Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 61-67).
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OITHONA.


POÈME.


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Argument.
Lathmon, après avoir été vaincu par Fingal, comme on l’a vu dans un poème précédent, se retira dans son pays. Gaul, fils de Morni, l’y suivit et fut bien reçu par Nuath, père de Lathmon. Il devint amoureux d’Oithona, fille de Nuath, qui s’éprit aussi d’amour pour Gaul. On avait fixé un jour pour leur mariage, quand Fingal envoya l’ordre à Gaul de se rendre à Morven pour l’accompagner dans une expédition contre les Bretons. Il obéit ; mais, en partant, il promit à Oithona de revenir s’il survivait à cette guerre, et il fixa le jour de son retour. De son côté, Lathmon fut obligé de suivre Nuath à la guerre, et Oithona resta seule à Dunlathmon, séjour de sa famille. Dunrommath, seigneur d’Uthal, qu’on croit être une des Orcades, profitant de l’absence des héros, vint et enleva Oithona, qui avait autrefois dédaigné son amour ; il la conduisit dans une île déserte, nommée Tromathon, et la cacha dans une caverne.
Gaul revint au jour marqué ; il apprit cet enlèvement et mit à la voile vers Tromathon pour aller se venger de Dunrommath. Arrivé sur la côte ennemie, il y trouve Oithona désolée et résolue à ne point survivre à la perte de son honneur. Elle lui raconte l’histoire de ses infortunes et la terminait à peine, lorsque Dunrommath, suivi de ses guerriers, paraît à l’autre bout de l’île. Gaul se prépare à l’attaquer ; il recommande à Oithona de se retirer dans sa caverne jusqu’à ce que le combat soit terminé. Elle obéit en apparence, mais elle s’arme secrètement et s’élance au plus épais de la mêlée. Elle est mortellement blessée. Gaul, poursuivant les ennemis en fuite, la trouva expirante sur la plaine. Il la pleura, éleva sa tombe et retourna à Morven. Telle est l’histoire conservée par la tradition ; elle n’est point altérée dans ce poème, qui commence au moment où Gaul revient à Dunlathmon, après l’enlèvement d’Oithona.

L’obscurité règne autour de Dunlathmon, quoique la lune montre à moitié sa face sur la colline. La fille de la nuit détourne ses regards ; elle voit s’approcher la tristesse.

Le fils de Morni est sur la plaine ; aucun bruit dans le palais. Nul rayon de lumière n’arrive en tremblant à travers les ténèbres.

La voix d’Oithona n’est point entendue au milieu du bruit des torrents de Duvranna. « Où es-tu allée dans ta beauté, fille aux noirs cheveux de Nuath ? Lathmon est sur le champ des braves, mais tu m’avais promis de demeurer dans ton palais jusqu’au retour du fils de Morni ; jusqu’à ce qu’il revint de Strumon vers la vierge de son amour ! Des larmes étaient sur ta joue à son départ, de secrets soupirs gonflaient ton sein. Mais au devant de lui tu ne viens pas avec tes chants, avec le son tremblant et léger de la harpe ! »

Telles étaient les paroles de Gaul en approchant des tours de Dunlathmon. Les portes étaient ouvertes et sombres. Les vents mugissaient dans le palais. De leurs feuilles les arbres avaient jonché le seuil, et le murmure de la nuit s’entendait au dehors.

Triste et silencieux, le fils de Morni s’assied sur un rocher. Son âme tremble pour la jeune fille ; mais il ne sait où diriger sa course. Le fils de Leth, arrêté à quelque distance, écoutait le vent dans sa chevelure touffue ; mais il n’élevait point la voix, car il voyait la tristesse de Gaul.

Le sommeil descend sur les héros. Les visions de la nuit se lèvent. Dans un rêve, Oithona se présente aux yeux du fils de Morni. Ses cheveux étaient en désordre, son œil charmant roulait dans les larmes, le sang tachait son bras de neige, et sa robe cachait à demi la blessure de son sein. Elle s’arrêta sur le chef, et sa voix se fit entendre faiblement : « Dort-il, le fils de Morni, celui qui était si beau aux yeux d’Oithona ? Gaul repose-t-il sur le rucher éloigné, quand la fille de Nuath s’affaisse sous son désespoir ? La mer roule autour de l’île sombre de Tromathon ; là je m’assieds tout en larmes dans une caverne ; mais je n’y suis pas seule, ô Gaul, le sombre roi de Cuthal est avec moi ! il y est dans la fureur de son amour ! Que peut faire Oithona ?

