Ossian (Lacaussade)/Calthon et Colmal

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 74-81).



CALTHON ET COLMAL.


POÈME.


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Argument.
Ce poème, ainsi que beaucoup d’autres compositions d’Ossian, est adressé à l’un des premiers missionnaires chrétiens. Voici l’histoire du poème, telle que la tradition l’a conservée : dans le pays des Bretons, entre les murailles, du temps de Fingal, vivaient deux chefs. Dunthalmo était seigneur de Teutha, qu’on croit être la Tweede, et Rathmor habitait les bords du Clutha, rivière aujourd’hui nommée la Clyde. Rathmor n’était pas plus connu pour sa générosité et son hospitalité que Dunthalmo pour son ambition et sa cruauté. Dunthalmo, par jalousie ou à cause de quelques querelles qui avaient existé entre leurs familles, assassina Rathmor dans une fête ; mais, ensuite, touché de remords, il éleva dans son propre palais les deux fils de Rathmor, Carthon et Colmar.
Devenus hommes, ils laissèrent percer le dessein qu’ils avaient formé de venger la mort de leur père, et Dunthalmo les enferma dans deux cavernes sur les rives du Teutha, avec l’intention de les faire mourir secrètement. Colmal, fille de Dunthalmo, qui s’était éprise d’un secret amour pour Calthon, l’aida à s’éthapper de sa prison, s’enfuit avec lui vers Fingal, déguisée en jeune guerrier, et implora son secours contre Dunthalmo. Fingal envoya Ossian avec trois cents hommes pour secourir Colmar. Dunthalmo ayant préalablement assassiné Colmar, engagea la bataille. Ossian le tua et défit entièrement son armée.
Carthon épousa Colmal, sa libératrice, et Ossian revint à Morven.

Agréable est la voix de ton chant, habitant solitaire du rocher ! Il flotte sur le murmure du torrent, le long de l’étroite vallée. Mon âme, ô étranger, s’éveille au milieu de ma demeure. J’étends la main vers ma lance, comme aux jours des autres années ; j’étends la main, mais elle est faible, et les soupirs de mon sein deviennent plus fréquents. Fils du rocher, ne veux-tu point écouter le chant d’Ossian ? Mon âme est pleine des jours passés ; la joie de ma jeunesse revient. Tel apparaît le soleil dans l’Occident, quand les pas de sa lumière ont traversé l’orage : les vertes collines lèvent leurs têtes humides de rosée et les bleus ruisseaux se réjouissent dans la vallée ; le vieux guerrier est appuyé sur son bâton et ses cheveux blancs brillent à la lumière. Ne vois-tu pas, fils du rocher, un bouclier dans le palais d’Ossian ? Il porte l’empreinte du choc des batailles, et l’éclat de ses bosses est terni. Le grand Dunthalmo, chef des rives du Teutha, portait ce bouclier ; il le portait dans la guerre, avant de tomber sous la lance d’Ossian. Prête l’oreille, fils du rocher, au récit des autres années.

Rathmor était chef de Clutha. Les faibles habitaient son palais. Les portes de Rathmor n’étaient jamais fermées et ses festins étaient toujours étalés. Les fils de l’étranger venaient et bénissaient le chef généreux de Clutha. Les bardes chantaient, ils touchaient la harpe et la joie brillait sur le visage des affligés.

Dunthalmo vint dans son orgueil et provoqua Rathmor au combat. Le chef de Clutha triompha et la rage remplit le cœur de Dunthalmo. Il revint pendant la nuit avec ses guerriers et le grand Rathmor succomba : il succomba dans son palais où souvent ses festins avaient été étalés devant les étrangers.

Colmar et Calthon, les fils de Rathmor, étaient encore jeunes. Ils entrent avec la joie de l’enfance dans le palais de leur père ; ils le voient dans son sang ; leurs larmes coulent. L’âme de Dunthalmo s’attendrit à la vue de ces deux jeunes enfants. Il les conduisit dans les murs d’Alteutha. Ils croissaient dans la maison de leur ennemi, ils bandaient l’arc en sa présence et allaient avec lui combattre dans ses guerres. Ils virent les murs renversés de leurs pères ; ils virent la verte ronce au milieu de leurs palais. Leurs larmes coulèrent en secret et par moments leurs visages étaient tristes. Dunthalmo remarqua leur tristesse et son âme assombrie prémédita leur mort. Il les enferma dans deux cavernes, sur les rives retentissantes du Teutha. Le soleil n’y entrait jamais avec ses rayons, ni la lune du ciel, pendant la nuit. Les fils de Rathmor demeuraient dans les ténèbres et prévoyaient leur mort.

