Ossian (Lacaussade)/Oïna-Morul

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 53-56).
◄  Carthon
Colna-Dona  ►



OINA-MORUL.


POÈME.


______


Argument.
Après une apostrophe à Malvina, fille de Toscar, Ossian continue et raconte son expédition à Fuarfed, île de la Scandinavie. Mal-orchol, roi de Fuarfed, étant vivement pressé par les troupes de Ton-Thormod, roi de Sar-dronlo, (qui avait vainement demandé en mariage la fille de Mal-orchol) Fingal envoya Ossian à son secours. Ossian, un jour après son arrivée, livra bataille à Ton-thormod et le fit prisonnier. Mal-orchol offre sa fille Oina-morul à Ossian ; mais celui-ci ayant découvert sa passion pour Ton-thormod, la rend généreusement à son amant et amène une réconciliation entre les deux rois.


Comme on voit fuir le soleil inconstant sur la verdoyante colline de Larmon, ainsi, pendant la nuit, les récits des vieux temps passent devant mon âme. Quand les bardes se sont retirés, quand les harpes sont suspendues dans la salle de Selma, alors une voix vient à Ossian et réveille son âme. C’est la voix des années envolées ! Elles roulent devant moi avec tous leurs hauts faits. Je saisis, à mesure qu’ils passent, les récits mémorables et je les répands dans mes chants. Le chant d’Ossian n’est point un torrent troublé ; c’est le réveil de la musique s’élevant des cordes de la harpe de Lutha. Harmonieuse Lutha, les rochers de tes torrents ne restent point muets, quand les mains blanches de Malvina se promènent sur la harpe. Lumière des sombres pensées qui volent à travers mon âme, ô fille de Toscar, ne veux-tu point écouter mon chant ? nous évoquerons, vierge de Lutha, les années qui ont roule loin de nous.

Ce fut dans les jours du roi, lorsque ma chevelure était jeune encore, que sur la vague nocturne de l’océan j’observais au ciel l’astre de Concathlin[1]. Je dirigeais ma course vers l’île de Fuarfed, l’habitante boisée des mers ! Fingal m’avait envoyé au secours de Mal-orchol, roi de la sauvage Fuarfed, car la guerre l’environnait et nos aïeux s’étaient rencontrés dans les festins.

Dans Col-coiled je pliai mes voiles : j’envoyai mon épée à Mal-orchol des coupes. Il reconnut le signal d’Albion et sa joie s’éveilla. Il descendit de sa haute demeure et me serra la main avec tristesse. « Pourquoi la race des héros vient-elle au secours d’un roi qui tombe ? Ton-thormod aux lances nombreuses est le chef de l’île de Sar-dronlo ; il vit et aima ma fille, Oina-morul, aux seins blancs ; il la rechercha, je la lui ai refusée, car nos ancêtres étaient ennemis ; il est venu avec une armée à Fuarfeld et mon peuple a été repoussé. Pourquoi la race des héros vient-elle au secours d’un roi qui tombe ? »

Je ne viens point, lui dis-je, pour assister comme un enfant à cette lutte. Fingal se souvient de Mal-orchol et de son hospitalité pour les étrangers ; quand ce guerrier descendit des vagues sur cette île de forêts, tu ne fus point comme un nuage devant lui, tes fêtes et tes champs l’accueillirent. Pour ceci mon épée se lèvera et tes ennemis succomberont peut-être ; nos amis ne sont point oubliés dans leur danger quoique distante soit notre patrie. »

Descendant de l’audacieux Trenmor, tes paroles sont comme la voix de Cruth-Ioda, le puissant habitant du ciel, quand il parle du haut de son nuage entr’ouvert. Bien des guerriers se sont réjouis à mes fêtes, mais ils ont oublié Mal-orchol ! J’ai tourné mes yeux vers tous les vents du ciel et n’ai point vu de blanches voiles ; car le fer résonne dans mes salles et non les coupes joyeuses. Viens à ma demeure, fils de héros ! la nuit au noir manteau approche : viens entendre la voix mélodieuse de la vierge de Fuarfed. »

