Ossian (Lacaussade)/Carric-Thura

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 24-38).
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CARRIC-THURA.


POÈME.



Argument.


Fingal, revenant d’une province romaine il avait fait une expédition, résolut de visiter Cathulla, roi d’Inistore, et frère de Comala, dont l’histoire a été racontée dans le poème dramatique qui précède. Quand il fut en vue de Carric-thura, palais de Cathulla, il aperçut une flamme sur le faîte, c’était, dans ces jours, un signal de détresse. Le vent le poussa dans une baie à quelque distance de Carric-thura et il fut obligé de passer la nuit sur le rivage. Le lendemain il attaqua l’armée de Frothal, roi de Sora, qui assiégeait Cathulla dans son palais de Carric-thura, et fit Frothal lui-même prisonnier après avoir engagé avec lui un combat singulier. La délivrance de Carric-thura fait le sujet de ce poème ; mais il est semé d’épisodes. Il paraît, par la tradition, que ce poème était adressé à un Culdée ou l’un des premiers missionnaires chrétiens ; et que l’histoire de l’esprit de Loda qu’on suppose être l’Odin de la Scandinavie, fut introduite par Ossian pour être opposée à la doctrine du Culdée. Quoiqu’il en soit, on voit par là qu’Ossian avait des notions de l’Être suprême et qu’il n’était pas adonné aux superstitions qui régnaient sur le monde entier, avant l’introduction du Christianisme.


Tu as donc suspendu ta course bleue à travers le ciel, fils du firmament à la chevelure d’or ! L’occident a ouvert ses portes ; c’est là qu’est le lit de ton repos. Les vagues s’approchent pour contempler ta beauté, elles lèvent leurs têtes tremblantes, elles te voient, beau dans ton sommeil, et se retirent avec crainte. Repose dans ta caverne pleine d’ombre, ô soleil, et que ton retour soit dans la joie ! Mais que mille lumières s’élèvent aux sons des harpes de Selma ; que leurs rayons s’étendent dans la salle, le roi des coupes est de retour ! La lutte du Carun est passée, pareille aux sons qui ne sont plus. Élevez les chants, ô barde, le roi est revenu dans sa gloire.

Telles furent les paroles d’Ullin quand Fingal revint de la guerre ; quand il revint dans la blonde fraîcheur de la jeunesse et paré de sa riche chevelure. Sur le héros étaient ses armes bleues, comme un léger nuage sur le soleil, quand il se meut dans sa robe de brouillard et qu’il ne montre que la moitié de ses rayons. Les héros suivaient leur roi : le festin des coupes est étalé. Fingal se tourne vers ses bardes et leur ordonne de commencer leurs chants.

« Voix de l’harmonieuse Cona, dit-il, bardes des autres temps, ô vous sur les âmes de qui s’élève la foule des ombres de nos pères ; frappez la harpe dans mes salles et que j’entende vos chants. Douce est la joie de la tristesse ; elle est comme l’ondée du printemps quand elle amollit la branche du chêne et que la jeune feuille lève sa verte tête. Chantez, chantez, ô bardes ! Demain nous lèverons les voiles. Ma course bleue sera à travers l’océan, vers les murailles de Carric-thura ; les murailles moussues de Sarno, où demeurait Comala. Là, le noble Cathulla prépare le festin des coupes. Les sangliers de ses bois sont nombreux : le bruit de la chasse s’éveillera.

Cronnan, fils de l’harmonie ! dit Ullin ; Minona, gracieuse à la harpe ! chantez l’histoire de Shilric, pour plaire au roi de Morven. Que Vinvela s’avance dans sa beauté, pareille à l’arc de la pluie, lorsqu’il montre sa tête charmante sur le lac et que le soleil couchant est radieux. Elle s’avance, ô Fingal, sa voix est douce mais triste.

VINVELA.