Un vent plus violent passe à travers le chêne, et le rêve de la nuit s’envole. Gaul prend sa lance de frêne, et debout dans la rage de son âme, il tourne sans cesse les yeux vers l’Orient. Il accuse la tardive lumière ! Enfin le jour paraît, et le héros déploie les voiles. Les brises en frémissant descendent de la colline : il bondit sur les vagues de l’abîme. Le troisième jour Tromathon se lève, comme un bouclier bleu, du milieu de la mer. La vague blanchissante rugissait contre les rochers, et sur la côte était assise la triste Oithona. Elle regardait rouler les flots et ses larmes descendaient. Mais quand elle vit Gaul dans ses armes, elle tressaillit et détourna les yeux. Sa belle joue rougit et se penche, ses bras blancs tremblent à ses côtés. Trois fois elle cherche à fuir de sa présence, trois fois ses pieds se dérobent sous elle !

Fille de Nuath, dit le héros, pourquoi donc fuis-tu Gaul ? Mes yeux lancent-ils la flamme de la mort ? La haine assombrit-elle mon âme ? Tu es pour moi le rayon de l’Orient se levant sur une terre inconnue. Mais ton visage se couvre de tristesse, ô fille de Nuath ! L’ennemi d’Oithona est-il près de ces lieux ? Mon âme brûle de le joindre au combat. L’épée frémit au côté de Gaul, car il lui tarde de briller dans sa main. Parle, fille de Nuath ! Ne vois-tu pas mes larmes ?

Jeune chef de Strumon, répondit-elle, pourquoi sur la vague sombre et bleue viens-tu vers la triste fille de Nuath ? Pourquoi n’ai-je pas, dans le secret, passé comme la fleur du rocher, qui lève inconnue sa tête charmante et répand ses feuilles fanées sur la brise ! Pourquoi viens-tu, ô Gaul, entendre mon dernier soupir ? Je m’évanouis dans ma jeunesse ; mon nom ne sera point prononcé, ou sera prononcé avec tristesse, et des larmes tomberont des yeux de Nuath. Tu seras triste, fils de Morni, de la gloire flétrie d’Oithona ; mais elle dormira dans la tombe étroite loin de ta voix qui la pleure !

Pourquoi vins-tu, chef de Strumon, sur ces rochers battus des flots ?

« Je suis venu pour combattre tes ennemis, fille de Nuath ! Je vois la mort descendre sur le chef de Cuthal…, ou le fils de Morni succombera ! — Oithona ! si Gaul périt, élève ma tombe sur ce rocher sauvage ! Quand tu verras passer un vaisseau bondissant, appelle les fils de la mer[1], et donne-leur cette épée : qu’ils la portent au palais de Morni. Le chef aux cheveux gris cessera dès-lors de regarder vers le désert, dans l’espoir du retour de son fils ! »

« La fille de Nuath te survivra-t-elle, répondit Oithona avec un profond soupir ? Dans Tromathon survivrai-je au fils de Morni ? Mon cœur n’est point fait de ce rocher ; mon âme n’est point insoucieuse comme cette mer qui lève ses vagues bleues à tous les vents, et roule sous la tempête ! Le souffle qui te renversera, couchera sur la terre les branches d’Oithona. Nous nous flétrirons ensemble, ô fils de Morni ! La pierre grise des morts, leur étroite demeure me plaisent : et jamais plus je ne quitterai tes rochers, ô Tromathon entourée par la mer !

La nuit descendit avec ses nuages, après le départ de Lathmon. Il était allé combattre avec son père sur les rochers moussus de Duthormoth. La nuit vint, et j’étais assise dans le palais à la clarté d’un chêne. Les vents étaient dans les arbres. J’entendis le bruit des armes. La joie se leva sur mon visage : je rêvais ton retour. C’était le chef aux cheveux roux de Cuthal, la force de Dunrommath. Ses yeux roulaient dans le feu ; le sang de mon peuple était sur son épée. Ceux qui défendirent Oithona, tombèrent sous la main de ce chef farouche. Que pouvais-je faire ? Mon bras était faible et je ne pouvais lever la lance ! Il m’enleva dans ma tristesse et malgré mes larmes il déploya les voiles. Il craignait le retour de Lathmon, le frère de l’infortunée Oithona. — Mais, le voici ! il vient avec son peuple ! La vague sombre se sépare devant lui ! Où tourneras-tu tes pas, fils de Morni ? Nombreux sont les guerriers de ton ennemi ! »

