G. Crès (p. 87-114).


IV

LE TEMPLE SOUS LA TERRE ET L’ANTRE


Un grand cri d’homme désespéré, — et le Rideau se divise sur

ACTE IV (SCÈNE I)


l’arrivée hagarde du
VIEILLARD
qui descend, — de la gauche, — une rampe dallée, éclairée d’un jour tortueux, et débouche dans le vestibule de ce Temple souterrain :

Ma fille est morte !

Alors, du profond hypogée, surgissent trois Ombres agitant des torches dont les feux éclaboussent ces énormes piliers bas qui portent le poids implacable du sol.

Ma fille est morte ! Qui êtes-vous ? Laissez-moi. Ma fille est morte. Je cherche le lieu funéraire…

Qui êtes-vous ?

Aux éclats des torches, on reconnaît :
LE PRÊTRE, LE GUERRIER,
LA PRÊTRESSE-MÉNADE

Ta fille est morte…

— Morte, comment est-elle morte…

— Morte,

où donc est-elle…

LE VIEILLARD

… morte, là-haut, aux pieds du Maître, dans le Palais résonnant.

Je l’ai trouvée aux pieds du Maître, étendue, extasiée…

Je l’ai emportée !

LES OMBRES
assaillant le Vieillard.

Lui ?

— Que faisait-il ?

— Que disait-il ?

LE VIEILLARD

Il chantait avec triomphe !

LA MÉNADE

Il chantait, et ta fille est morte !

LE PRÊTRE

Morte, et comment ?

LE GUERRIER

Il a tué ta fille.

LA MÉNADE

Il ne l’aimait plus.

LE PRÊTRE

Elle devait mourir de lui.

LA MÉNADE

Il l’a trouvée indigne de lui.

LE VIEILLARD

Oh ! Ô ma fille !

LE GUERRIER

Nous diras-tu comment elle est morte ?

LE VIEILLARD

Elle est morte par grand amour.

LE GUERRIER

Ha ! Le vieux fou !

LE PRÊTRE

On ne meurt pas d’amour parmi les gens que nous sommes.

LE VIEILLARD

Je parlais autrefois ainsi…

LE PRÊTRE

Elle est morte par maléfice.

LE GUERRIER

C’est un sorcier redoutable.

LE PRÊTRE

C’est un sacrilège : il n’est pas fou comme il convient.

LE VIEILLARD

Ne l’insultez pas. Vous n’en êtes pas dignes !

LE GUERRIER

Tu le défends : tu es un bon serviteur. Il a tué ta fille. Tu te lamentes.

Et lui ?

LE PRÊTRE

Il n’a pas pleuré comme il faut sur cette mort.

LA MÉNADE

Il ignore les chants funèbres pour ceux qu’on aime : Écoute…

On entend un bruissement allègre de la LYRE.
LE VIEILLARD

Vous ! Oh ! vous, n’entendrez jamais. — Il ne sait pas que ma fille est morte. Il l’appelle ! Il la désire. Il veut descendre ici-bas pour la réclamer à la terre.

LA MÉNADE

Il vient ! Il vient ! Sa voix sonnera sans pareille sous la terre !

LE VIEILLARD

Qu’il triomphe de toute la terre !

LE PRÊTRE

Il n’osera pas.

Le Prêtre fait un geste respectueux et peureux qui désigne, à l’opposé, vers l’extrême droite, un Antre sans espoir d’où sortent des vapeurs rampantes.
LE GUERRIER

Il osera. Je le pousserai.

LE VIEILLARD

Ho !

LA MÉNADE

C’est là… peut-être… le meilleur destin pour lui. On oublie… Il oubliera… Il dépouillera sa folie. Il deviendra comme les autres.

LE PRÊTRE

Qu’il y aille, et n’en sorte jamais !

LA MÉNADE

Laissez… Laissez-moi le conduire. Laissez-le moi.

LE PRÊTRE

Prends garde. Il est mortel à qui l’approche. Et l’Antre est plein de vapeurs empoisonnées.

LA MÉNADE

Taisez-vous. Éteignez les torches.

Enfin, il vient à moi !

LE PRÊTRE

Il est juste qu’il expie.

La Ménade se glisse et disparaît dans la bouche de l’Antre. Les torches s’éteignent. Il se fait un silence horrible…
LE VIEILLARD

Qu’est-ce qu’ils trament contre lui ? Quelle insulte plus obscure et plus basse ?

Tout à coup la grande
VOIX D’ORPHÉE

envahit le Temple souterrain.
LE VIEILLARD

s’élance à l’encontre pour lui barrer le passage, criant :

Ô Maître ! Ne descends pas ! Ne cherche plus ! Fuis les hommes…

ORPHÉE

apparaît.
LE VIEILLARD

Et fuis-moi, fuis-moi aussi !

Mais on voit et on entend
ORPHÉE

passer outre, — traverser le Temple, — et plonger dans la bouche de l’Antre.
Aussitôt les vapeurs bouillonnent et se convulsent ; s’efforçant de rejeter l’hôte insolite qui les pénètre et disparaît.
Furieuses, les vapeurs envahissent toute la scène, ayant mis en fuite le Prêtre, le Guerrier et jusqu’au Vieillard-Citharède.
L’exhalaison absorbe enfin et engouffre tout le Temple-Hypogée.