Mon amour est un fils de la colline ; il poursuit le chevreuil léger. Ses chiens gris et haletants sont autour de lui et son arc résonne dans la brise. Reposes-tu près de la source du rocher, ou près du bruit du torrent de la montagne ? Les joncs balancent leurs têtes au vent et le brouillard vole sur la colline. J’approcherai de mon amour sans être vue ; du rocher, je le contemplerai. Charmant, je te vis pour la première fois près du vieux chêne de Branno ; tu revenais majestueux de la chasse ; le plus beau parmi tes amis.

SHILRIC.

Quelle voix entends-je ? Cette voix est semblable à la brise de l’été. Je ne suis point assis près des joncs ondoyants : je n’entends pas la source du rocher. Loin, Vinvela, bien loin, je vais aux guerres de Fingal. Mes chiens ne me suivent plus ; je ne marche plus sur la colline. Je ne te vois plus du haut du rocher errer gracieuse près du torrent de la plaine, brillante comme l’arc du ciel, comme la lune sur les vagues de l’occident.

VINVELA.

Tu t’es donc en allé, ô Shilric, et je suis seule sur la colline ! sur le sommet on voit les chevreuils : ils paissent sans crainte et ne s’effraient plus de la brise ni de l’arbre qui frémit. Le chasseur est absent ; il est loin, bien loin, dans le champ des tombeaux. Étrangers, fils des vagues, épargnez mon beau Shilric !

SHILRIC.

Si je dois succomber sur le champ des batailles, élève ma tombe, ô Vinvela ! quelques pierres grisâtres, de la terre amoncelée, me rappelleront aux siècles futurs. Quand le voyageur viendra s’asseoir près de ce tertre pour prendre son repas à midi, « quelque guerrier repose ici, » dira-t-il, et ma gloire vivra dans sa louange. Souviens-toi de moi, Vinvela, quand je serai couché dans la terre !

VINVELA.

Oui, je me souviendrai de toi ! Hélas ! mon Shilric succombera ! Que ferai-je, mon amour, quand tu seras parti pour toujours ? Sur ces collines j’errerai à midi ; j’irai sur cette bruyère silencieuse. Là, je verrai la place de ton repos, quand tu revenais de la chasse. Hélas ! mon Shilric succombera ; mais je me souviendrai de Shilric ! »

« Et je me rappelle ce chef, dit le roi de Morven ; dans sa rage il consumait la bataille. Mais maintenant mes yeux ne l’aperçoivent plus. Je le rencontrai un jour sur la colline ; sa joue était pâle, son front sombre ; de fréquents soupirs sortaient de sa poitrine et ses pas étaient vers le désert. Il n’est plus dans la foule de mes chefs, quand s’élève les sons de mon bouclier. Demeure-t-il dans l’étroite maison des morts, le chef de la haute Carmora ? »

« Cronnan, reprit Ullin, dis-nous le chant de Shilric, quand il revint sur ses collines et que Vinvela n’était plus. Il pensait qu’elle vivait encore et s’appuyait sur sa pierre grisâtre et couverte de mousse. Il la voyait errer gracieuse sur la plaine ; mais la forme brillante ne dura pas long-temps : le rayon du soleil s’évanouit de la plaine et il ne la vit plus. Écoutez le chant de Shilric ; il est doux mais triste !

SHILRIC.

Je suis assis sur la mousse de la fontaine, sur le sommet de la colline des vents. Un arbre frémit au-dessus de moi ; des ondes sombres roulent sur la bruyère et plus bas le lac est troublé. Le chevreuil descend de la colline ; on ne voit aucun chasseur dans le lointain. C’est le milieu du jour, mais tout est silencieux. Je suis seul et mes pensées sont tristes. Tu n’as fait qu’apparaître, ô mon amour ! Tu errais sur la bruyère ; tes cheveux derrière toi flottaient sur la brise ; ton sein se gonflait à la vue et tes yeux étaient pleins de larmes pour tes compagnes que le brouillard de la colline avait cachées. Je voudrais te consoler, mon amour, et te ramener à la demeure de ton père !

