviens-tu d’un docteur Bazarof qui était attaché à la division de notre père ?

— Je crois me le rappeler.

— J’en suis sûr ; le docteur est son père ? Hein ! fit Paul en remuant ses moustaches. Et qu’est-ce que M. Bazarof le fils, au fond ? ajouta-t-il avec lenteur.

— Ce qu’il est ?

Arcade sourit. — Voulez-vous, mon oncle, que je vous dise ce qu’il est au fond ?

— Fais-moi ce plaisir, mon cher neveu.

— C’est un nihiliste.

— Comment ? lui demanda son père. Quant à Paul, il leva son couteau dont l’extrémité portait un morceau de beurre, et resta immobile.

— C’est un nihiliste, répéta Arcade.

— Un nihiliste, dit Kirsanof. Ce mot doit venir du latin nihil, rien, autant que je puis juger, et par conséquent il signifie un homme qui… qui ne veut rien reconnaître ?

— Ou plutôt qui ne respecte rien, dit Paul qui se remit à beurrer son pain.

— Un homme qui envisage toutes choses à un point de vue critique, reprit Arcade.

— Cela ne revient-il pas au même ? demanda son oncle.

— Non, pas du tout ; un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe, sans examen, quelque soit le crédit dont jouisse ce principe.

— Et tu trouves que c’est très-bien, ça ? reprit Paul.

— Cela dépend, mon oncle. Il y a des personnes, qui s’en trouvent bien, et d’autres, fort mal au contraire.

— En vérité ? allons ! je vois que nous ne nous entendrons jamais. Les gens du vieux temps, comme moi, pensent que des principes… (Paul prononçait ce mot avec une certaine douceur, à la française ; Arcade au contraire, l’accentuait durement) des principes admis sans examen, pour me servir de ton expression, sont absolument indispensables. Vous avez changé tout cela ; que Dieu vous donne la santé et le grade de général[2] ; nous nous contenterons de vous admirer, messieurs les… comment dis-tu ?

— Les nihilistes, répondit Arcade en appuyant sur chaque syllabe.

— Oui, nous avions des hégéliens ; maintenant ce sont des nihilistes. Nous verrons comment vous ferez pour exister dans le néant, dans le vide, comme sous une machine pneumatique. Et maintenant, mon cher frère, fais-moi le plaisir de sonner ; je voudrais prendre mon cacao.

Nikolas Petrovitch sonna et s’écria « Douniacha ! » Mais, au lieu de Douniacha, ce fut Fénitchka elle-même qui parut. C’était une jeune femme de vingt-trois ans environ, blanche et rondelette, aux yeux noirs et aux cheveux foncés ; ses lèvres étaient rouges et pleines comme celles d’un enfant et ses mains mignonnes et délicates. Son costume se composait d’une robe d’indienne, et d’un fichu bleu tout neuf jeté sur ses épaules arrondies ; elle tenait à la main une grande tasse de cacao ; en la plaçant devant Paul, elle semblait toute décontenancée et la peau fine et transparente de son gracieux visage se colora d’une vive rougeur. Elle baissa les yeux et s’arrêta près de la table, en s’y appuyant du bout des doigts. On eût dit qu’elle se reprochait d’être venue et sentait en même temps qu’elle n’était pas venue sans en avoir le droit.

Paul fronça les sourcils d’un air sévère, et Kirsanof était tout confus.

— Bonjour, Fénitchka, dit-il enfin entre ses dents.

— Bonjour, répondit-elle d’une voix basse et douce ; et elle se retira lentement après avoir jeté à la dérobée un regard sur Arcade, qui lui souriait d’un air amical… Elle se balançait un peu sur ses hanches en marchant ; mais cela lui allait bien.

Lorsqu’elle fut partie, un profond silence régna pendant quelques instants sur la terrasse. Paul buvait son cacao ; il leva lentement la tête :

— Voilà monsieur le nihiliste qui daigne venir nous trouver, dit-il à demi-voix. Effectivement Bazarof s’avançait dans le jardin, en passant par-dessus les plates-bandes. Son paletot et son pantalon de toile étaient crottés ; une plante de marais serpentait autour de son vieux chapeau rond. Il tenait un petit sac de la main droite ; quelque chose y remuait. Il s’approcha à grands pas de la terrasse, inclina un peu la tête et dit :

— Bonjour, messieurs, vous me pardonnerez si j’arrive un peu tard pour le thé. Je vais revenir ; il faut que je me débarrasse de ces prisonniers.

— Ce sont des sangsues ? lui dit Paul.

— Non, des grenouilles.

— Est-ce pour les manger ou pour les élever ?

— Elles me servent à faire des expériences, répondit Bazarof d’un air indifférent ; et il entra dans la maison.

— Il va probablement les disséquer, reprit Paul ; il ne croit pas aux principes et croit aux grenouilles.

Arcade jeta sur son oncle un regard de commisération, et Kirsanof haussa imperceptiblement les épaules. Paul lui-même comprit que son mot ne valait rien ; il se mit à parler économie rurale et raconta à ce propos que le nouvel intendant était venu se plaindre à lui, avec son éloquence accoutumée, de l’ouvrier Foka, dont il ne pouvait rien faire. « C’est un véritable Ésope, disait l’intendant ; il s’est fait partout protester comme un mauvais gars ; à peine est-il à l’ouvrage, qu’il fait des sottises, décampe, et on ne le revoit plus. »



  1. Voir la note page 13.
  2. Proverbe russe.