Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 39-52).

CARTHON.
POÈME.

Argument.
Ce poème est complet et le sujet en est tragique comme dans la plupart des compositions d’Ossian. Au temps de Comhal fils de Trathal et père du célèbre Fingal, Clessammor, fils de Thaddu et frère de Morna, mère de Fingal, fut jeté par une tempête à Balclutha, ville située sur les bords de la Clyde. Cette ville appartenait aux Bretons. Reuthamir, l’habitant le plus considérable de l’endroit, le reçut avec hospitalité et lui donna en mariage Moina sa fille unique. Un Breton nommé Reuda, fils de Cormo, qui était amoureux de Moina vint à la demeure de Reuthamir et insulta Clessammor. Une querelle s’en suivit et Reuda fut tué. Les Bretons qui le suivaient forcèrent Clessammor à se jeter dans la Clyde et à regagner son navire à la nage. Il mit à la voile et les vents favorables le portèrent au large. Plusieurs fois il chercha à regagner la côte pour enlever de nuit son épouse Moina ; mais les vents continuant à être contraires, il fut forcé d’y renoncer.
Moina, que son époux avait laissée enceinte, donna le jour à un fils et mourut bientôt après. Reuthamir le nomma Carthon, c’est-à-dire murmure des vagues, à cause de la tempête qui avait emporté son père qu’on supposait s’être perdu. Carthon avait trois ans lorsque Comhal, père de Fingal, dans une de ses expéditions contre les Bretons, prit et brûla Balclutha. Reuthamir périt dans l’attaque ; Carthon fut sauvé par sa nourrice qui se réfugia dans le pays des Bretons. Carthon, devenu homme, résolut de venger la chute de Balclutha sur la postérité de Comhal. Il mit à la voile de la Clyde, et, descendant sur la côte de Morven, il défit deux des héros de Fingal qui venaient s’opposer à ses progrès. Enfin, il est blessé mortellement par son père Clessammor, qui ne le connaissait pas, dans un combat singulier. Cette histoire fait le sujet de ce poème qui commence la nuit qui précéda la mort de Carthon ; de sorte que ce qui se passa avant est amené en manière d’épisode. Le poème est adressé à Malvina, fille de Toscar.

Un récit des temps qui ne sont plus ! Les hauts faits des autres années !

Le murmure de tes torrents, ô Lora ! rappelle le souvenir du passé. Le bruit de tes forêts, ô Garmallar, est agréable à mon oreille. Ne vois tu pas, Malvina, ce rocher avec sa tête de bruyère ? Trois vieux sapins se penchent sur son front ; verte est la plaine étroite à ses pieds : là, pousse la fleur de la montagne ; elle balance sa tête blanche à la brise : là, croît le chardon solitaire, répandant sa barbe blanchie. Deux pierres à moitié cachées dans la terre, montrent leurs têtes de mousse. Le chevreuil de la montagne évite cet endroit, car il y voit un lugubre fantôme. Les puissants, ô Malvina, reposent sur la plaine étroite du rocher.

Un récit des temps qui ne sont plus ! Les hauts faits des autres années !

Qui revient de la terre des étrangers, entouré de ses mille guerriers ? Le soleil épanche devant lui un torrent de lumière ; sa chevelure joue avec les vents de ses collines. Sa figure se repose de la guerre. Il est calme comme le rayon du soir qui regarde des nuages du couchant sur la silencieuse vallée de Cona. Qui est-ce autre que le fils de Comhal, le roi aux grandes actions ! Avec joie il revoit ses collines : il ordonne à mille voix de s’élever. « Vous avez fui sur vos plaines, enfants d’une terre éloignée. Le roi du monde, assis dans son palais, apprend la fuite de son peuple. Il lève l’œil enflammé de son orgueil et saisit le glaive de son père. Vous avez fui sur vos plaines, enfants d’une terre éloignée ! »