Mais est-ce elle qui apparaît là-bas comme un rayon de lumière sur la plaine ? Brillante comme la lune en automne, comme le soleil dans un orage d’été ; sur les rochers et les montagnes, voles-tu vers moi, ô jeune fille ? Elle parle : mais que sa voix est faible ! ainsi la brise dans les roseaux du lac.

VINVELA.

Reviens-tu sans blessures de la guerre ? Où sont tes amis ? J’ai appris ta mort sur la colline ; je l’ai apprise et je t’ai pleuré, Shilric !

SHILRIC.

Oui, je reviens, ô ma beauté, mais seul de ma race ! Tu ne les verras plus : j’ai élevé leurs tombeaux sur la plaine. Mais pourquoi es-tu sur la colline déserte, pourquoi seule sur la bruyère ?

VINVELA.

Seule je suis, ô Shilric ! seule dans la maison de l’hiver. J’ai succombé à ma douleur pour toi. Shilric, je suis pâle dans la tombe.

SHILRIC.

Elle s’envole, elle flotte au loin comme le brouillard devant la brise ! et ne veux-tu pas t’arrêter, Vinvela ? Arrête et vois mes larmes ! Belle tu fus pendant ta vie, belle tu m’apparais, ô Vinvela !

J’irai m’asseoir sur la mousse de la fontaine, sur le sommet de la colline des vents. Quand le milieu du jour sera muet alentour, viens, Vinvela, converser avec moi, viens sur la brise aux ailes légères, viens sur la brise du désert ! Fais-moi entendre ta voix en passant, quand le milieu du jour sera muet alentour !

Tel était le chant de Cronnan pendant la nuit des réjouissances de Selma. Mais le matin se lève à l’Orient et les vagues bleues roulent dans la lumière. Fingal ordonne de lever les voiles ; les vents descendent en frémissant de leurs collines. Inistore se lève devant nous, ainsi que les tours moussues de Carric-thura. Mais le signe de la détresse était sur leur faîte : la flamme des signaux bordée de fumée. Le roi de Morven se frappa le sein et saisit aussitôt sa lance. Son front assombri se penche vers la côte ; il se tourne vers les vents tardifs. Sa chevelure est en désordre sur ses épaules. Le silence du roi est terrible.

La nuit descendit sur la mer ; la baie de Rotha reçut le navire de Fingal. Un rocher se penche le long de la côte avec tous ses bois pleins d’échos. Sur le sommet est le cercle de Loda, la pierre moussue du pouvoir. Au-dessous s’étend une plaine étroite couverte d’herbe et d’arbres vieillis que les vents de minuit, dans leur courroux, ont arrachés du rocher sourcilleux. Là se trouve la course bleue d’un torrent, et le vent solitaire de l’océan poursuit la barbe du chardon. La flamme de trois chênes s’élève : le festin est étalé, mais l’âme du roi est triste de la détresse du chef de Carric-thura.

La lune livide et froide monta à l’orient. Le sommeil descendit sur les jeunes guerriers. Leurs casques bleus brillent à sa lueur ; le feu mourant s’éteint. Mais le sommeil ne se posa point sur le roi : il se lève dans ses armes et monte lentement la colline pour voir la flamme sur les tours de Sarno.

La flamme était obscure et distante ; la lune cachait sa face rouge dans l’orient. Un vent impétueux descendit de la montagne ; sur ses ailes était l’esprit de Loda. Il vient à sa pierre, dans toutes ses terreurs ; il agite sa sombre lance : ses yeux semblent des flammes sur sa face ténébreuse et sa voix est semblable à un tonnerre éloigné. Fingal avance son épée dans la nuit et fait entendre sa voix.

« Fils de la nuit, retire-toi : appelle tes vents et fuis ! Pourquoi viens-tu en ma présence avec tes armes de vapeur ? Est-ce que je crains ta forme ténébreuse, lugubre esprit de Loda ? Faible est ton bouclier de nuage : faible est ce météore, ton épée. Les vents les roulent ensemble ; et toi, tu t’évanouis toi-même. Fuis de ma présence, fils de la nuit ! appelle tes vents et fuis ! »

« Me chasses-tu de mon enceinte ? répondit la voix sépulcrale. Les peuples se prosternent devant moi. Je tourne les chances du combat dans la plaine du brave. Je regarde les nations et elles s’évanouissent : mes narines versent le souffle de la mort. Je sors sur les vents : les tempêtes sont devant ma face. Mais ma demeure est calme au-dessus des nuages ; les champs de mon repos sont agréables.

