Ossian (Lacaussade)/La Guerre de Caros

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 82-90).



LA GUERRE DE CAROS.


POÈME.


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Argument.
Caros est probablement l’usurpateur connu sous le nom de Carausius qui se fit déclarer empereur en l’an 284. S’étant rendu maître des îles Britanniques, il défit l’empereur Maximien Herculius, dans plusieurs batailles navales ; ce qui fait qu’il est appelé dans ce poème « le roi des Vaisseaux. » Il répara la muraille d’Agricola, bâtie pour empêcher les incursions des Calédoniens. Il paraît que, tandis qu’il y travaillait, il fut attaqué par un parti commandé par Oscar, fils d’Ossian. Ce combat fait le sujet du poème qu’on va lire et qui est adressé à Malvina, fille de Toscar.

Apporte, fille de Toscar, apporte-moi la harpe ! La lumière de l’inspiration se lève dans l’âme d’Ossian ! Mon âme est comme la plaine, lorsque l’obscurité couvre les collines d’alentour et que l’ombre s’étend lentement sur les champs du soleil ! Je vois mon fils, ô Malvina, près du rocher moussu de Crona. Mais non ! c’est le brouillard du désert, teint des feux du couchant ! Qu’il est beau le nuage qui prend la forme de Toscar ! Éloignez-vous de lui, ô vents, lorsque vous rugissez sur les flancs de l’Ardven !

Qui s’avance vers mon fils, avec le murmure des chants ? Son bâton est dans sa main, ses cheveux gris flottent sur la brise. Une joie fière éclaire son visage. Il tourne souvent les yeux vers Caros. C’est l’harmonieux Ryno, celui qui est allé pour observer l’ennemi.

« Que fait Caros, le roi des vaisseaux ? » lui dit le fils du malheureux Ossian. « Déploie-t-il les ailes[1] de son orgueil, barde des temps passés ? — « Il les déploie, Oscar, répondit le barde, mais c’est derrière ces pierres amoncelées[2], Avec terreur il regarde par-dessus sa muraille. Il te voit terrible comme le fantôme de la nuit, qui roule les vagues contre ses vaisseaux !

« Va, toi le premier de mes bardes, reprit Oscar, prends la lance de Fingal ; attache sur la pointe une torche enflammée, agite-la à tous les vents du ciel ; et provoque-le par tes chants, à quitter le roulis de ses vagues et à s’avancer vers moi. Dis à Caros que je brûle de combattre ; que mon arc est fatigué des chasses de Cona. Dis-lui que les puissants ne sont point ici et que mon bras est jeune. »

Il partit en murmurant des chants. Oscar élève la voix ; elle arrive à ses guerriers sur l’Ardven, comme le bruit d’une caverne, quand la mer de Togorma roule devant elle et que ses arbres luttent avec les vents mugissants. Ils se rassemblent autour de mon fils, comme les torrents de la montagne, lorsqu’après la pluie, ils roulent dans l’orgueil de leur course. Ryno aborde le puissant Caros ; il frappe sa lance embrasée. « Viens combattre Oscar, ô toi qui t’assieds sur le roulis des vagues ! Fingal est loin d’ici : dans Morven il prête l’oreille aux chants des bardes ; le vent de sa demeure est dans sa chevelure. À ses côtés sont sa lance redoutable et son bouclier pareil à la lune obscurcie ! Viens combattre Oscar : le héros est seul !

Caros ne traversa point le torrent de Carun. Le barde retourne en chantant. L’obscurité de la nuit s’épaissit sur Crona. Le festin des coupes est préparé. Cent chênes flamboient dans les airs : une lumière tremblante s’étend sur la bruyère. Les fantômes de l’Ardven traversent cette lueur et montrent dans l’éloignement leurs formes indéfinies. Comala se voit à moitié sur son météore ; Hidallan est triste et sombre, comme la lune obscurcie derrière le brouillard de la nuit.