Telles furent les paroles des bardes, quand ils arrivèrent au palais de Selma. Mille lumières, conquises sur la terre des étrangers, brillèrent au milieu du peuple. Le festin fut étalé et la nuit se passa dans la joie. « Où est le noble Clessammor, dit le blond Fingal ; où est le frère de Morna, à l’heure de ma joie ? Triste et sombre il passe ses jours dans la vallée de Lora. Mais le voici ! Il descend de la colline comme un coursier vigoureux qui sent ses compagnons dans la brise, et secoue aux vents sa brillante crinière. Bénie soit l’âme de Clessammor ! Pourquoi si longtemps absent de Selma ? »

Le chef, répondit Clessammor, revient donc au milieu de sa gloire ? Telle était la renommée de Comhal dans les combats de sa jeunesse. Souvent nous passâmes du Carun sur la terre des étrangers : nos épées en revenaient, mais non vierges de sang ; et les rois du monde ne se réjouissaient pas. Mais pourquoi me rappeler le temps de mes guerres ? L’âge a mêlé sa neige à mes cheveux ; ma main oublie de bander l’arc et je lève une lance plus légère. Oh ! si ma joie pouvait renaître, comme au temps où pour la première fois je vis la jeune fille, la vierge aux seins blancs des étrangers, Moina aux yeux bleus ! »

Dis-nous, reprit le puissant Fingal, l’histoire de tes jeunes années : la tristesse, comme un nuage sur le soleil, répand son ombre sur l’âme de Clessammor. Seul, sur les rives de la mugissante Lora, tes pensées sont pleines de deuil. Dis-nous les chagrins de ta jeunesse et l’obscurité de tes jours !

Ce fut aux jours de la paix, reprit le grand Clessammor, que j’arrivai, dans mon navire bondissant, sous les murs et les tours de Balclutha. Les vents avaient mugi derrière mes voiles, et les ondes de Clutha reçurent mon vaisseau au noir poitrail. Je restai trois jours au palais de Reuthamir, et je vis sa fille, ce rayon de lumière. La joie de la coupe circula, et le vieux guerrier me donna la beauté. Son sein était comme l’écume sur la vague, et ses yeux comme des étoiles de lumière. Sa chevelure était noire comme l’aile du corbeau ; son âme était généreuse et tendre. Mon amour pour Moina fut grand, et mon cœur s’épanchait dans la joie.

« Le fils de l’étranger vint : ce chef aimait la blanche Moina. Ses paroles étaient hautaines dans la salle, et souvent il tirait à demi son épée. — « Où est le puissant Comhal, disait-il, l’infatigable chasseur de la bruyère ? Vient-il, avec son armée, à Balclutha, puisque Clessammor est si hardi ? » — Guerrier, répondis-je, mon âme brille de sa propre lumière ! Je me tiens, sans crainte, au milieu de milliers d’ennemis, quoique les braves soient absents ! Étranger, tes paroles sont audacieuses parce que Clessammor est seul ; mais mon épée frémit à mon côté ; il lui tarde de briller dans ma main. Ne parle plus de Comhal, enfant de Clutha !

« La force de son orgueil se leva. Nous combattîmes : il tomba sous mon glaive. Les rives de Clutha entendirent sa chute et mille lames étincelèrent autour de moi. Je combattis ; mais les étrangers l’emportèrent, et je me jetai dans les ondes de Clutha. Mes blanches voiles s’ouvrirent sur les vagues, et je bondis sur la mer profonde et bleue. Moina vint sur le rivage avec des yeux rouges de larmes : ses cheveux dénoués flottaient sur le vent et j’entendais de loin ses cris pleins de douleur. Plusieurs fois, vers la côte, je tournai mon navire, mais les vents d’Est triomphèrent de mes efforts. Depuis, je n’ai jamais vu Clutha ni Moina à la noire chevelure. Elle est morte dans Balclutha, car j’ai vu son ombre ; je l’ai reconnue lorsqu’elle a passé, à travers la nuit obscure, le long du murmure de Lora ; elle ressemblait à la nouvelle lune, vue à travers la brume épaisse, quand le ciel verse ses flocons de neige et que le monde est silencieux et sombre. »