(SCÈNE II)

On se trouve dans un lieu sans espace descriptible… l’Antre, cave visqueuse, pulpe de fruit vénéneux…
Quelques lueurs égarées suivent les rehauts et les chutes des voix et de la LYRE, — permettant seules d’apercevoir
ORPHÉE

comme en proie à une frénésie.

Plus bas ! Plus bas ! jusqu’au ventre impur de la terre…

Je te cherche avec allégresse, ô Fugitive !

Je te poursuis en riant ! À tâtons ! Je fouille les replis du manteau lourd que j’avais cru dépouillé…

Plus bas ! Ha ! plus bas encore…

Les hommes perdent l’esprit dans ces ténèbres !

Je m’y plonge ! Je me baigne ! Je descends avec délices !

Le bruissement de la LYRE entoure ces paroles de lueurs violettes vite amorties.

Es-tu là ? Pourquoi disparaître et t’enfuir ?

Comme en répons, roulent par la bouche de la caverne des échos attardés de la dispute du Vieillard et des Ombres…

Morte…

— Morte…

tuée par lui…

— Morte par


grand a…

— Morte par

— maléfice !

ORPHÉE

(avec emportement)

Morte… Qui a dit « morte » ?


éclatant d’un rire de haine :

Ce sont les hommes… là-haut ! Ils jacassent entre eux…

Morte ! Ils te croient morte !

La mort n’atteint pas où nous sommes.

Un appel pressant de la Lyre laisse entrevoir un déboulis de rocs, de fanges, de mousses humides plongeant dans une ombre d’où remontent incessamment des fumées lourdes fusant du sol vers la voûte qui renvoie au sol une incessante pluie lente.
Et du plus profond de l’Antre, on voit sourdre
UNE FORME

indécisément voilée,
ORPHÉE

Tu es là : vraiment ! dans cette boue et dans ce silence…

Pourquoi ? Pourquoi ?

Les lueurs de la LYRE pénètrent l’Antre sans l’émouvoir. Et l’appel et les lueurs, vite étouffés, s’éteignent sous une angoisse double.

Tu ne réponds pas ?

LA FORME

Je ne suis plus celle que tu aimes.

ORPHÉE

Ne joue pas avec les échos.

LA FORME

Je ne suis plus celle que tu as tuée.

ORPHÉE

Ne fais pas mentir les échos.

LA FORME

Ma voix est véridique.

ORPHÉE

Ta voix est fausse, soudain… Qu’es-tu devenue ! Eurydice !

LA FORME

Je ne suis pas Eurydice.

ORPHÉE

Ô aveu d’ingratitude ! Tu ne serais pas Eurydice ! Tu ne me crois plus…

Qui te reconnaîtrait mieux que moi ?

Réponds ! — Tu n’oses pas ? Ta voix changée, tu en as peur toi-même…

Oui. Mieux vaut se taire… se taire et… Fuir tout d’un coup !

Viens, remontons vers le Palais chantant.

LA FORME

Ah ! jamais plus ! N’y songe plus ! Tu es ici-bas où l’on meurt.

Ah ! le beau chant d’oiseau fou ! Il s’étrangle… Tu es ici-bas. Tu es homme.

Je suis heureuse.

ORPHÉE

Je suis maître. Viens !

LA FORME

Tu n’es plus maître que d’un seul hymne, Funèbre : et pour l’épouse, et pour l’époux.

Je suis heureuse.

ORPHÉE

Tu prononces des mots sans harmonie… Le son de tes lèvres est vide…

Il y a quelque maléfice humain. Ces vapeurs, ces bouffées d’un souffle empesté !

Cet antre sourd… Ô ! par où fuir, fuir, fuir ?

LA FORME

Personne que moi ne saurait te montrer la route.

Personne, et non pas un dieu, n’est sorti lui-même de ceci.

Mais je suis heureuse.

ORPHÉE

Je t’ai donné la ferveur de ma voix.

LA FORME

Je t’ai conduit au Palais de mes noces : Voici la couche et voici la maison.

Tu as passé le seuil ! L’épousée se dévoile.

(La forme se dévoile.)

Orphée ! Tu dois enfin regarder et me voir.

Vois donc ! Je suis la Prêtresse-Ménade !

Et vierge comme l’Autre, et sacrée !

ORPHÉE

Laisse-moi !

LA MÉNADE

Je ne te touche pas.

ORPHÉE

Eurydice, qu’es-tu devenue !

LA MÉNADE

Ne m’insulte pas.

ORPHÉE
hésitant.

Quoi ! Tu fais des signes… comme une femme ! Tes pieds s’enlisent dans la boue… Ta main est souillée… Arrache-toi de la fange !

LA MÉNADE

C’est ma demeure ! C’est mon Palais à moi !

J’aurai le sort même de l’Autre.

Je l’enviais, là-bas, toutes les nuits au bord du Fleuve,

Je veux aussi… Chante ! Tu es redoutable à ceux qui t’aiment.