Demeure donc dans tes champs agréables, dit Fingal, et oublie les fils de Comhal. Mes pas montent-ils de mes collines dans tes plaines paisibles ? Avec une lance vais-je à ta rencontre sur ton nuage, lugubre esprit de Loda ? Pourquoi donc fronces-tu le sourcil sur moi ? Pourquoi agites-tu ta lance aérienne ? Tu fronces le sourcil en vain ! Dans la guerre je n’ai jamais fui devant le Puissant ; et les enfants de l’air effrayeraient-ils le roi de Morven ! non, il connaît la faiblesse de leurs armes !

Fuis vers ton pays, répondit le fantôme : reçois les brises favorables et fuis ! Les vents sont dans le creux de ma main ; je dirige la course des tempêtes. Le roi de Sora est mon fils, il s’agenouille sur la pierre de mon pouvoir. Son armée est autour de Carric-thura ; et il triomphera ! Fuis vers ton pays, fils de Comhal, ou éprouve mon courroux consumant.

Il lève sa lance de vapeur et penche en avant sa formidable stature. Fingal, s’avançant, tire son épée, la lame du brun Luno. Le passage étincelant de l’acier serpente à travers le fantôme ténébreux : l’ombre tombe sans forme dans l’air, comme une colonne de fumée que le bâton d’un enfant a troublée, au moment où elle montait d’une fournaise à moitié éteinte.

L’esprit de Loda pousse un cri perçant, et, roulé sur lui-même ; il s’élève sur le vent. À ce cri Inistore trembla ; les vagues l’entendirent sur l’abîme, et, dans leur course, s’arrêtèrent épouvantées. Les compagnons de Fingal tressaillent tous à la fois et saisissent leurs lourdes lances. Ils n’aperçoivent plus le roi : furieux ils se lèvent ; toutes les armes retentissent !

La lune sortit de l’Orient. Fingal revint dans l’éclat de ses armes. La joie de ses jeunes guerriers fut grande ; leurs âmes s’appaisèrent comme la mer après la tempête. Ullin entonna le chant de la joie ; les collines d’Inistore se réjouirent : la flamme du chêne s’éleva et l’histoire des héros fut racontée.

Mais, sous un arbre, Frothal, le roi couroucé de Sora, était assis dans la tristesse. Son armée s’étendait autour de Carric-thura ; il tournait avec rage ses yeux vers les murailles. Il est altéré du sang de Cathulla qui jadis le vainquit dans un combat. Quand Annir régnait dans Sora, Annir, père de Frothal le roi des flots, une tempête s’éleva sur la mer et porta Frothal à Inistore. Trois jours il fut fêté dans les salles de Sarno ; il y vit les yeux lents et doux de Comala, il l’aima avec la passion de la jeunesse et voulut enlever la jeune fille aux bras blancs. Cathulla rencontra le chef : un combat terrible s’engagea. Frothal fut enchaîné dans le palais : trois jours il y languit seul, le quatrième, Sarno le renvoya à son navire et Frothal retourna dans son pays. Mais la fureur s’amassait dans son âme contre le noble Cathulla. Lorsque d’Annir s’éleva la pierre de renommée, Frothal revint avec toutes ses forces ; le feu de la guerre environna Carric-thura et les murailles moussues de Sarno.