Bardes, dit le puissant Fingal, chantez les louanges de l’infortunée Moina. Par vos chants appelez son ombre sur nos collines ; qu’elle y repose avec les beautés de Morven, les rayons des autres jours, les délices des héros du passé. J’ai vu les murs de Balclutha, mais ils étaient désolés. La flamme avait retenti dans les salles et la voix du peuple ne s’y fait plus entendre. Le torrent de Clutha était détourné de son cours par la chute des murailles ; le chardon y balançait sa tête solitaire ; la mousse sifflait à la brise ; le renard se montrait aux fenêtres et l’herbe épaisse des murs ondoyait sur sa tête. Désolée est la demeure de Moina ! le silence est dans la maison de ses pères ! Élevez, ô bardes, élevez le chant de la douleur sur la terre des étrangers ! Ils n’ont fait que tomber avant nous : un jour aussi il nous faudra tomber. Pourquoi bâtir des palais, ô homme, fils des jours ailés ? Aujourd’hui tu regardes du haut de tes tours : encore quelques années et le vent du désert viendra ; il viendra hurler dans tes cours abandonnées et siffler autour de ton bouclier à demi usé. — Mais qu’il vienne le vent du désert ! nous serons renommés dans notre jour ! La trace de mon bras restera dans les batailles et mon nom dans le chant des bardes ! Chantez, faites circuler la coupe ; que la joie se fasse entendre dans mon palais ! Et toi, fils du ciel, quand tu t’éteindras — si tu dois t’éteindre, ô puissante clarté ! si, comme Fingal, ta splendeur n’est que pour une saison ; — notre gloire survivra à tes rayons ! »

Tel fut le chant de Fingal au jour de sa joie.

Ses mille bardes se penchaient sur leurs sièges pour écouter la voix du roi ; cette voix pareille à la musique des harpes sur la brise du printemps. Tes pensées étaient riantes, Fingal ! Pourquoi Ossian n’a-t-il pas la force de ton âme ? Mais tu es seul, ô mon père ! qui pourrait égaler le roi de Selma ?

La nuit se passa dans les chants, et le matin revoit dans la joie. Les montagnes montraient leurs têtes grisâtres ; la face bleue de l’Océan souriait. On voit une vague blanchissante se briser autour d’un rocher éloigné ; une vapeur s’élève lentement du lac. Le long de la plaine silencieuse elle s’avance sous la forme d’un vieillard ; ses larges membres ne se meuvent point, car une ombre soutient le fantôme au milieu des airs : il s’approche du palais de Selma et se dissout en une pluie de sang.

Le roi fut seul à voir l’apparition. Il prévit la mort des guerriers. Il entre en silence dans le palais et prend la lance de son père. La cotte d’armes résonne sur sa poitrine. Les héros se lèvent autour de lui ; ils se regardent en silence et observent les yeux du roi : ils voient la guerre sur son visage, la mort des armées sur sa lance. Mille boucliers aussitôt sont posés sur leurs bras ; mille épées sont tirées et éclairent les salles de Selma. Le cliquetis des armes monte dans l’air ; les chiens hurlent à leur place. Pas une parole parmi les chefs puissants ; chacun d’eux observait les yeux du roi et portait sa main à sa lance.

Fils de Morven, dit le roi, ce n’est pas ici le temps de remplir la coupe ; la bataille s’assombrit autour de nous et la mort plane sur cette terre. Un fantôme ami de Fingal nous a prévenus de l’arrivée de l’ennemi. Les fils de l’étranger viennent sur les vagues houleuses de la mer, car j’ai vu sortir du lac le signe menaçant du danger de Morven. Que chacun prenne sa lourde lance et ceigne le glaive de son père. Que le casque sombre couvre chaque tête ; que l’éclair des armures jaillisse de chaque flanc. La guerre s’amasse comme un orage : bientôt vous entendrez le rugissement de la mort.