« Pourquoi es-tu triste ? lui dit Ryno, car lui seul apercevait le chef. Pourquoi es-tu triste, Hidallan ? N’as-tu pas reçu ta part de renommée ? Les chants d’Ossian se sont fait entendre ; et ton ombre a rayonné sur les vents, lorsque tu t’es penché de ton nuage pour écouter la voix du barde de Morven ! » — « Et tes yeux, dit Oscar, aperçoivent donc ce chef, pareil à l’obscur météore de la nuit ? Raconte-nous, Ryno, comment tomba Hidallan, si célèbre dans les jours de mes pères ! Son nom est encore sur les rochers de Crona et j’ai vu souvent les torrents de ses montagnes ! »

Fingal, reprit le barde, bannit Hidallan du champ de ses guerres. L’âme du roi était triste pour Comalsy et ses yeux ne pouvaient supporter la vue de ce chef. Triste et solitaire, le long de la bruyère il s’en alla lentement et à pas silencieux. Ses armes pendaient en désordre à ses côtés. Ses cheveux détachés flottaient sur son front. Dans ses yeux baissés est une larme, dans son sein un soupir à moitié étouffé ! Trois jours il erra seul et sans être vu, avant d’arriver à la demeure de Lamor ; la demeure couverte de mousse de ses aïeux, près du torrent de Balva. Seul, Lamor était assis sous un arbre, car il avait envoyé son peuple avec Hidallan, à la guerre. Le torrent courait à ses pieds, sa tête grise était appuyée sur son bâton. Sans regards étaient ses yeux vieillis. Il murmurait les chants des temps passés. Le bruit des pieds d’Hidallan arrive à son oreille : il reconnaît les pas de son fils.

« Le fils de Lamor est-il de retour, ou est-ce le bruit de son fantôme ? Es-tu tombé sur les rives du Carun, fils du vieux Lamor ? Ou si c’est le bruit de les pas que j’entends, où sont les puissants dans la guerre, où sont mes guerriers, Hidallan ? Ils avaient l’habitude de revenir au bruit de leurs boucliers. Sont-ils tombés sur les rives du Carun ? »

« Non, répondit le jeune homme en soupirant, le peuple de Lamor est vivant ; il s’est couvert de gloire dans le combat ; mais, ô mon père, il n’est plus de gloire pour Hidallan ! Seul, il faut m’asseoir sur les bords du Balva, lorsque redouble la clameur des batailles. » — « Mais tes pères jamais, répliqua l’orgueil de Lamor, ne venaient seuls s’asseoir sur les bords du Balva, alors que s’élevait la clameur des batailles ! Ne vois-tu pas cette tombe ? Mes yeux ne l’aperçoivent plus ; là repose le noble Garmallon qui jamais n’a fui du champ des combats ! Viens, me dit-il, toi célèbre dans la guerre, viens à la tombe de ton père. Comment puis-je être célèbre, ô Garmallon ? Mon fils a fui du champ des combats ! »

« Roi du torrent de Balva, dit Hidallan avec un soupir, pourquoi affliges-tu mon âme ? Lamor, je n’ai jamais fui ! Fingal, triste pour Comala, m’a refusé l’honneur de combattre dans ses guerres. Retourne, m’a-t-il dit, aux torrents brumeux de tes plaines ; et consume-toi, comme un chêne sans feuilles que les vents ont courbé sur Balva, pour ne se relever jamais ! »

Et me faut-il entendre, répliqua Lamor, le bruit solitaire des pas d’Hidallan ? Tandis que des milliers de braves se signalent dans les combats, s’inclinera-t-il sur mes torrents brumeux ? Ombre du noble Garmallon ! conduis Lamor à sa dernière demeure ; ses yeux sont obscurcis, son âme est triste, son fils a perdu sa gloire ! »

En quels lieux, s’écria le jeune homme, irai-je chercher la gloire pour réjouir l’âme de Lamor ? D’où reviendrai-je triomphant pour que le bruit de mes armes soit agréable à son oreille ? Si je vais à la chasse des chevreuils, mon nom ne sera point entendu. Lamor, joyeux à mon retour de la colline, de ses mains ne caressera point mes chiens. Il ne s’informera point de ses montagnes ou des biches brunes de ses déserts ! »