Tu es puissant.

ORPHÉE

Tu implores… (je ne te comprends pas…) je ne sais quoi… Attends… N’importe…

Je vais te secourir.

Comme un recours à un charme indéfectible, il saisit à nouveau la LYRE et tente de la faire sonner.
Le chant s’étouffe.

Ma LYRE s’assourdit et s’étouffe…

Ma LYRE même a peur ici ! Viens !

Suis-moi, ô celle que j’ai suivie…

LA MÉNADE

Fais que j’obéisse.

ORPHÉE

Je ne t’entends plus… Je te vois, lamentablement.

Je te vois : tu es toute emprise par la terre…

La terre monte autour de tes jambes… La voûte pleut sa boue chaude sur tes seins…

Je… ne… puis…

LA MÉNADE

Gloire ! tu es à moi ! Tu es là ! Le héros va mourir dans mes bras ; — et d’abord, captif, il me tuera.

Tu es ma divine proie ! J’ai choisi le dieu que j’aime ! Il est descendu, il m’habite.

ORPHÉE

Que fais-tu ? L’immonde nous étreint. Les hommes rient, là-haut. Leurs pieds frappent nos têtes !

Ils sont ivres de ces vapeurs et de nos plaintes…

Mais non ! Ils ne vaincront pas :

Souviens-toi, nous avons chanté et le Palais a volé en nuages…

LA MÉNADE

Tu es en moi. Dans mon piège, dans mes bras. Tu es sans force et sans voix…

ORPHÉE

J’étouffe… J’étouffe… Ce poison… Ce chaos… dans ma poitrine…

Ce combat qui n’est pas le mien.

LA MÉNADE

Gloire ! Dans mon palais sourd et au plus profond de mon antre, viens.

ORPHÉE

Aide-moi ! — Non ! ne caresse pas ainsi !

Ce n’est pas l’étreinte humaine

LA MÉNADE

Joie ! ô joie ! la boue chaude

ORPHÉE
qui sauvera !

À quoi bon te dévoiler ?

LA MÉNADE
est mon

lit de tendresse,

ORPHÉE

Tu crois t’évader de la fange ? mais

LA MÉNADE
le poids de toute la montagne
ORPHÉE
plutôt


Crions d’amour, et que les roches dansent de respect et que la voûte

LA MÉNADE


est ma volupté.

ORPHÉE
se déchire !


Et nous vivrons dans le ciel d’Eurydice.

LA MÉNADE

Tu l’as véritablement tuée. Mais elle n’est pas morte avec toi.

Orphée !

ORPHÉE

Ne livre pas mon nom ici.

LA MÉNADE
(criant.)

Orphée !

ORPHÉE

Tais-toi !

LA MÉNADE

Oui. Le silence. Pour nous deux.

Le même silence.

ORPHÉE

Viens ! Viens !

LA MÉNADE
comme en folie.

Je t’ai dit « Viens » aussi. Je suis Reine ici. Je suis ivre ! Moi, prêtresse, je saisis mon dieu !

Dans un transport elle enlace le corps redressé d’Orphée, dont, sauvagement, elle entoure les hanches.
ORPHÉE

haut et droit, sans mouvement de retrait sous l’étreinte, dresse sa LYRE au dessus du combat.
Et, saisi d’un rire éclatant :

Ha ! Ha ! Ha ! c’est toi qui fais cela !

Ha ! ils disaient bien, là-haut, tu es morte.

Tu es bien morte. Tu n’es pas l’autre Eurydice,

Morte d’amour, morte là-haut.

… mais moi ! Mais moi ! lyre au-dessus de tout !

Ah ! périsse la femme ! — Lyre, ouvre-moi la route ! Ma route !

À moi !

D’un sursaut fulgurant, il déchire le réseau de la LYRE ; et le crèvement des cordes et leurs cinglements trament l’Antre,

(qui se fend comme un fruit) de rayons faisant au plus profond de l’épaisseur une échappée radieuse,

par où, d’un seul bond, s’évade et disparaît
ORPHÉE
Puis, tout l’Antre retombe, écrasant
LA MÉNADE

avec un obscur fracas.
Les ténèbres referment leur Rideau.

(INTERLUDE)

On suit à l’oreille les traces éperdues d’Orphée que ce déchirement désespéré et triomphal a relancé au travers des hommes — épiant, hors de l’atteinte, l’issue du combat dans l’Antre.
Ils le voient reparaître vivant. Ils célèbrent ce Chef inattendu qui vainc les enfers, qui ressuscite du lieu d’où jamais homme n’est revenu humain.

Leurs clameurs doubles, — envieuses et glorieuses — se fondent et s’accrochent a l’en-allée du Héros.

Les timbres rancuniers persistent longtemps par-dessus les autres.

On rejoint ainsi et l’on suit à l’oreille, — on fait cortège à la marche à rebours d’Orphée, remontant le Drame et tout ce qui vient de s’entendre :

Retrouvant le Palais Sonore encor vibrant de la Mort d’Eurydice,

Rejoignant le bord du Fleuve, les rumeurs du Bois, les frémissements familiers du Repaire…