Le héros s’avança à la tête de son armée, comme un nuage devant un sillon de verte flamme, quand il s’étend sur le ciel de la nuit et que les marins prévoient la tempête. Ils s’arrêtèrent sur la bruyère du Cona : les jeunes filles aux seins blancs les apercevaient là haut comme une forêt ; elles prévoyaient la mort des jeunes guerriers et tournaient avec crainte leurs regards vers la mer ; elles prenaient les blanches vagues pour des voiles éloignées, et des larmes étaient sur leurs joues.

Le soleil se leva sur l’Océan, et dans le lointain nous découvrîmes une flotte. Elle s’approcha comme le brouillard de la mer, et versa sur la côte sa guerrière jeunesse. Le chef se tenait au milieu, comme le cerf au milieu de sa bande : son bouclier est incrusté d’or, sa démarche est majestueuse. Il s’avance vers Selma, et ses mille guerriers marchent derrière lui.

« Va avec le chant de la paix, dit Fingal, va, Ullin, vers le roi des glaives : dis-lui que nous sommes puissants dans la guerre ; que les fantômes de nos ennemis sont nombreux, mais qu’ils sont renommés ceux qui ont été fêtés dans mon palais. Ils montrent les armes de mes aïeux dans les terres lointaines[1]. Les fils de l’étranger les admirent et bénissent les amis de la race de Morven, car notre nom s’est fait entendre au loin, et les rois du monde en ont tremblé au milieu de leurs armées. »

Ullin partit avec ses chants. Fingal s’appuyait sur sa lance ; il voyait dans son armure son redoutable ennemi : il bénit le fils de l’étranger. « Que tu es majestueux, fils de l’Océan ! dit le roi des forêts de Morven. Ton épée à ton côté est un rayon de feu ; ta lance, un sapin qui défie la tempête ; la face changeante de la lune n’est pas plus large que ton bouclier. La rougeur de la jeunesse est sur ton visage ; douces sont les boucles de ta chevelure ! Mais cet arbre tombera peut-être et sa mémoire sera oubliée. La fille de l’étranger sera triste en regardant la mer houleuse. Les enfants diront : « Nous voyons un navire, c’est peut-être le roi de Balclutha. Une larme jaillira de l’œil de leur mère. Ses pensées sont à celui qui repose dans Morven ! »

Telles étaient les paroles du roi, quand Ullin aborda le puissant Carthon. Il jeta sa lance devant lui et entonna le chant de la paix. « Viens à la fête de Fingal, ô Carthon, descendu de la mer ! Viens prendre part à la fête du roi, ou lève la lance de la guerre ! Les fantômes de nos ennemis sont nombreux ; mais renommés sont les amis de Morven ! Ô Carthon ! vois cette plaine où s’élève plus d’un vert monticule, avec des pierres couvertes de mousse et d’herbe bruissante, ce sont les tombes des ennemis de Fingal, les fils de l’Océan ! »

« Barde de Morven, répondit Carthon, parles-tu au faible dans les armes ? Mon visage est-il pâle de crainte, fils des chants de la paix ? Penses-tu effrayer mon âme par l’hisioire de ceux qui sont tombés ? Mon bras a combattu dans la guerre ; ma renommée est connue au loin. Va vers les faibles dans les armes et dis-leur de céder à Fingal. N’ai-je pas vu la chute de Balclutha ? Et j’irais m’asseoir aux fêtes du fils de Comhal, de Comhal, qui jeta la flamme au milieu du palais de mon père ! J’étais jeune et ne savais pourquoi pleuraient les vierges. Mes yeux se plaisaient à voir les colonnes de fumée s’élever au-dessus de mes murailles ; souvent, avec joie, j’ai regardé derrière quand mes amis fuyaient sur la colline. Mais quand sont venues les années de ma jeunesse, j’ai contemplé la mousse de mes murs renversés ; mes soupirs s’éveillaient avec le matin, mes pleurs descendaient avec la nuit. Ne combattrai-je point, disais-je à mon âme, les fils de mes ennemis ? Oh ! je les combattrai, ô barde ! je sens la force de mon âme ! »

Son peuple se rassemble autour de lui ; tous à-la-fois tirent leurs brillantes épées. Le héros se tenait au milieu, comme une colonne de feu ; une larme tremblait dans son œil, car il pensait à la chute de Balclutha. Tout l’orgueil de son âme se réveille : il jette un regard oblique sur la colline où nos héros brillaient sous leurs armes ; sa lance tremble dans sa main. Se penchant en avant, il semblait menacer le roi.