La fille de Dunthalmo, la blonde Colmal aux yeux bleus, pleurait en silence. Son œil s’était secrètement reposé sur Calthon dont la beauté remplissait son âme. Elle tremble pour son guerrier, mais que peut faire Colmal ? Son bras ne pouvait lever la lance et l’épée n’était pas faite pour briller à son côté. Son sein blanc n’avait jamais battu sous une cotte d’armes ; son œil n’était pas la terreur des héros. Que peux-tu faire, ô Colmal, pour le chef qui doit mourir ? Ses pas sont inégaux, ses cheveux en désordre, et ses yeux égarés ne voient plus qu’à travers ses larmes. Elle vint pendant la nuit au palais et couvrit son beau corps d’une armure ; l’armure d’un jeune guerrier qui tomba dans sa première bataille. Elle alla à la caverne de Calthon et délivra ses mains de leurs liens.

« Lève-toi, fils de Rathmor, dit-elle, lève-toi ; la nuit est sombre ! Chef de Clutha, fuyons vers le roi de Selma ! Je suis le fils de Lamgal qui demeurait dans le palais de ton père. J’ai appris ton séjour dans cette sombre caverne et mon âme s’en est indignée. Lève-toi, fils de Rathmor, lève-toi, la nuit est sombre ! » — « Voix bénie, répliqua le chef, du sein des nuages viens-tu vers Calthon ? Les ombres de ses pères sont souvent descendues dans ses songes depuis que le soleil s’est retiré de ses yeux et que les ténèbres habitent autour de lui ; ou bien, es-tu le fils de Lamgal, le chef que j’ai vu si souvent à Clutha ?

Mais dois-je fuir vers Fingal quand Colmar mon frère est ici ? dois-je fuir vers Morven quand ce héros est enfermé dans la nuit ? Non ! donne-moi cette lance, fils de Lamgal ; Calthon défendra son frère ! » « Mille guerriers, répondit la jeune fille, lèvent leurs lances autour de Colmar. Que peut Calthon contre une foule si grande ? Fuyons vers le roi de Morven, il viendra avec ses guerriers. Son bras s’étend sur les infortunés, et les éclairs de son glaive environnent le faible. Lève-toi, fils de Rathmor, les ombres se dissiperont. Lève-toi, ou tes pas seront aperçus et tu tomberas dans ta jeunesse. »

Le héros se lève en soupirant ; ses larmes coulent pour Colmar. Il vint avec la jeune fille au palais de Selma ; mais il ne savait pas que ce fut Colmal. Le casque ombrageait son beau visage et son sein respirait sous l’acier. Fingal, revenant de la chasse, trouva les deux beaux étrangers. Ils étaient comme deux rayons de lumière au milieu de la salle des coupes. Le roi écouta le récit de leur tristesse et tourna ses regards autour de lui. Mille héros en sa présence se lèvent à demi, réclamant l’honneur de combattre à Teutha. De la colline je vins avec ma lance et la joie des combats se leva dans mon sein, car le roi, au milieu de mille chefs, parla ainsi à Ossian :

« Fils de ma force, dit-il, prends la lance de Fingal, vole au torrent rapide de Teutha et sauve Colmar, le chef des chars. Que ta renommée devance ton retour, comme une brise agréable, afin que mon âme se réjouisse dans mon fils qui fait revivre la gloire de nos aïeux. Ossian ! sois une tempête dans le combat ; mais apaise-toi quand l’ennemi sera terrassé. C’est ainsi que s’éleva ma renommée. Ô mon fils, sois comme le chef de Selma. Quand les superbes viennent à mon palais, mes yeux ne les regardent pas ; mais mon bras s’étend sur les infortunés et mon épée protège le faible.

Je me réjouis dans les paroles du roi. Je pris mes armes retentissantes. À mes côtés se lèvent Diaran et Dargo roi des lances. Trois cents jeunes guerriers accompagnaient nos pas, et les beaux étrangers étaient à mes côtés. Dunthalmo entendit le bruit de notre approche. Il rassembla les forces de Teutha et s’arrêta avec son armée sur une colline. Ils ressemblaient à des rochers brisés par le tonnerre, quand leurs arbres se penchent noircis et dépouillés et que les sources de leurs fentes sont taries.

Le torrent de Teutha roulait dans son orgueil devant le ténébreux ennemi. J’envoyai un barde offrir à Dunthalmo le combat dans la plaine ; mais il sourit avec un sombre orgueil. Son armée s’ébranle et se meut sur la colline, comme le nuage de la montagne, quand les vents sont entrés dans son sein et répandent de tous côtés les ténèbres divisées.

Ils amenèrent Colmar, lié de mille liens, sur la rive du Teutha. Ce chef est triste, mais plein de dignité. Son œil est sur ses amis, car nous étions sous les armes, tandis que les eaux du Teutha roulaient entre l’ennemi et nous. Dunthalmo vint et perça de sa lance le flanc du héros : il roula dans son sang sur le rivage, et nous entendîmes ses derniers soupirs. Calthon se précipite dans le torrent : appuyé sur ma lance, je m’élance à l’autre bord. La race de Teutha tombe devant nous ; mais la nuit vient et Dunthalmo se retire sur un rocher au milieu d’une antique forêt. Son cœur brûlait de rage contre Calthon. Mais Calthon, penché dans sa tristesse, pleurait Colmar tombé, tombé dans sa jeunesse, avant que sa gloire fût connue.