« Il faut que je tombe, dit Lamor, comme un chêne sans feuilles : il s’élevait sur le rocher ! Il fut renversé par les vents ! Mon ombre, sur mes collines, sera vue pleine de deuil pour mon jeune Hidallan. Brouillards qui montez, ne le cacherez-vous pas de ma vue ? Mon fils, va au palais de Lamor ; les armes de nos aïeux y sont suspendues. Apporte-moi l’épée de Garmallon ; il l’a conquise sur un ennemi ! »

Il part, rapporte l’épée avec sa ceinture incrustée et la donne à son père. Le héros en cheveux blancs de ses mains en toucha la pointe. « Mon fils, conduis-moi à la tombe de Garmallon : elle s’élève près de cet arbre au tremblant feuillage. J’entends siffler la brise entre les herbes longues et flétries qui l’entourent. Une petite source murmure auprès et envoie ses ondes au torrent de Balva. C’est là que je veux me reposer : il est midi et le soleil est sur nos plaines. »

Il le conduisit au tombeau de Garmallon. Lamor perça le flanc de son fils. Ils dorment ensemble : leurs antiques demeures tombent en ruines. Des fantômes s’y montrent à midi : la vallée est silencieuse et les hommes évitent la tombe de Lamor.

« Fils des temps passés ! dit Oscar, triste est ton récit. Mon âme soupire pour Hidallan ; il tomba dans les jours de sa jeunesse. Il vole sur le vent du désert ; il erre sur la terre de l’étranger. Fils de Morven ! approchez-vous des ennemis de Fingal. Passez la nuit dans les chants ; surveillez les forces de Caros. Je vais aller vers les héros des autres temps, vers les ombres silencieuses de l’Ardven, où mes pères assis sur leurs nuages obscurs, contemplent les guerres à venir. Et toi, Hidallan, es-tu là aussi, comme un météore à demi éteint ? Dans ta tristesse, chef de Balva, apparais à mes yeux !

Les héros marchent en chantant. Oscar monte lentement la colline. Devant lui se posent sur la bruyère les météores de la nuit. Un torrent, dans le lointain, mugit sourdement et par intervalles, les vents gémissent dans les chênes séculaires. Le croissant de la lune descend obscur et rouge derrière la colline. Des voix faibles s’entendent sur la bruyère. Oscar tire son épée !

« Venez, s’écrie le héros, ombres de mes pères ! vous qui avez combattu contre les rois du monde ! Dites-moi les faits des temps futurs et vos entretiens dans vos cavernes, lorsque vous conversez ensemble et contemplez vos fils sur la plaine des braves. »

Trenmor descendit de la colline à la voix de son fils puissant. Un nuage, semblable au coursier de l’étranger, soutenait ses membres aériens. Sa robe est du brouillard de Lano, qui porte la mort aux peuples. Son épée est un vert météore à demi éteint. Son visage est ténébreux et sans forme. Trois fois il soupira sur le héros : trois fois les vents de la nuit rugirent alentour ! Nombreuses furent ses paroles à Oscar ; mais elles n’arrivaient que par lambeaux à nos oreilles et elles étaient obscures, comme les récits des anciens jours, avant que la lumière des chants se levât sur le passé. Il s’évanouit par degrés, comme un brouillard se fond sur la colline dorée par le soleil. Ce fut alors, ô fille de Toscar, que mon fils commença, pour la première fois, à être triste ! Il prévit la chute de sa race. Par moments il était rêveur et sombre comme le soleil lorsqu’il porte un nuage sur sa face, et que, sortant des ténèbres, il rayonne sur les vertes collines de Cona.