Irai-je de suite, dit Fingal en lui-même, irai-je à la rencontre de ce jeune guerrier ? l’arrêterai-je au milieu de sa course, avant que sa gloire s’élève ? Mais en voyant sa tombe, le barde dirait un jour : il fallait que Fingal vînt avec ses mille guerriers pour que le noble Carthon succombât. Non, barde des temps à venir, tu ne ravaleras point la gloire de Fingal ! mes héros combattront le jeune guerrier, et Fingal contemplera la lutte. S’il triomphe, je m’élance dans ma force, comme le torrent rugissant de Cona : — Lequel de mes chefs veut affronter le fils de l’Océan ? Ses guerriers sont en grand nombre sur la côte ; redoutable est sa lance de frêne ! »

Cathul, le fils du puissant Lormar, se lève dans sa force ; trois cents jeunes guerriers, les fils de ses torrents, accompagnent ce chef ; mais faible fut son bras contre Carthon : il tomba et ses héros s’enfuirent. Connal reprit le combat, mais il rompit sa lourde lance ; il est terrassé et enchaîné sur la plaine : Carthon poursuit ses guerriers.

« Clessammor, dit le roi de Morven, où est la lance de ta force ? verras-tu Connal enchaîné, Connal, ton ami, sur les rives du Lora ? Lève-toi dans la lumière de ton acier, compagnon du vaillant Comhal ! Que le jeune guerrier de Balclutha sente la force de la race de Morven ! » — Il se lève dans la force de ses armes, secoue ses boucles grises, ajuste l’armure à son flanc et s’élance dans l’orgueil de la valeur.

Carthon, debout sur un rocher, vit s’élancer le héros. Il aime la joie terrible de son visage ; sa force sous ses boucles de vieillesse. « Leverai-je cette lance, dit-il, qui jamais ne fmppe quune fois l’ennemi, ou, par des paroles de paix, conserverai-je la vie du guerrier ? Majestueux sont les pas de sa vieillesse et beaux les restes de ses années ! Peut-être est-il l’époux de Moina et le père de Carthon ! J’ai souvent entendu dire qu’il habitait les rives du Lora. »

Telles étaient ses paroles, quand Clessamor vint et leva sa lance. Le jeune étranger la reçut sur son bouclier et dit des paroles de paix : « Guerrier à la chevelure âgée, n’est-il point de jeune héros pour lever la lance ? n’as-tu pas de fils pour placer son bouclier devant son père et pour affronter le bras de la jeunesse ? L’épouse de ton amour n’est-elle plus, ou pleure-t-elle sur la tombe de tes fils ? Es-tu de la race des rois ? Quelle sera la gloire de mon épée, si tu succombes ? »

Elle sera grande, ô fils de l’orgueil ! reprit le noble Clessammor. J’ai été renommé dans les combats, mais jamais je n’ai dit mon nom à l’ennemi[2]. Cède-moi, fils des vagues, alors tu sauras que la trace de mon épée est restée sur plus d’un champ de bataille. » — « Je n’ai jamais cédé, roi des lances, reprit le noble orgueil de Carthon : j’ai aussi combattu dans plusieurs guerres et je contemple ma renommée future. Ne me méprise point, ô chef des hommes ! mon bras est fort, ma lance puissante : retire-toi près de tes amis, laisse combattre de plus jeunes héros. » — « Pourquoi blesses-tu mon âme ? répondit Clessammor, avec une larme : l’âge ne fait pas trembler ma main ; je puis encore lever le glaive. Fuirai-je à la vue de Fingal, à la vue de celui que j’aime ? Fils de la mer, je n’ai jamais fui : lève ta lance acérée. »

Ils combattirent comme deux vents opposés qui luttent pour rouler les vagues. Carthon dit à sa lance de s’égarer, car il croit toujours que cet ennemi est l’époux de Moina. Il rompt en deux la lance brillante de Clessammor et se saisit de son épée ; mais, comme il attachait le chef, le chef tire la dague de ses pères : il voit découvert le flanc de Carthon, il y ouvre une large blessure.