Le matin se lève sur Inistore. Frothal frappe son noir bouclier : ses chefs tressaillent à ce bruit ; ils se lèvent, mais leurs yeux se tournent vers la mer. Ils voient Fingal s’avançant dans sa force, et le premier parle le noble Thubar : « Qui vient pareil au cerf du désert, avec toute sa bande derrière lui ? Frothal, c’est un ennemi ! Je vois sa lance levée[1]. Peut-être est-ce le roi de Morven, Fingal, le premier des hommes. Ses hauts faits sont connus dans Lochlin ; le sang de ses ennemis est dans les salles de Starno. Irai-je lui demander la paix des rois ? Son épée c’est la foudre du ciel ! »

« Homme à la main débile, répondit Frothal, mes jours commenceront-ils dans un nuage ? Dois-je céder avant d’avoir vaincu, chef des torrents de Tora ? Le peuple dirait dans Sora : Frothal s’élançait comme un météore, mais un nuage l’a rencontré et sa renommée n’est plus. Non, Thubar, je ne céderai jamais ! Ma gloire m’environnera comme une lumière. Non, je ne céderai jamais, chef des torrents de Tora ! »

Il descendit avec le torrent de son peuple, mais ils rencontrèrent un rocher. Fingal se tenait inébranlable. Ils se brisent sur ses flancs et roulent en arrière ; mais ils ne trouvent point le salut dans la fuite : la lance du roi poursuit leurs pas. La plaine est couverte de héros : une colline élevée protége l’ennemi.

Frothal vit leur fuite. La rage s’allume dans son sein ; il baisse les yeux vers la terre et appelle le noble Thubar. « Thubar, mon peuple a fui et ma gloire ne doit plus grandir. Je combattrai le roi ; je sens brûler mon âme ! Envoie un barde demander le combat. Ne réplique point aux paroles de Frothal ! Mais, Thubar, j’aime une jeune fille ; elle demeure près du torrent de Thano. C’est Utha aux doux yeux, la blanche fille d’Herman. Elle redoutait Comala qui n’est plus ; elle soupira en secret quand je déployai mes voiles. Dis à Utha des harpes que mon âme se plaisait en elle.

Résolu à combattre, telles furent ses paroles. Le doux soupir d’Utha était auprès de lui ! Elle avait suivi son héros sous l’armure d’un homme. Sous son casque ses yeux se promenaient en secret sur le jeune guerrier. Elle vit partir le barde et la lance tomba trois fois de sa main ! Ses cheveux détachés flottaient sur le vent. Son sein se gonfla de soupirs ; elle leva les yeux vers le roi ; elle voulut parler, mais trois fois expira sa voix.

Fingal entend les paroles du barde, il s’avance dans la force de ses armes. Ils croisent leurs lances mortelles, ils lèvent l’éclat de leurs armes. Mais l’épée de Fingal descend et coupe en deux le bouclier de Frothal. Son beau flanc est exposé ; à demi penché il prévoit sa mort. Les ténèbres s’amassent sur l’âme d’Utha ; des larmes roulent sur sa joue. Elle s’élance pour couvrir le chef de son bouclier ; mais un chêne abattu rencontre ses pas ; elle tombe sur son bras de neige ; son bouclier, son casque roulent loin d’elle ; son sein blanc s’enfle à la vue et sa noire chevelure est étendue sur la terre.

Fingal eut pitié de la vierge aux bras blancs ; il retint son glaive levé. Des pleurs étaient dans les yeux du roi, lorsque se penchant vers Frothal, il lui dit : « Roi des torrents de Sora, ne crains pas l’épée de Fingal. Elle ne fut jamais teinte du sang du vaincu ; elle n’a jamais percé un ennemi renversé. Que ton peuple se réjouisse aux bords de ses torrents. Que les vierges de ton amour soient heureuses. Pourquoi tomberais-tu dans ta jeunesse, roi des torrents de Sora ? Frothal entendit les paroles de Fingal et vit se lever la jeune fille : ils se tenaient en silence dans leur beauté comme deux jeunes arbres de la plaine, quand l’ondée du printemps est sur leurs feuilles et que les vents bruyants se taisent.

