Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 68-73).


CROMA.


POÈME.


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Argument.
Malvina, fille de Toscar, pleure la mort d’Oscar, son amant. Ossian l’entend, et, pour la distiaire de sa tristesse, lui raconte ses exploits dans une expédition qu’il fit, d’après les ordres de Fingal, contre Rothmar qui envahissait les domaines de Crothar, petit roi de Croma, pays en Irlande. C’est ainsi que la tradition nous a conservé cette histoire. Crothar, roi de Croma, étant vieux et aveugle et son fils trop jeune pour porter les armes, Rothmar, chef de Trondo, résolut de profiter de cette occasion pour joindre les états de Crothar à son royaume. Il se mit donc en marche vers le pays soumis à Crothar et que celui-ci tenait d’Artho qui était alors le roi suprême de toute l’Irlande.
Crothar étant, à cause de sa vieillesse et de sa cécité, incapable d’agir, envoya demander du secours à Fingal, roi Écosse ; celui-ci ordonna à son fils Ossian de partir pour Croma. Mais avant son arrivée, Fovargormo, fils de Crothar, attaqua Rothmar ; mais il fut tué et son armée entièrement détruite. Ossian recommença la guerre, tua Rothmar et mit son armée en fuite. Croma ainsi délivré de ses ennemis, Ossian retourna en Écosse.

C’était la voix de mon amour ! Rarement il visite les songes de Malvina ! Ouvrez vos palais aériens, ô pères du belliqueux Toscar ! Ouvrez les portes de vos nuages ; les pas de Malvina s’approchent ! Dans mes rêves j’ai entendu une voix et je sens le frémissement de mon âme. Pourquoi es-tu venue, ô brise, de la surface sombrement agitée du lac ? Tes ailes ont tremblé dans les arbres et le rêve de Malvina s’est envolé. Mais elle a vu son amour, sa robe de vapeur flottait sur la brise ; un rayon de soleil en dorait les franges : elles brillaient comme l’or de l’étranger.

C’était la voix de mon amour ! Rarement il visite mes songes !

Mais tu vis dans l’âme de Malvina, fils du puissant Ossian ! Mes soupirs se lèvent avec le rayon de l’orient ; mes larmes descendent avec les gouttes de la nuit. En ta présence, Oscar, j’étais un arbre charmant, entouré de toutes mes branches ; mais ta mort est venue, comme le vent du désert, et sur le sol a couché ma verte tête. Le printemps est revenu avec ses molles ondées, mais pas une feuille n’a verdi sur ma tige ! Les vierges, dans le palais, m’ont vue silencieuse ; elles ont touché la harpe de la joie. Les pleurs étaient sur les joues de Malvina, et les vierges me regardaient dans ma tristesse. Pourquoi es-tu triste, disaient-elles, ô la première des jeunes filles de Ludia ? Ton amour était-il majestueux ? Était-il beau comme le rayon du matin ? Agréable à l’oreille d’Ossian est ta voix, fille des torrents de Lutha ! tu as entendu la musique des bardes qui ne sont plus dans les rêves de ton repos, lorsque le sommeil descendait sur tes yeux au murmure du Moruth. Quand tu revenais de la chasse, sous la lumière du soleil, tu as entendu la musique des bardes et ton chant est mélodieux ! il est mélodieux, ô Malvina, mais il attriste l’âme. Il est une joie dans la tristesse, lorsque la paix habite le sein de l’affligé ; mais le chagrin, ô fille de Toscar, consume celui qui pleure et ses jours ne sont pas nombreux ! Il tombe, comme la fleur que le soleil a regardée dans sa force, lorsqu’une rosée malfaisante a passé sur ses feuilles et que sa tête est lourde encore des gouttes de la nuit. Ô jeune fille, prête l’oreille au récit d’Ossian ! Il se rappelle les jours de sa jeunesse !

Le roi ordonna : je levai les voiles et j’entrai dans la baie retentissante de Croma ; Croma dans la riante Inisfail[1]. Sur la côte s’élèvent les tours du palais de Crothar, roi des lances ; Crothar, célèbre dans les combats de sa jeunesse : mais la viellesse alors environnait ce chef. Rothmar avait levé l’épée contre ce héros, et le brûlant courroux de Fingal s’alluma : il envoya Ossian combattre Rothmar, car le chef de Croma était l’ami de sa jeunesse. Le barde me devance avec ses chants : j’arrive ensuite au palais de Crothar. Le chef était assis au milieu des armes de ses pères, mais ses yeux ne voyaient plus ; ses cheveux gris flottaient autour d’un bâton sur lequel s’appuyait le guerrier. Il murmurait les chants des siècles passés, lorsque le bruit de nos armes frappa son oreille. Il se lève, étend sa main tremblante et bénit le fils de Fingal.