Fingal vit Clessammor terrassé et s’avança dans le bruit de ses armes. À son aspect, l’armée s’arrête en silence et tourne les yeux vers le roi. Il vint comme le bruit sourd d’un orage avant le réveil des vents : le chasseur l’entend dans la vallée et se retire dans l’antre du rocher.

Carthon reste debout à sa place ; le sang ruisselle de son flanc. Il voit descendre le roi, ses espérances de gloire se réveillent ; mais pâle est sa joue : ses cheveux flottent en désordre, son casque tremble sur sa tête ; la force manque à Carthon, mais son âme demeure puissante.

Fingal voit le sang du héros ; il retient sa lance levée. — « Cède, roi des épées, dit le fils de Comhal, je vois ton sang. Tu as été redoutable dans le combat, et ta gloire ne s’évanouira jamais. »

« Es-tu ce roi si renommé au loin ? répondit Carthon ; es-tu cette lumière de mort qui épouvante les rois du monde ? Mais, pourquoi le demander ? Il est semblable au torrent de ses collines, impétueux comme une rivière dans sa course, rapide comme l’aigle du ciel. Oh ! que n’ai-je lutté contre le roi ! ma gloire eût été grande dans les chants, et le chasseur, en regardant ma tombe, eût pu dire : Il combattit le puissant Fingal ! Mais Carthon meurt inconnu ; il a versé sa force sur le faible.

« Tu ne mourras point inconnu, répondit le roi de Morven ; mes bardes sont nombreux. Ô Carthon, leurs chants descendent dans les siècles futurs. Les enfants des années à venir écouteront la gloire de Carthon, quand assis autour d’un chêne embrasé, la nuit s’écoulera dans les chants du passé. Le chasseur, assis sur la bruyère, entendra siffler la brise, et levant les yeux, il verra le rocher où tomba Carthon. Il se tournera vers son fils et lui montrera l’endroit où combattirent les puissants : « Là, s’est battu le roi de Balclutha, pareil à la force de mille torrents. »

La joie brilla sur le visage de Carthon : il lève ses yeux appesantis et donne son épée à Fingal, pour qu’elle soit placée dans son palais, et que la mémoire du roi de Balclutha se conserve dans Morven. Le combat cessa sur la plaine ; le barde avait chanté l’hymne de la paix. Les chefs se rassemblent autour de Carthon expirant et écoutent ses paroles avec des soupirs. Silencieux, ils s’appuient sur leurs lances, tandis que parle le héros de Balclutha, Ses cheveux soupiraient à la brise, sa voix était triste et mourante.

« Roi de Morven, dit Carthon, je tombe au milieu de ma course. Une tombe étrangère reçoit dans sa jeunesse le dernier de la race de Reuthamir. La désolation habite dans Balclutha ; les ombres de la tristesse dans Crathmo. Mais rappelle ma mémoire sur les rives du Lora où demeuraient mes pères. L’époux de Moina pleurera peut-être sur Carthon. »

Ces paroles allèrent au cœur de Clessammor ; sans voix il tomba sur son fils. L’armée autour d’eux frémit consternée : aucune voix n’est sur la plaine. La nuit vint ; la lune, à l’Orient, regardait ce champ plein de deuil ; les guerriers immobiles ressemblaient à une forêt silencieuse qui lève sa tête sur le Gormal, quand les vents bruyants se taisent et que la sombre automne est sur la plaine.

