Ossian (Lacaussade)/Colna-Dona

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 57-60).
Oithona  ►



COLNA-DONA.


POÈME.


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Argument.
Fingal envoie Ossian et Toscar, fils de Conloch et père de Malvina, élever un monument sur les bords du torrent de Crona,[1] pour perpétuer le souvenir d’une victoire qu’il y avait remportée. Tandis qu’ils sont occupés à cet ouvrage, Car-ul[2], roi du voisinage, les invite à une fête. Ils s’y pendent et Toscar devient éperdument amoureux de Colna-dona[3], fille de Car-ul. Colna-dona éprouve les mêmes sentiments pour Toscar. Un incident, dans une partie de chasse, mène leurs amours à une heureuse issue.

Col-amon[4] aux ondes troublées, brune voyageuse à travers les vallons éloignés, je vois ta course entre les arbres, près du palais de Car-ul. C’est là que demeurait la belle Colna-dona, la fille du roi. Ses yeux étaient deux étoiles ; ses bras étaient aussi blancs que l’écume des torrents. Son sein s’élevait doucement à la vue, comme la vague enflée de l’Océan ; son âme était une source de lumière. Qui, parmi les jeunes filles, qui fut semblable à l’Amour des Héros ?

À la voix de Fingal, nous marchâmes vers le torrent de Crona, Toscar de la verte Lutha, et Ossian, jeune aux champs des combats. Trois bardes nous suivaient en chantant. Trois boucliers étaient portés devant nous ; car nous allions ériger la pierre en mémoire du passé. Près des rives moussues du Crona, Fingal avait dispersé ses ennemis ; il avait fait reculer les étrangers, comme une mer troublée. Nous arrivâmes à ce lieu de renommée. La nuit descendit des montagnes. J’arrache un chêne de la colline, une flamme s’en élève et je prie mes ancêtres de nous regarder du haut de leurs palais de nuages, car ils se réjouissent dans les airs de la gloire de leur race.

Je prends, au chant des bardes, une pierre dans le torrent. À ses herbes limoneuses pendait encore le sang des ennemis de Fingal. Je place sous cette pierre, à distances égales, trois bosses de boucliers ennemis, tandis que monte ou descend la cadence du chant nocturne d’Ullin. Toscary pose un poignard et une cotte d’armes d’acier. Nous amoncelons de la terre autour de cette pierre et nous lui ordonnons de parler aux années futures.

« Verte fille du torrent, ô pierre qui maintenant t’élèves sur la terre, parle aux faibles quand la race de Selma se sera éteinte. Abrité ! d’une nuit orageuse, le voyageur se couchera sous tes flancs, ta mousse bruissante frémira dans ses songes et les années qui ne sont plus reviendront à sa pensée. La bataille se lèvera devant lui ; il verra les rois aux boucliers bleus descendre au combat, et la lune obscurcie regarder du haut du ciel sur la plaine agitée. Avec le matin il s’éveillera de ses songes et verra autour de lui les tombes des guerriers. Il demandera quelle est cette pierre, et les vieillards lui diront : « Cette pierre grisâtre fut élevée par Ossian, un chef des autres temps. »

De Col-amon vint un barde envoyé par Car-ul, l’ami des étrangers. Il nous convia à la fête des rois dans la demeure de la belle Colna-dona. Nous allâmes au palais des Harpes. Car-ul rayonna de joie entre les boucles de sa vieillesse, quand il vit devant lui, semblables à deux jeunes rameaux, les fils de ses amis.

Fils des puissants, dit-il, vous me rappelez les jours du passé, quand pour la première fois je descendis des vagues sur la murmurante vallée de Selma. Je poursuivais Duthmocarglos, l’habitant de la mer. Nos pères avaient été ennemis. Nous combattîmes près des eaux sinueuses de Clutha. Il s’enfuit sur l’Océan, mais mes voiles étaient déployées derrière lui. La nuit, je m’égarai sur l’abîme. J’abordai à la demeure des rois, à Selma, séjour des blanches jeunes filles. Fingal sortit accompagné de ses bardes et de Conloch, le bras de la mort. Trois jours je fus fêté dans le palais et je contemplai les yeux bleus de la vierge d’Érin, de Roscrana, la fille des héros, la lumière de la race de Cormac. Je partis comblé d’honneurs ; les rois donnèrent leurs boucliers à Car-ul. Ils sont suspendus aux voûtes de mon palais en mémoire du passé. Fils des rois belliqueux, vous me rappelez les jours qui ne sont plus ! »

Car-ul alluma le chêne des fêtes. Il prit deux bosses de nos boucliers, les plaça dans la terre, sous une pierre, pour qu’elles parlassent aux descendants des héros. « Quand rugira la guerre, dit le roi, quand nos fils courroucés seront au moment de combattre, les guerriers de ma race jetteront peut-être les yeux sur cette pierre en préparant leurs lances. — Nos pères ne se sont-ils pas connus dans la paix ? — Ils diront et déposeront leurs boucliers. »

La nuit descendit. Dans sa longue chevelure s’avance la fille de Car-ul : mêlée à la harpe s’élève la voix de Colna-dona aux blanches mains. Triste à sa place, Toscar devint rêveur devant l’amour des héros. Elle passait sur son âme troublée, comme un rayon sur les houles sombres de la mer, quand il s’échappe d’un nuage et qu’il dore les flancs écumeux des vagues. [5]..........................

Avec le jour nous réveillâmes les bois et nous poursuivîmes les chevreuils. Ils tombèrent près de leurs torrents accoutumés. Nous revenions à travers la vallée de Crona, quand de la forêt sort un jeune homme avec un bouclier et une lance sans pointe.

« D’où vient ce rayon fugitif, dit Toscar de Lutha ? La paix habite-t-elle à Col-amon autour de la belle Colna-dona ? »

« Près des rives de Col-amon, dit le jeune homme, demeurait la belle Colna-dona ; mais maintenant sa course est à travers le désert avec le fils du roi, celui qui fascina d’amour l’âme errante de la jeune fille. » — « Étranger, dit Toscar, as-tu remarqué la route du Guerrier ? Il faut qu’il meure ! Donne-moi ce bouclier ! » Furieux, il le saisit ; mais beau, derrière le bouclier, s’élevait le sein d’une vierge ; blanc comme celui du cygne, lorsqu’il monte gracieux sur la molle ondulation des vagues. C’était Colna-dona des Harpes, la fille du roi. Ses yeux bleus avaient erré sur Toscar, et son amour s’était éveillé !




  1. Crona, « murmurant » nom d’une petite rivière qui se déchargeait dans le Carron.
  2. Car-ul, « aux yeux noirs. »
  3. Colna-dona, « l’amour des héros. »
  4. Col-amon « rivière étroite. »
  5. Il y a ici une lacune.