« Ossian, dit le héros, la force de Crothar s’est évanouie ! Que ne puis-je lever l’épée comme le jour où Fingal combattait à Strutha ! C’était le premier des hommes ; mais Crothar avait aussi sa gloire. Je fus loué par le roi de Morven ; il plaça sur mon bras le bouclier de Calthar qu’il avait tué dans la guerre. Ne le vois-tu pas sur la muraille ? Les yeux de Crothar ne peuvent plus le voir. Ossian, ta force est-elle semblable à celle de ton père ? Laisse un vieillard toucher ton bras ! »

Je tendis mon bras au roi ; il le toucha de ses mains tremblantes. Un soupir s’échappe de son sein et ses larmes descendent : « Tu es fort, mon fils, me dit-il, mais pas autant que le roi de Morven ! Mais, qui est semblable à ce héros parmi les puissants dans la guerre ? Que le festin de mon palais soit préparé, et que mes bardes nous exaltent par leurs chants ! Grand est celui qui est dans nos murs, ô enfants de Croma ! Le festin est étalé. La harpe se fait entendre et la joie est dans le palais. Mais cette joie couvrait le soupir qui habitait au fond de chaque cœur. C’est le faible rayon de la lune qui, dans le ciel, s’étend sur un nuage. Enfin la musique cesse et le roi de Croma parle ; il parle sans verser une larme, mais la douleur étouffe sa voix.

Fils de Fingal ! ne vois-tu pas un nuage sur la joie de Crothar ? Je n’étais pas triste dans mes fêtes quand mon peuple vivait. Je me réjouissais en présence des étrangers lorsque mon fils brillait dans mon palais ; mais, Ossian, ce rayon s’est évanoui et n’a laissé derrière lui nul sillon de lumière. Il est tombé, fils de Fingal, en combattant pour son père. Rothmar, chef de la verte Tromlo, apprit que mes yeux ne voyaient plus le jour ; il apprit que mes bras étaient oisifs dans mon palais, et l’orgueil de son âme s’éveilla !

Il vint à Croma ; mon peuple tomba devant lui. Dans mon courroux je saisis mes armes ; mais, privé de la vue, que pouvait Crothar ? Mes pas étaient incertains, ma douleur profonde. Je soupirais après les jours qui ne sont plus, ces jours où je combattais, où je triomphais dans le champ du carnage. Mon fils revint de la chasse, Fovargormo à la blonde chevelure. Son bras, trop jeune encore, n’avait point levé l’épée dans le combat ; mais son âme était grande et le feu de la valeur brûlait dans ses yeux. Il vit les pas chancelants de son père et il soupira. — « Roi de Croma, dit-il, est-ce parce que tu n’as pas de fils ; est-ce parce que mon bras est faible que tu soupires ? Je commence, ô mon père, à sentir ma force ; j’ai tiré l’épée de ma jeunesse, et j’ai bandé l’arc. Permets que j’aille, avec les enfants de Croma, à la rencontre de ce Rothmar ; permets que je le combatte, ô mon père ! Je sens brûler mon âme ! — Et tu le combattras, répondis-je, fils de l’aveugle Crothar ! mais que les autres guerriers marchent devant toi, et que je puisse entendre le bruit de tes pas à ton retour ; car mes yeux ne peuvent plus te voir, ô Fovargormo à la blonde chevelure ! » Il part, il combat l’ennemi, il tombe. Rothmar s’avance vers Croma. Celui qui tua mon fils approche avec toutes ses lances !

Ce n’est pas ici le temps de remplir la coupe ! Je répondis et saisis ma lance. Mes guerriers virent le feu de mes yeux ; tous se levèrent autour de moi. Toute la nuit nous marchâmes sur la bruyère. Le matin blanchissait à l’Orient, une étroite et verte vallée se découvre devant nous avec le cours sinueux de son torrent. La sombre armée de Rothmar était sur ses rives, dans tout l’éclat de ses armes. Nous combattîmes dans la vallée ; ils prirent la fuite et Rothmar périt sous mon épée. Le jour n’était pas descendu dans l’Occident, lorsque je portais ses armes à Crothar. Le vieux héros les toucha de ses mains, et la joie brilla sur toutes ses pensées.

Le peuple se rassemble dans le palais. Les coupes du festin résonnent ; dix harpes sont accordées et cinq bardes s’avancent et chantent tour à tour les louanges d’Ossian. Ils versaient dans leurs chants le feu de leurs âmes et les cordes répondaient à leurs voix ! La joie de Croma fut grande, car la paix était de retour sur ses collines. La nuit descendit avec le silence, le matin revint avec la joie. Nul ennemi, dans les ténèbres, n’était venu avec sa lance étincelante. La joie de Croma fut grande, car le farouche Rothmar n’existait plus !

J’élevai ma voix pour chanter Fovargormo, tandis qu’on déposait ce jeune chef dans la terre. Le vieux Crothar était présent ; mais on ne l’entendit point soupirer. Il cherche la blessure de son fils ; il la trouve au cœur. La joie se lève sur la face du vieillard ! Il s’avance vers Ossian et parle : « Roi des lances, dit-il, mon fils n’est pas tombé sans gloire ! Le jeune guerrier n’a point fui ; il a rencontré la mort, mais en face ! Heureux ceux qui meurent dans leur jeunesse et dans l’éclat de leur renommée ! Le faible ne les verra point dans leurs palais et n’insultera point d’un sourire à leurs mains tremblantes. Leur mémoire sera célébrée dans les chants et les jeunes larmes des vierges couleront pour eux ! Mais les vieillards se flétrissent par degrés ; la gloire de leur jeunesse, tandis qu’ils vivent encore, est entièrement oubliée. Ils tombent en secret et n’ont point les soupirs d’un fils. La joie entoure leurs tombes ; la pierre de leur renommée est posée sans une larme. Heureux ceux qui meurent dans leur jeunesse, alors que leur gloire les environne ! »


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  1. Inisfail, un des anciens noms de l’Irlande.