« Fille d’Herman, dit Frothal, viens-tu des torrents de Tora, viens-tu dans ta beauté, pour voir succomber ton guerrier ? Mais il est tombé devant le puissant, jeune fille aux yeux lents et doux ! Le faible n’a jamais terrassé le fils du royal Annir ! Terrible es-tu, ô roi de Morven, au combat de la lance ! Mais dans la paix, tu es comme le soleil, quand il regarde à travers une pluie silencieuse : les fleurs lèvent leur tête devant lui et les brises agitent leurs frémissantes ailes ! Oh ! que n’es-tu dans Sora ! Le festin serait étalé, les rois futurs de Sora verraient tes armes dans mon palais, et se réjouiraient. Ils se rejouiraient de la gloire de leurs pères qui virent le puissant Fingal !

Fils d’Annir, répliqua le roi, la renommée de la race de Sora sera entendue ! Quand les chefs sont forts dans la guère, alors le chant s’élève ! mais si leurs épées ont frappé le faible, si son sang a souillé leurs armes, le barde les oublie et leiu’s tombes ne sont point connues. L’étranger y viendra bâtir ; il écartera la terre amoncelée. Une épée à moitié usée frappera sa vue ; se penchant vers elle, il dira : « Ce sont les armes des chefs des temps passés ; mais leurs noms ne sont point dans les chants. » — Viens, ô Frothal, viens à la fête d’Inistore ; que la vierge de ton amour y vienne avec toi, et que la joie brille sur nos visages ! »

Fingal prend sa lance et s’avance d’un pas majestueux. Les portes de Carric-Thura sont ouvertes ; le festin des coupes est étalé et les doux sons de la musique s’élèvent. La gaîté brille dans le palais ; la voix d’Ullin se fait entendre et la harpe de Selma est accordée. Utha se réjouissait de sa présence ; elle lui demanda le chant de la tristesse, et de grosses larmes tremblèrent dans ses yeux, quand le barde fit parler la douce Crimora ; Crimora la fille de Rinval, qui demeurait près du torrent de Lotha. L’histoire fut longue, mais touchante : elle plut à la rougissante Utha.


CRIMORA.

Qui vient de la colline, comme un nuage teint des rayons de l’occident ? De qui est cette voix, haute comme le vent, mais agréable comme la harpe de Carril ? C’est mon amour dans l’éclat de son armure ! Mais la tristesse est sur son front obscurci. N’est-elle plus la puissante race de Fingal, ou quelle pensée assombrit l’âme de Connal ?

CONNAL.

Elle vit la race de Fingal ; elle revient de la chasse comme un torrent de lumière. Le soleil est sur leurs boucliers. Comme un sillon de feu ils descendent la colline. Bruyante est la voix de la jeunesse ! La guerre approche, ô mon amour ! Demain le terrible Dargo vient éprouver la force de notre race. Il défie la race de Fingal, la race de la bataille et des blessures.

CRIMORA.

Connal, j’ai vu ses voiles comme un brouillard gris sur les vagues sombres. Elles s’approchent lentement du rivage. Connal, nombreux sont les guerriers de Dargo !

CONNAL.

Apporte-moi le bouclier de ton père, le bouclier de fer de Rinval ! Ce bouclier pareil à l’orbe de la pleine lune quand elle se meut obscurcie à travers le ciel.

CRIMORA.

Ce bouclier, le voici, ô Connal ! mais il n’a pas sauvé mon père. Il tomba sous la lance de Gormar, Peut-être tomberas-tu aussi, ô Connal !

CONNAL.

Oui, je tomberai peut-être ! mais alors élève ma tombe, ô Crimora ! quelques pierres grisâtres, un monceau de terre feront passer mon nom aux siècles à venir. Penche tes yeux rougis sur ma tombe et frappe ton sein gonflé de tristesse. Quoique tu sois belle comme la lumière et plus douce que la brise de la montagne, ò mon amour, je ne puis rester ici. élève ma tombe, ô Crimora.

CRIMORA.

