Ossian (Lacaussade)/Cathlin de Clutha

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 91-97).



CATHLIN DE CLUTHA.


POÈME.


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Argument.
Invocation à Malvina, fille de Toscar. Le poète raconte l’arrivée de Cathlin à Selma, pour solliciter des secours contre Duth-carmor de Cluba, qui avait tué Cathmol pour enlever sa fille Lanul. Fingal ne voulant point faire un choix parmi ses héros, qui tous demandaient le commandement de cette expédition ; ils se retirent chacun sur sa « Colline des Fantômes » pour recevoir dans leurs songes les avis de leurs aïeux. L’ombre de Trenmor apparaît à Ossian et à Oscar. Ils partent de la baie de Carmona et arrivent le quatrième jour sur la côte de Rathcol, vallée d’Inishuna, où Duth-carmor avait fixé son séjour. Ossian dépêche un barde à Duth-carmor pour lui demander la bataille. La nuit vient. La douleur de Cathlin de Clutha. Ossian cède le commandement à Oscar qui, suivant la coutume des rois de Morven, avant le combat, se retire sur une colline voisine. Au point du jour l’action s’engage, Oscar et Duth-carmor se rencontrent. Le dernier tombe. Oscar porte la cotte d’armes et le bouclier de Durth-carmor à Cathlin qui s’était éloigné du champ de bataille. On découvre que Cathlin est la fille de Cathmol, déguisée, qui avait été enlevée par Duth-carmor, et qui avait trouvé le moyen de s’échapper.

Viens, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit ! Les vents descendent de leurs bruyantes collines et mugissent autour de toi. Rouges, sur mes cent torrents, sont les sentiers lumineux des morts. Sur les vents tourbillonnants ils se réjouissent dans la saison de la nuit[1], N’est-il aucune joie dans les chants, ô blanche main des harpes de Lutha ? Réveille la voix des cordes endormies ! Réveille l’âme du barde ! C’est un torrent qu’ont tari les années ! épanche, ô Malvina, la mélodie de tes chants !

Je t’entends dans les ténèbres, tu gémis dans Selma, toi qui veilles solitaire au milieu de la nuit ! Pourquoi as-tu privé de tes chants l’âme défaillante d’Ossian ? Quand le ruisseau qui tombe de sa colline obscurcie par l’orage, roule ses murmurantes eaux à la clarté du soleil, doux est le bruit de sa chute à l’oreille du chasseur ; il l’écoute et secoue sa chevelure tout humide de rosée. Telle est la voix de Lutha, à l’ami des ombres des héros ! Mon sein gonflé de soupirs bat avec force, et je tourne les yeux vers les jours qui ne sont plus. Viens, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !

Un jour, nous vîmes bondir un vaisseau dans la baie de Carmona. Du haut du mât pendait un bouclier brisé ; il était couvert de sang. Un jeune guerrier s’avance dans ses armes, tenant à la main une lance sans pointe. Ses cheveux longs et détachés pendaient en désordre sur ses yeux pleins de larmes. Fingal lui présente la coupe des rois. L’étranger lui parle en ces termes : « Cathmol de Clutha est étendu sans vie dans son palais, près des rives sinueuses de ses propres torrents. La blanche Lanul, sa fille, a frappé les yeuxde Duth-carmor, et il a percé le flanc de Cathmol. Mes pas erraient alors dans les roseaux du désert. Il s’est enfui pendant la nuit. Aide Cathlin à venger son père ! Je ne t’ai pas cherché, comme un rayon perdu dans un pays de nuages, car tu es connu comme le soleil, ô roi de la puissante Selma ! »

Le roi regarde autour de lui. Nous nous levons en armes en sa présence. Mais qui doit parmi nous lever le bouclier ? Tous réclamaient l’honneur de combattre. La nuit descendit, et chacun en silence se retira sur sa colline des Fantômes, afin que les esprits pussent descendre dans nos songes et nous désigner pour le combat. Nous frappons le bouclier des morts ; le bourdonnement de nos chants s’élève. Nous évoquons trois fois les ombres de nos pères et nous nous couchons dans nos rêves. À mes yeux apparut Trenmor, la forme majestueuse des années évanouies. Ses armées bleuâtres, en files à moitié effacées, étaient rangées derrière lui. On distinguait à peine dans le brouillard leur lutte et leurs attitudes menaçantes. J’écoutai ; mais aucun son ne se fit entendre. Ces formes étaient vides comme l’air.

