Orphée-Roi/5
V
LA MONTAGNE ET LES AIRS SONORES
Le Prêtre et Le Guerrier l’avaient élu Roi, selon l’Oracle.
(ÉPILOGUE)
De nouveau l’on aperçoit la conque montagneuse, et, couché noblement au centre des échos,
de nouveau seul.
Sa grande Voix et sa LYRE aux cordes nombreuses et retendues, sonnent à pleine envolée…
Il va se faire un moment radieux, un Hymne…
Mais survient, à pas précipités,
Ne trouble pas l’écho de la Montagne !
Pardonne-moi… Il faut que tu m’écoutes : Pour fuir encore… au delà !
Ne trouble pas l’écho de la Montagne !
Ce n’est plus ce que tu pouvais craindre.
Ce ne sont plus les hommes : ils s’occupent, loin d’ici, à d’autres jeux :
Ils se tuent l’un l’autre, pour toi.
Laisse-les battre.
Ou ils te prétendent imposteur. Ou, que tu es bien mort, mais, comme un dieu, ressuscité.
Laisse-les dire.
Ils recueillent des lambeaux de ta tunique.
Ils répètent tes mots chantés.
Ils miment les douleurs de ton agonie…
Et ils pleurent.
Laisse les hommes !
Ce ne sont plus les hommes qui menacent ! Mais ce qui vient ! Celles qui accourent sur mes pas…
Nulle femme ne me joindra plus jamais
Aucune femme… Oui, je le sais, moi, le père…
Ton merveilleux pouvoir : tu es redoutable à ceux qui t’aiment.
Tu es puissant. — Mais toutes celles-ci…
chantant à mi-voix, sur un mode recueilli, avec un amical accent asséréné :
Pourquoi ne m’avais-tu jamais écouté face à face ?
Pourquoi n’osais-tu murmurer ce que tu vas me dire ?
Reprends haleine, et chante enfin selon ton gré.
oubliant sa course et ses craintes, s’assied, pour des aveux, près du Maître.
Oui. Je le puis maintenant. Près de toi.
Maintenant quelque chose nous unit et nous sépare.
En ce moment, je puis enfin t’interroger.
Moi.
— Voici : tu ne vis pas comme les hommes d’aujourd’hui. Tu n’as pas vécu parmi les hommes d’autrefois. Tu ne fais pas les gestes des dieux honorés.
Tu n’as point d’âge. Tu n’es personne.
Ô Toi ! Qui es-tu ?
Orphée.
Oh ! le Nom a tonné à travers la Montagne !
Des mondes…
S’ouvrent… Trop loin !
Trop vite…
Je suis trop lié à mon âge ! D’autres viendront, peut-être…
D’autres entendront.
Profère ta seconde angoisse.
Eh bien ! Dis-moi sans tarder, — car j’ai droit —
Celle que tu… qui mourut sous tes chants par grand amour,
Celle qui brûla d’extase sous ta voix…
Là-bas, au Palais sonore…
Dis-moi, avant de mourir sous ta voix,
A-t-elle entendu ?
Celle que tu choisis, que tu suivis… a-t-elle…
Jamais je n’ai suivi personne.
J’appelais… J’appelais… Eurydice !
partout, dans le vent, au bout des arbres, dans les feuilles qui tournoient, dans les gouttes suspendues… murmurent universellement
Eurydice…
et les ravins, la Montagne et le Ciel attentif s’extasient avec douceur sur l’Infini du nom multiplié.
Oh ! Oh ! j’entends ceci : elle vit : elle est immortelle.
Oh ! Oh ! C’est plus divin que d’enfanter un dieu !
C’est plus…
divin…
que d’enfanter…
un dieu !
Tous deux, en un commun recueillement, prolongent au plus profond d’eux-mêmes cet écho.
Respectueux l’un de l’autre, ils n’échangent plus aucun chant.
s’est dressé)
si aigre, si étranger, qu’il semble étonnant qu’il ait percé le formidable calme.
n’a point tressailli.
Les voilà ! Ce sont elles ! Les Ménades en furie, comme des chiennes… Elles réclament ta mort
Pour la mort de leur Prêtresse, écrasée par toi, engloutie au fond de l’Antre…
Tu te souviens ?
demeure impassible.
Maître ! Maître ! Prends garde
Comment peux-tu craindre ?
Celles-ci ne se peuvent combattre : elles crient plus fort que tout : elles sifflent : elles se démènent…
Elles vont déchirer ta chair de leurs ongles… te mordre, te disperser !
Maître, ô Maître, exauce-moi une dernière fois. Fuis encore !
Évade-toi ! Tu n’es point armé contre elles…
daigne se lever enfin, lentement. Et dans la noble attitude où, pour la première fois, on le vit chanter,
Il a sa LYRE ressuscitée dans les bras. Ses doigts sont dispos.
Tu méprises de mourir ? Soit ! Tu es Maître. Mais ta voix ! Elles vont la déchirer aussi… L’étrangler aussi…
Ta voix va mourir aussi et tout ne sera plus que silence…
Aie pitié de ceux qui viendront, de tes sujets,
De tes fils dans un monde sonore,
Orphée ! Orphée-Roi !
élève lentement sa LYRE comme un bouclier devant sa face…
Et le masque sonnant, peu à peu se substitue à son visage humain.
bondissent, brandissant leurs roseaux aiguisés, faisant siffler leurs fouets de vignes et cinglant de leurs sistres avec ce singulier cri :
C’est lui, celui-ci
C’est ici lui, celui-ci
C’est lui, celui-ci
C’est lui
et assaillant toutes Orphée, le submergent, l’entraînent, dépècent sa voix toute vivante.
qui d’abord s’est jeté dans la mêlée, en est repoussé, s’abat et se démène d’impuissance.
ont disparu.
Une onde noire absorbe tout ; et la scène visible.
Il se fait un
dresse La tête, se relève, s’en approche, s’agenouille et, dévotement, tend les mains pour la saisir et l’emporter.
À peine est-elle effleurée qu’il défaille, retombe et achève de mourir près d’elle sa vieillesse.
s’élève peu à peu et plane au-dessus de l’abîme. Et voici que dans cette ascension fulgurante, le Chant s’affirme, et c’est
D’ORPHÉE
— dominant de son épiphanie le sol lourd, les bois et les roches, les jeux, les amours et les cris, et se haussant, triomphante, — qui règne au plus haut des cieux chantants.