J’ordonnai qu’on chantât le chant de la douleur pour adoucir la tristesse du chef ; mais debout sous un arbre, souvent il jetait sa lance à terre. Près de lui, l’œil humide de Colmal roidait dans de secrètes larmes : elle prévoyait la chute de Dunthalmo ou celle du chef belliqueux de Clutha. Maintenant la nuit était au milieu de sa course. Le silence et les ténèbres étaient sur la plaine. Le sommeil reposait sur les yeux des héros, et l’âme de Calthon commençait à se calmer. Ses yeux étaient à demi fermés mais le murmure du Teutha arrivait encore à son oreille. Pâle et montrant ses blessures, vint le fantôme de Colmar : il pencha sa tête sur le héros et élevant sa faible voix : « Le fils de Rathmor dort-il dans sa nuit, quand son frère est tombé ? Ne nous levions-nous pas ensemble pour la chasse ? N’avons-nous pas ensemble poursuivi les chevreuils ? Colmar n’a point été oublié jusqu’au jour de sa chute, jusqu’au jour où la mort a flétri sa jeunesse. Je suis couché, pâle, sous le rocher de Lona. Que Calthon se lève ! l’aube s’avance avec ses rayons et Dunthalmo va profaner la victime.

L’ombre disparut sur la brise, et Calthon vit, en se levant, ses pas qui s’éloignaient. Il s’élance dans le bruit de ses larmes. L’infortunée Colmal se lève et suit son héros à travers la nuit, traînant sa lance derrière elle.

Lorsque Calthon fut arrivé au rocher de Lona, il trouva son frère étendu sur le sol. La rage se lève dans son âme : il se précipite au milieu des ennemis. Les gémissements de la mort montent dans les airs ; mais les rangs ennemis se ferment autour de lui. Au milieu d’eux il est lié et conduit au farouche Dunthalmo. Des cris de joie s’élèvent ; et les collines de la nuit répondent.

À ce bruit je tressaillis et saisis la lance de mon père. Diaran et le jeune Dargo se lèvent à mes côtés. Nous nous aperçûmes de l’absence du chef de Clutha et nos âmes en furent attristées. Je tremblai pour ma gloire, et l’orgueil de ma valeur se réveilla. Enfants de Morven, m’écriai-je, ce n’est point ainsi que combattaient nos pères ! Ils ne se reposaient pas sur la terre de l’étranger que l’ennemi ne fût tombé devant eux. Leur force égalait celle des aigles du ciel ; leur renommée vit dans les chants. Mais nos guerriers disparaissent l’un après l’autre, et notre gloire commence à nous quitter. Que dira le roi de Morven si Ossian ne triomphe point à Teutha ? Levez-vous dans vos armes, ô guerriers ! Suivez Ossian dans sa course ! Il ne reviendra qu’avec gloire aux murailles de Selma.

Le matin se levait sur les eaux bleues du Teutha. Colmal en larmes se tint devant moi, et me parla du chef de Clutha. Trois fois la lance échappa de ses mains. Mon courroux se tourna contre l’étranger, car mon âme tremblait pour Calthon. « Enfant aux mains débiles, lui dis-je, les guerriers de Teutha combattent-ils avec des larmes ? Ce n’est pas la tristesse qui gagne les batailles, et les soupirs n’habitent pas dans l’âme de la guerre ! Retourne vers les chevreuils de Carmun, vers les troupeaux bêlants du Teutha ! Mais quitte ces armes, fils de la Peur ! un guerrier les portera dans le combat ! »

J’arrache la cotte d’armes de ses épaules, et j’aperçois son sein de neige. Elle pencha vers la terre sa figure rougissante. Je regardai mes guerriers en silence. La lance tombe de ma main et un soupir s’échappe de mon sein. Mais quand j’appris le nom de la jeune fille, des larmes jaillirent de mes yeux. Je bénis ce beau rayon de jeunesse et j’ordonnai de marcher au combat.

Pourquoi, fils du rocher, pourquoi Ossian raconterait-il comment périrent les guerriers de Teutha ? Ils sont maintenant oubliés dans leur pays, et l’on ne trouve plus leurs tombes sur la bruyère. Les années se succèdent avec leurs tempêtes, et leurs tertres verts sont réduits en poussière. À peine reconnaît-on la tombe de Dunthalmo et l’endroit où il est tombé sous la lance d’Ossian. Quelque guerrier en cheveux blancs, à moitié aveugle par l’âge, assis la nuit près du chêne brûlant de sa demeure, raconte maintenant à ses fils mes exploits et la chute du sombre Dunthalmo : les visages des jeunes guerriers se penchent vers sa voix : la surprise et la joie brillent dans leurs yeux. — Je trouvai Calthon lié à un chêne ; mon épée trancha les liens de ses bras. Je lui donnai la blanche Colmal, et ils demeurèrent dans le palais de Teutha.