Je m’éveillai, en tressaillant, de ce rêve de fantômes. Un vent subit siffla dans ma chevelure flottante et le départ des ombres fit gémir sourdement le chêne. Je pris mon bouclier suspendu à une branche. J’entendis le cliquetis de l’acier. C’était Oscar de Légo ; il avait vu ses pères, « Comme l’ouragan fond sur le sein des vagues blanchissantes, ainsi, sans crainte à travers l’Océan, je dirigerai ma course vers la demeure des ennemis. J’ai vu les morts, ô mon père ! Mon cœur bat avec force ! Ma gloire brille devant moi, comme un trait de lumière sur la nue, quand, rouge voyageur des cieux, le soleil agrandi sort du sein des nuages.

« Petit-fils de Branno, répondis-je, Oscar n’ira pas seul à la rencontre de l’ennemi. Je m’élancerai à travers l’Océan vers la demeure boisée des héros. Combattons, mon fils, comme deux aigles qui, d’un même rocher, lèvent leurs larges ailes contre l’impétuosité des vents. »

De Carmona nous mîmes à la voile ; et mes guerriers, voguant sur trois vaisseaux, suivaient mon bouclier sur les vagues tandis que j’observais la nocturne Ton-Thena[2], la rouge voyageuse au milieu des nuages. Les brises favorables soufflèrent, pendant quatre jours. Lunion sortit du sein des brumes. Ses cent forêts se balançaient aux vents, les rayons du soleil doraient par intervalles ses flancs brunis, et les torrents écumants lançaient leurs blanches eaux du haut de ses rochers sonores.

Une verte vallée, avec ses bleus ruisseaux, serpente silencieusement dans le sein des collines. C’est là qu’au milieu de l’ondoiement des chênes, s’élevait jadis la demeure des rois. Mais le silence depuis bien des années, est descendu sur la verdoyante Rath-col ; car la race des héros a disparu de cette riante vallée. Duth-carmor, le sombre chevaucheur des vagues, était ici avec son peuple. Ton-thena ayant caché sa tête dans les cieux, il avait plié ses voiles blanches. Il dirigeait sa course, sur les collines de Rath-col, vers la retraite des chevreuils. Nous arrivons. J’envoie un barde, avec ses chants, pour appeler l’ennemi au combat. Duth-carmor l’écouta avec joie. L’âme de ce roi était semblable à un rayon de flamme ; à un rayon de flamme mêlée de fumée, s’élançant à travers le sein de la nuit. Le bras de Duth-carmor était puissant, mais ses actions étaient cruelles.

La nuit vint avec tous ses nuages, et nous nous assîmes près d’un chêne embrasé. À quelque distance était debout Cathlin de Clutha. J’observais les passions inquiètes de l’âme de l’étranger : elles passaient sur son visage comme l’ombre des nuages sur une plaine de verdure. Sa joue était belle sous sa chevelure dont les boucles flottaient sur la brise de Rath-col. Je ne troublai point, par mes paroles, le silence de son âme. J’ordonnai à ma harpe de chanter.

« Oscar de Lego, m’écriai-je, retire-toi cette nuit sur ta colline secrète, Frappe ton bouclier comme les rois de Morven[3]. Avec le jour, tu conduiras mon armée au combat. De mon rocher, Oscar, je verrai ta forme terrible dominant la bataille, comme l’apparition des fantômes au milieu des orages qu’ils soulèvent.

Pourquoi mes yeux se tourneraient-ils vers ces temps obscurs d’un passé où n’avait point encore éclaté le chant des bardes, semblable au réveil subit des vents ? Les années d’un passé moins reculé sont marquées d’illustres actions. Comme le nautonnier regarde pendant la nuit l’étoile de Ton-thena, ainsi levons les yeux sur Trenmor, le père des rois ! »

Carmal avait versé ses nombreuses tribus sur la plaine retentissante de Caracha. Ils ressemblaient à une chaîne de vagues sombres, et leurs bardes en cheveux blancs, tels qu’une mouvante écume, s’avançaient devant eux : le feu de leurs regards allumait autour d’eux l’ardeur des combats. Ces habitants des rochers n’étaient pas seuls ; avec eux se trouvait un enfant de Loda, une voix de leur terre brumeuse, pour évoquer d’en haut les fantômes des morts. Il demeurait sur une montagne de Lochlin, au milieu d’une forêt dépouillée de ses feuilles. Près de là, rugissait un torrent, et cinq pierres dressaient leurs têtes. Souvent il élevait sa voix sur les vents, quand leurs ailes nocturnes étaient enflammées par les météores et que la lune au noir vêtement descendait derrière la colline. Il était entendu des fantômes ! Ils venaient à sa voix avec le bruit des ailes de l’aigle, et sur les champs de bataille, ils changeaient le sort des combats, en présence des rois des hommes.

