Traduction par inconnu.
Texte établi par Préface de Prosper MériméeCharpentier (p. 7-10).


II


— Laisse-moi me secouer, papa, disait Arcade d’une voix un peu enrouée par la fatigue, mais sonore et jeune, tout en répondant joyeusement aux caresses paternelles ; je vais te couvrir de poussière.

— Ce n’est rien, ce n’est rien, disait Kirsanof avec un sourire d’attendrissement, en essayant d’épousseter le collet du manteau de son fils et son propre paletot. Montre-toi donc, montre-toi donc, ajouta-t-il en se reculant un peu ; et il se dirigea presque aussitôt à pas précipités du côté de l’auberge en criant : Allons ! ici, ici, et des chevaux, au plus vite !

Kirsanof paraissait beaucoup plus ému que son fils ; il semblait à la fois troublé et un peu intimidé. Arcade l’arrêta.

— Permets-moi, lui dit-il, de te présenter mon ami Bazarof, dont je t’ai si souvent parlé dans mes lettres. Il a eu l’amabilité de consentir à passer quelque temps avec nous à la campagne.

Kirsanof se retourna immédiatement, et s’avança vers un jeune homme qui venait de descendre du tarantass, enveloppé dans un long caban orné de brandebourgs ; il secoua fortement la main rouge et large que celui-ci lui tendit sans beaucoup d’empressement.

— Je suis bien heureux, lui dit-il, d’apprendre votre bonne visite. Permettez-moi de vous demander votre nom et celui-ci de M. votre père[1].

— Eugène Vassilief, répondit Bazarof d’une voix forte mais lente ; et, rabattant le col de son caban, il se laissa voir en plein à Kirsanof. Il avait le visage long et maigre, le front ouvert, le nez large dans le haut et effilé par le bout, de grands yeux verdâtres, et des favoris longs et pendants couleur de sable ; un sourire tranquille se jouait sur ses lèvres, toute sa physionomie exprimait l’intelligence et la confiance en soi.

— J’espère, mon cher Eugène Vassilitch, reprit Kirsanof, que vous ne vous ennuierez pas chez nous.

Les lèvres de Bazarof s’entr’ouvrirent un peu ; mais il ne répondit rien, et se contenta de soulever sa casquette. Malgré son épaisse chevelure d’un châtain foncé, il était facile de distinguer les protubérances prononcées de son large crâne.

— Arcade, dit tout à coup Kirsanof en se tournant vers son fils, faut-il atteler tout de suite, ou bien voulez-vous prendre un peu de repos ?

— Nous nous reposerons à la maison, papa ; fais atteler.

— Tout de suite, tout de suite, reprit vivement Kirsanof. Hé ! Pierre, entends-tu ? Allons, fais-nous partir au plus vite.

Pierre qui, en sa qualité de serviteur perfectionné, au lieu de venir baiser la main de son jeune maître, s’était borné à le saluer de loin, disparut de nouveau sous la porte cochère.

— Je suis venu en calèche, dit Kirsanof avec hésitation à son fils, mais il y a des chevaux pour ton tarantass…

Pendant qu’il parlait ainsi à Arcade, celui-ci buvait de l’eau fraîche que la maîtresse de l’auberge lui avait apportée dans un cruchon d’étain, et Bazarof, qui venait d’allumer sa pipe, s’approcha du cocher occupé à dételer les chevaux.

— Seulement, reprit Kirsanof, il n’y a que deux places dans ma calèche, et je ne sais comment faire.

— Il montera dans le tarantass, lui répondit Arcade à demi-voix, ne te gêne pas avec lui, je t’en prie ; c’est un excellent garçon ; il ne fait point d’embarras ; tu verras.

Le cocher de Kirsanof fit avancer la calèche.

— Allons ! dépêche-toi donc, gros barbu, dit Bazarof au postillon.

— As-tu entendu, Mitouka, s’écria aussitôt un autre postillon qui se tenait à quelques pas de là, les mains fourrées dans les poches de derrière de son touloup[2], le maître t’a appelé gros barbu ; c’est bien ça.

Mitouka se contenta pour toute réponse de donner un coup de tête qui agita son bonnet, et il enleva les rênes de son porteur couvert d’écume.

— Vite ! vite ! mes braves ! aidez-nous un peu ! s’écria Kirsanof, je donnerai un bon pourboire.

Quelques minutes après, les chevaux étaient attelés ; Nicolas Petrovitch monta avec son fils dans sa calèche ; Pierre grimpa sur le siège ; Bazarof sauta dans le tarantass, enfonça sa tête dans un coussin de cuir, et les deux voitures partirent au grand trot.



  1. En Russie on se sert rarement du mot monsieur en s’adressant à son égal. On l’appelle par son nom de baptême auquel on ajoute le nom de baptême du père et la terminaison of ou ef, ou, ce qui est plus poli, vitch. Cette dernière terminaison, qui n’appartenait autrefois qu’à la plus haute noblesse, est devenue vulgaire, si bien qu’on ne se sert qu’à l’égard des inférieurs des finales of ou ef.
  2. Pelisse de peau de mouton.