Oscar passa la nuit au milieu de ses pères : le matin blanchissant le trouva sur les rives du Carun. Une verdoyante vallée environnait une tombe qui fut élevée dans les temps passés. De petites collines levaient leurs têtes de distance en distance et penchaient à la brise leurs arbres séculaires. C’est là qu’étaient assis les guerriers de Caros, car ils avaient passé le torrent pendant la nuit. À la pâle lueur du jour on les eût pris pour des troncs de sapins desséchés. Oscar s’arrêta près de la tombe et trois fois il éleva sa voix terrible. Les tremblantes collines en retentissent alentour ; le cerf tressaille et bondit, et les ombres des morts s’enfuient effrayées, en poussant des cris sur leurs nuages. Tant la voix de mon fils fut terrible lorsqu’il appela ses amis !

Mille lances se hérissent à l’entour ; l’armée de Caros se lève. Pourquoi, fille de Toscar, pourquoi cette larme ? Mon fils est seul, mais il est brave ! Oscar est comme le feu du ciel ; il se tourne et l’ennemi tombe. Sa main, c’est le bras d’un fantôme, lorsqu’il l’étend du sein des nuages ; le reste de sa forme diaphane est invisible, mais les hommes meurent dans la vallée ! Mon fils voit s’approcher l’ennenii ; sombre, dans sa force, il s’arrête en silence. Suis-je seul, dit-il, au milieu de mille ennemis ? J’y vois plus d’une lance ! plus d’un œil aux sombres regards ! Fuirai-je vers l’Ardven ? Mais mes pères ont-ils jamais fui ? La trace de leur bras est dans mille batailles : comme eux Oscar sera renommé ! Venez, fantômes obscurs de mes pères, soyez témoins de mes exploits ! Je puis tomber ; mais je serai renommé comme la race de Morven. » Debout, il se recueille dans sa force, comme un torrent dans une étroite vallée. La bataille s’engage, les ennemis tombent : sanglante est l’épée d’Oscar !

Ses guerriers, sur le Crona, entendirent le bruit du combat. Ils se précipitent comme cent torrents ; l’armée de Caros prend la fuite : Oscar reste sur la plaine comme un rocher qu’abandonne la mer qui se retire.

Maintenant, avec tous ses coursiers et dans toute sa force, Caros s’avance, sombre et profond comme un torrent : les ruisseaux se perdent dans son cours, la terre tremble à son passage. La bataille s’étend d’une aile à l’autre ; dix mille épées à la fois étincellent dans l’air. Mais pourquoi Ossian chanterait-il les batailles ? Jamais plus mon épée ne brillera dans les combats ! Je me rappelle avec douleur les jours de ma jeunesse, lorsque je sens la faiblesse de mon bras. Heureux ceux qui tombèrent dans leurs jeunes années, au milieu de leur renommée ! Ils n’ont point vu les tombes de leurs amis ; ils n’ont point manqué de force pour bander l’arc de leur jeunesse. Heureux es-tu, ô Oscar, sur tes vents impétueux ! Souvent tu visites les chants de ta gloire, où Caros a fui devant ton épée levée.

Les ténèbres descendent sur mon âme, ô belle fille de Toscar ! Je ne vois plus la forme de mon fils près du Carun ; je ne vois plus sur le Crona la figure d’Oscar. Les vents l’ont emporté loin de moi, et triste est le cœur de son père ! Mais conduis-moi, ô Malvina, près du murmure de mes bois, près du mugissement des torrents de mes montagnes. Que la chasse se fasse entendre sur Crona ; laisse-moi rêver aux années qui ne sont plus. Porte-moi la harpe, ô ma fille, que je la puisse toucher lorsque se lèvera la lumière de mon âme. Approche-toi alors pour apprendre les chants ; les siècles à venir entendront parler de moi ! Un jour les fils des faibles élèveront leur voix sur Cona ; et, portant les yeux sur ces rochers, ils diront : « C’est ici que demeurait Ossian. » Ils admireront la race qui n’est plus, les chefs des anciens jours ; tandis que nous, ô Malvina, nous chevaucherons sur nos nuages et sur les ailes des vents impétueux. Nos voix, par intervalles, seront entendues dans le désert ; nous chanterons sur la brise du rocher !


  1. L’aigle romaine.
  2. La muraille d’Agricola que réparait Carausius.