Mais ils ne détournèrent point Trenmor du combat. Il devance les rangs tumultueux de ses guerriers ; et non loin de lui, Trathal brille comme un astre qui se lève. Les ténèbres régnaient : l’enfant de Loda répandit ses signes sur la nuit. Mais les guerriers qui sont devant toi ne sont pas faibles, ô fils des autres terres !

Les deux rois alors, sur la colline de la nuit, se disputèrent le commandement de l’armée ; mais cette lutte était douce comme deux brises d’été agitant sur un lac leurs ailes légères. Trenmor céda le commandement à son fils, car la renommée du roi s’était déjà fait entendre. Trathal s’avance sous les yeux de son père, et l’ennemi disparaît sur les plaines de Caracha. Les années qui ne sont plus, ô mon fils, sont marquées d’illustres actions. » ...........................[4]
La lumière à l’Orient se levait dans les nuages. L’ennemi s’avance en armes. La bataille s’engage sur Rath-col ; tels rugissent les torrents. Contemplez la lutte des rois ! Près d’un chêne se rencontrent Oscar et Duth-carmor. Sous les éclairs de l’acier disparaissent leurs formes obscurcies ; ainsi pendant la nuit deux météores se heurtent dans un vallon : une rouge lumière se répand à l’entour et les hommes prévoient la tempête ! — Duth-carmor est couché dans son sang ! Le fils d’Ossian triomphe ! Il était redoutable dans les combats, ô Malvina, ô blanche main des harpes !

Les pieds de Cathlin ne foulaient point le champ de bataille. L’étranger se tenait près du torrent solitaire de Rath-col, à l’endroit où ses ondes bordent de leur écume les pierres couvertes de mousse. Au-dessus un bouleau touffu s’incline et répand ses feuilles sur la brise. De temps à autre Cathlin, de sa lance renversée, touchait la surface du torrent. Oscar arrive, portant la cotte d’armes de Duth-carmor et son casque surmonté d’une aile d’aigle ; il les dépose devant l’étranger et lui adresse ces paroles : « Les ennemis de ton père sont tombés ; ils reposent dans la vallée des ombres. La renommée, comme un vent qui s’élève, retourne avec nous à Morven. Pourquoi es-tu triste, chef de Clutha ? Quelle est la cause de ta douleur ?

Fils d’Ossian des harpes, mon âme est profondément affligée. Je vois les armes de Cathmol, les armes qu’il portait à la guerre. Prends la cotte d’armes de Cathlin et suspends-la dans la salle de Selma, pour qu’en ton pays lointain, tu puisses te souvenir d’un infortuné ! La cotte d’armes tombe et laisse voir deux seins blancs. C’était la race des rois, la fille aux douces mains de Cathmol, endormi près des torrents de Clutha. Duth-carmor la vit belle dans le palais de son père ; pendant la nuit il vint à Clutha. Cathmol le combattit, mais ce béros succomba. L’ennemi resta trois jours avec la jeune fille, et le quatrième elle s’enfuit déguisée en guerrier. Elle se souvint qu’elle descendait de la race des rois, et sentit son âme éclater de vengeance.

Pourquoi, fille de Toscar de Lutha, te raconterai-je comment mourut Cathlin ? Sa tombe est au milieu des roseaux du Lumon, dans une terre lointaine. Sul-malla y portait ses pas, aux jours de sa tristesse : elle touchait la harpe plaintive et chantait la fille de l’étranger.

Viens, ô Malvina, rayon solitaire qui veilles au milieu de la nuit !


  1. Il y a dans l’anglais « in the season of the night ; » dans la saison de la nuit.
  2. « Ton-thena », feu de la vague. C’est l’étoile remarquable dont il est fait mention au septième livre de Temora.
  3. Ce passage fait allusion à une coutume usitée chez les anciens rois d’Écosse : ils s’éloignaient de leur armée la nuit qui précédait le combat. L’histoire qu’Ossian raconte dans le paragraphe suivant a trait à la chute des Druides.
  4. Il y a ici une lacune ; la partie qui manque contenait la suite de l’histoire de Carmal et de ses druides.