Trois jours ils pleurèrent Carthon ; le quatrième son père mourut. Ils reposent dans l’étroite plaine du rocher : un fantôme obscur défend leur tombe. On y voit souvent la belle Moina quand le rayon du soleil darde sur le rocher et que tout est sombre à l’entour. On l’y voit, ô Malvina, mais non semblable aux filles de nos collines. Ses vêtements sont d’une terre étrangère et toujours elle est seule !

Fingal fut triste pour Carthon : il recommanda à ses bardes, quand revenait la brumeuse automne, de célébrer le jour de sa mort ; et souvent ils célèbrent ce jour en chantant les louanges du héros.

« Quel est celui qui descend des vagues rugissantés de l’Océan, sombre comme le lourd nuage de l’automne ? La mort tremble dans sa main, ses yeux sont des flammes ! Qui rugit le long de la sombre bruyère de Lora ? qui ? si ce n’est Carthon, le roi des épées ! Les héros tombent devant lui ! Voyez comme il marche à grands pas, pareil au lugubre fantôme de Morven. Mais il est là, couché, le chêne superbe qu’un vent soudain a renversé ! Quand te relèveras-tu, joie de Balclutha, ô Carthon ! quand te relèveras-tu ? Quel est celui qui descend des vagues rugissantes de l’Océan, sombre comme le lourd nuage de l’automne ? »

Telles étaient les paroles des bardes au jour de leur douleur : Ossian mêlait souvent sa voix à la leur et ajoutait à leur chant. Mon âme a été pleine de deuil pour Carthon ! Il tomba dans les jours de sa jeunesse. Et toi, Clessammor, où est ta demeure dans l’air ? Le jeune héros a-t-il oublié sa blessure ? Vole-t-il sur les nuages avec toi ? Je sens le soleil, ô Malvina ; laisse-moi seul à mon repos ; peut-être viendront-ils visiter mes rêves. Je crois entendre une faible voix. Le rayon du ciel aime à luire sur la tombe de Carthon ; je le sens tiède autour de moi.

Ô toi qui roules au-dessus de nos têtes, rond comme le bouclier de mes pères, d’où viennent tes rayons, ô soleil, d’où vient la lumière éternelle ? Tu t’avances dans ton auguste beauté, et les étoiles se cachent dans le ciel ; la lune pâle et froide se plonge dans les vagues de l’Occident ; mais toi, tu te meus seul. Qui peut être le compagnon de ta course ? Les chênes des montagnes tombent ; les montagnes elles-mêmes se détruisent avec les années ; l’Océan s’élève et s’abaisse tour à tour ; la lune se perd dans les cieux ; mais tu es à jamais le même, te réjouissant dans l’éclat de ta course ! Lorsque le monde est obscurci par les orages, lorsque le tonnerre roule et que l’éclair vole, dans ta beauté tu parais sur les nues et tu te ris de la tempête ! Mais tu regardes en vain Ossian ; il ne voit plus tes rayons, soit que ta chevelure dorée flotte sur les nuages de l’Orient, soit que tu frémisses aux portes de l’Occident. Mais, comme moi, tu n’es peut-être que pour une saison et tes années auront un terme ; tu t’endormiras dans tes nuages, insensible à la voix du matin. Triomphe donc, ô soleil, dans la force de ta jeunesse ! La vieillesse est sombre et délaissée ; elle ressemble à la tremblante lumière de la lune quand elle brille à travers les nuages brises et que le brouillard est sur les collines : le vent du nord souffle dans la plaine, le voyageur craintif s’arrête au milieu de sa course.


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  1. C’était la coutume alors de changer d’armes avec les hôtes.
  2. Dire son nom à l’ennemi, dans ces temps d’héroïsme, était une manière manifeste d’éviter le combat ; car s’il se trouvait qu’il eût existé quelque amitié entre les ancêtres des combattants, ils cessaient de combattre et renouvelaient l’ancienne amitié de leurs pères. Un homme qui dit son nom à l’ennemi était alors le synonyme de lâche.