« Mes pas jamais ne se sont détournés du combat ! Gaul dit et tira son épée. Commencerai-je à connaître la peur quand tes ennemis s’approchent ! Retire-toi à ta caverne, mon amour, jusqu’à ce que le combat ait cessé sur la plaine. Fils de Leth, apporte les arcs de nos pères, le sonore carquois de Morni ! que nos trois guerriers bandent l’arc, et nous-mêmes, levons la lance ! Ils sont une armée sur le rocher ! Mais dans la guerre nos âmes sont intrépides ! »

Oithona se retire dans la caverne. Une joie sombre se lève sur son esprit, comme le rouge sillon des éclairs sur un nuage orageux. Son âme est résolue : les pleurs tarissent dans son œil aux sauvages regards. Dunrommath s’approcha lentement ; il vit le fils de Morni. Le mépris contractait son visage ; un sourire est sur sa joue brune et ses yeux rouges roulent à moitié cachés sous ses épais sourcils.

« D’où viennent les fils de la mer ? commença le chef farouche. Les vents vous ont-ils poussés sur les rochers de Tromathon, ou venez-vous chercher la jeune fille aux blanches mains ? Hommes faibles, malheur à ceux que rencontre le bras de Dunrommath ! Son œil n’épargne pas le faible ; il se plaît dans le sang des étrangers. Oithona est un rayon de lumière, et le chef de Cuthal en jouit en secret ! Voudrais-tu passer, comme un nuage, entre sa beauté et moi, homme à la main débile ? tu peux venir, mais retourneras-tu au palais de tes pères ? »

« Ne me connais-tu pas, reprit Gaul, chef aux cheveux roux de Cuthal ? Tes pieds furent légers sur la bruyère, à la bataille de Lathmon, quand le glaive du fils de Morni poursuivait ton armée, sur les collines boisées de Morven ! Dunrommath ! tes paroles sont arrogantes, car tes guerriers se rassemblent derrière toi ! Mais je ne les crains pas, fils de l’orgueil ; je ne suis point de la race des faibles !

Gaul s’avance dans ses armes ; Dunrommath se cache derrière ses guerriers. Mais la lance de Gaul perce le chef farouche, et son épée fait voler sa tête au moment où elle se penchait dans la mort. Le fils de Morni la secoua trois fois par les cheveux : les guerriers de Dunrommath s’enfuirent. Les flèches de Morven les poursuivent ; dix tombent sur la mousse des rochers : le reste lève les voiles et bondit sur l’abîme agité.

Gaul s’avança vers la caverne d’Oithona. Il aperçut un jeune homme appuyé contre un rocher. Une flèche avait percé son sein ; son œil roulait languissamment sous son casque. L’âme du fils de Morni fut attristée ; il s’approcha et prononça des paroles de paix.

« La main de Gaul peut-elle te guérir, jeune homme au front souffrant ? Je connais les herbes de la montagne ; je les ai cueillies sur les rives secrètes de leurs torrents. Ma main a fermé la blessure des braves, leurs yeux ont béni le fils de Morni. Où demeuraient tes pères, guerrier ? Étaient-ils de la race des puissants ? La tristesse descendra, comme la nuit, sur tes rives natales. Tu es tombé dans ta jeunesse ! »

« Mes pères, répondit l’étranger, furent de la race des puissants ; mais ils ne seront point tristes ; car ma gloire s’est envolée comme le brouillard du matin. De hautes murailles s’élèvent sur les bords de Duvranna, et regardent leurs tours couvertes de mousse dans les eaux du torrent ; derrière, s’élève un rocher avec ses sapins inclinés : tu peux l’apercevoir à une grande distance. Là, demeure mon frère ; il est renommé dans les combats : remets-lui ce casque étincelant.

Le casque tombe des mains de Gaul. C’était Oithona, blessée ! Elle s’était armée dans la caverne, et vint chercher la mort. Ses yeux appesantis sont à moitié fermés ; le sang coule de son sein oppressé. « Fils de Morni, dit-elle, prépare la tombe étroite. Le sommeil, comme la nuit, s’étend sur mon âme. Les yeux d’Oithona sont obscurcis. — Oh ! que ne suis-je restée à Duvranna dans la lumière de ma gloire ! Mes années auraient passé dans la joie, et les vierges auraient béni mes pas. Mais je meurs, dans ma jeunesse, fils de Morni ! Mon père rougira dans son palais ! »

Pâle, elle tomba sur le rocher de Tromathon. Le guerrier en pleurant éleva son tombeau. Il revint à Morven, et nous vîmes la profonde tristesse de son âme. Ossian prit sa harpe à la louange d’Oithona. La joie reparut sur le visage de Gaul. Mais par moments ses soupirs s’élevaient au milieu de ses amis ; comme les vents, par intervalles, agitent leurs ailes, après que les souffles orageux se sont apaisés.


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  1. Les matelots.