Nous vînmes. Sur la harpe errèrent les blanches mains de Oina-morul. Elle fit chanter sa triste histoire à chaque corde tremblante. Je gardais le silence, car brillante sous ses boucles était la fille des îles ; ses yeux étaient deux étoiles qui regardent à travers un voile de pluie : le marin les contemple dans le ciel et bénit leurs rayons charmants. Avec le jour, nous nous élançâmes au combat sur la rive retentissante du Tormul. L’ennemi avançait aux sons du bouclier de Ton-thormod. D’une aile à l’autre la lutte s’engagea. J’en vins aux mains avec Ton-thormod. Son bouclier brisé vole en éclats. Je le saisis, et les bras fortement liés, je le livre à Malorchol, l’hôte des coupes. La joie éclata au festin de Fuarfed, car l’ennemi avait succombé. Ton-thormod détournait son visage de Oina-morul des îles.

« Fils de Fingal, me dit Mal-orchol, tu ne partiras point oublié de moi. Dans ton navire habitera une lumière, Oina-Morul aux yeux doux et lents. Elle allumera la joie dans ton âme puissante, et sans être remarquée dans Selma, cette vierge ne passera point dans la demeure des rois.

Dans le palais je me couchai la nuit. Mes yeux étaient à demi fermés par le sommeil. À mon oreille vint une musique douce, semblable au lever de la brise, qui d’abord balance la barbe du chardon et fait ensuite ondoyer les herbes. C’était la fille de la sauvage Fuarfed. Elle faisait entendre son chant nocturne : elle savait que mon âme est un torrent qui coule aux sons mélodieux.

« Quel est, disait-elle, ce guerrier qui regarde du haut de son rocher les brouillards qui environnent l’océan ? Ses longues boucles, semblables à l’aile du corbeau, errent sur la brise. Majestueux sont ses pas dans la douleur ! Des larmes sont dans ses yeux ! Son sein viril se gonfle sur son âme oppressée ! Retire-toi ! Je suis loin, bien loin de toi ! J’erre sur une terre inconnue. La race des rois m’entoure et cependant mon âme est triste ! Pourquoi nos pères ont-ils été ennemis, ô Ton-thormod, amour des jeunes filles ? »

« Douce voix de l’île des torrents, lui dis-je, pour quoi gémis-tu dans la nuit ? Les fils du courageux Trenmor ne sont point noirs dans l’âme. Tu n’erreras point sur des rives inconnues, ô Oina-morul aux yeux bleus ! Dans mon sein est une voix : elle n’arrive point à l’oreille des autres, mais elle ordonne à Ossian d’écouter les malheureux à l’heure de leur infortune.

Retire-toi, douce chanteuse de la nuit ! Ton-thormod ne gémira point sur son rocher !

Dès le matin je détachai les liens du chef et je le rendis à la vierge aux longs cheveux.

Mal-orchol, au milieu de ses salles, écouta mes paroles : « Roi de la sauvage Fuarfed, pourquoi Ton-thormod gémirait-il ? Il est de la race des héros, c’est une flamme dans la guerre. Vos aïeux étaient ennemis, mais leurs oudjres maintenant se réjouissent dans la mort. Elles étendent leurs mains de vapeur vers la même coupe dans Loda. Oubliez leur colère, ô guerriers ! Ce fut le nuage des années passées ! »

Telle fut la conduite d’Ossian lorsque sa chevelure était jeune encore : telle fut sa conduite, quoique la beauté d’une robe de rayons enveloppât la fille des îles !

Nous évoquons, vierge de Lutha, les années qui ont roulé loin de nous !


____________

  1. Concathlin « doux rayon des flots ». Il est difficile de dire à quelle étoile on donnait jadis ce nom.