Eh bien ! donne-moi ces armes qui brillent, cette épée et cette lance d’acier. J’irai à la rencontre de Dargo, avec Connal, et je l’aiderai dans le combat. Adieu, rochers de l’Ardven, chevreuils et vous ruisseaux de la colline. Nous ne reviendrons plus. Nos tombe aux seront loin, bien loin !

« Et ne sont-ils plus revenus ? dit Utha en soupirant. Le puissant est-il tombé dans le combat, et Crimora lui a-t-elle survécu ? Ses pas furent solitaires, son âme triste pour Connal. N’était-il pas jeune et beau conme le rayon du soleil couchant ? » Ullin vit les pleurs de la jeune fille ; il reprit sa harpe douce et vibrante : le chant fut agréable mais triste, et le silence était dans Carric-thura.

L’automne est sombre sur les montagnes ; une brume grise repose sur les collines. On entend sur la bruyère tourbillonner le vent. La rivière roule sombre à travers la plaine étroite. Un arbre solitaire indique sur la colline la place où repose Connal. Les feuilles tourbillonnent à la brise et la tombe du héros en est jonchée. De temps à autre les ombres de ceux qui sont partis apparaissent en ce lieu, à l’heure où le chasseur pensif se promène seul et à pas lents sur la bruyère. Qui peut remonter à la source de ta race, ô Connal ? qui peut raconter l’histoire de tes pères ? Ta famille croissait comme un chêne sur la montagne, un chêne qui oppose aux vents sa tête altière. Mais aujourd’hui ce chêne est arraché de la terre. Qui prendra la place de Connal ? Ici furent entendus le choc des armes et les gémissements des mourants. Sanglantes, ô Connal, sont les guerres de Fingal ! C’est ici que tu tombas. Ton bras était pareil à la tempête ; ton épée au trait de feu du ciel ; ta stature au rocher sur la plaine ; tes yeux à une fournaise ardente. Plus forte que la tempête était ta voix dans les combats ! Les guerriers tombaient sous ton épée comme le chardon sous le bâton d’un enfant. Le puissant Dargo s’avança, sombre dans sa fureur ; ses sourcils se fronçaient avec rage et ses yeux étaient comme deux antres dans un rocher. Brillantes se levèrent leurs épées ; terrible fut le choc de leurs armes !

Près d’eux, la fille de Rinval, Crimora, brillait, sous l’armure d’un guerrier. Sa chevelure blonde flotte derrière elle ; son arc est dans sa main. Elle avait suivi à la guerre le jeune Connal, son bien-aimé. Elle banda son arc contre Dargo ; mais, se trompant, elle perça Connal. Il tombe comme un chêne sur la plaine, comme un rocher du front chevelu de la montagne. Que fera-t-elle la vierge infortunée ? Le sang de Connal coule, il expire. Tout le jour et toute la nuit elle se lamentait : « Ô Connal, mon amour et mon ami ! » La triste éplorée mourut de sa douleur.

Ici, sur la colline, la terre enferme le plus charmant des couples. L’herbe pousse entre les pierres de leurs tombes ; souvent je viens m’asseoir sous l’ombrage plein de deuil. Le vent soupire entre les herbes et leur souvenir flotte sur mon esprit. Sans trouble maintenant vous reposez ensemble et dormez solitaires sous la tombe de la montagne !

« Et doux soit votre repos, reprit Utha, infortunés enfants du torrent de Loda ! Je me souviendrai d’eux avec des larmes ; je les chanterai en secret, quand le vent gémira dans les bois de Tora et que les torrents rugiront à l’entour. Alors ils descendront sur mon âme dans toute leur touchante tristesse ! »

Les rois passèrent trois jours en fêtes : Le quatrième ils déployèrent leurs blanches voiles, le vent du nord poussa Fingal vers la terre boisée de Morven. Mais dans son nuage l’esprit de Loda était assis derrière les navires de Frothal ; il se penchait en avant avec toutes ses brises et enflait les seins blancs des voiles. Il n’a point oublié ses blessures ! Il redoute encore la main du roi de Morven !


  1. La lance levée était le signal de la guerre ; la lance baissée, celui de la paix.