Orphée-Roi/3
III
LE PORTIQUE ET LA MER
GRAND SILENCE
ACTE III. (SCÈNE UNIQUE)
adossé à la colonne extrême du Portique, ne regarde point vers la Mer. On le voit indifférent, incertain…
… se glissant, très humble, parmi les détours de l’entrée, s’accrochant aux murailles qui l’abritent de leurs replis formidables, s’avance
comme parée pour des noces ou un sacrifice, ou un don.
Je n’ai plus peur depuis que mon père a promis… Je n’ai plus peur. Et tout au Palais est plein d’une angoisse nouvelle !
Il se tait, depuis l’autre nuit. Il se tait… Par ma faute… Par moi…
Par moi seule qu’il avait choisie.
Dois-je le poursuivre plus loin ? Dois-je l’appeler encore ?
J’ai trop souvent profané le Nom.
Est-ce l’instant expiatoire ? Est-ce le moment recueilli ? — Comment franchir le grand silence ?
Comment me donner à lui ?
d’une voix presque humaine.
Eurydice… perdue…
croyant à un appel, fait quelques pas, vite, pour se montrer.
Non ! toute retrouvée… toute présente…
lève les yeux et la dévisage.
s’arrête, interdite sous le regard froid.
… toute présente.
Mais comment m’approcher de toi ? Les pas sont lourds à travers le silence…
Le cœur pèse… Les genoux plient…
Les pieds s’attachent à la terre…
Oh ! le chemin vers toi est long et douloureux !
Pourquoi s’est-elle dérobée ?
Aide-moi, toi qui m’as choisie ; toi qui m’as suivie… qui m’attendais, peut-être…
Tu viens de me donner mon nom.
J’appelais Eurydice perdue.
Je suis là. Accueille-moi.
J’ai nommé la montagne. J’évoquais le fleuve coulant. J’ai franchi le bois grondant. Je cherchais la voix inouïe et sauvage…
Elle n’a pas entendu mon appel.
Ce que nul ne pouvait, avec des clameurs et des cris ou des menaces ou des morts,
Elle l’a fait ! Par quel sortilège de son amour de femme ? — Voici. Je me tais.
Tout est vide autour de moi. Tout est rempli de stupeur en moi.
Qu’elle soit fière de son maléfice de femme !
Qu’il lui plaise plutôt de s’enfuir à jamais !
Mais j’étais heureuse, j’étais joyeuse, autrefois dans la lumière…
Je riais aux jours renaissants…
Celui-ci brûle sans dessiller mes yeux qui ne peuvent pas pleurer.
Oh ! toi, — tu pleures ? Tu peux donc pleurer ?
Tu es homme… Tu as eu pitié de moi ?
Sois satisfaite.
Tu t’es abaissé jusqu’à moi ?
Sois donc satisfaite !
hésitante, espérante… se reprend tout d’un coup :
Non ! Non ! ce n’est pas le prodige promis !
Ce n’est pas la révélation !
Mais reconnais-moi ; reconnais en moi Eurydice.
Sache bien que tout en elle va s’éveiller… si tu le veux.
Mais…
Où est l’Autre ? Tu l’as abandonnée aussi ? Perdue aussi ? — Maître, que mon indigne amour enlaçait au rang des hommes,
Pardonne-moi, oublie-moi et reprends toute ta lyre.
Ressaisis ta force et ta joie, la compagne sans défaillance et sans discord.
Et retourne dans ton repaire ou dans ton ciel.
peu à peu a changé de visage, et plutôt que ce qu’il entend, semble écouter les paroles à venir.
Tu es si loin. Tu es si étranger… Tu n’es pas un dieu même, descendu, ou ressuscité ?
Mais s’il est vrai que tu fais vivre et danser la montagne,
Si tu daignes enfin être Roi,
Secoue ces piliers et ces voûtes et tout le Palais consterné de ton silence !
Qu’il retentisse ! Qu’il t’obéisse ! Qu’il s’écroule et qu’il m’écrase si tu peux en retrouver ta joie !
ressaisissant comme de très loin la Voix, avec un espoir :
Qui t’a enseignée ? Qui t’a révélée ?
Comment sais-tu que je ne suis pas dieu ?
J’ai parlé sans te déplaire ?
Tu m’entends. Exauce-moi : ne t’abaisse plus jusqu’à moi. Reprends ta puissance et ton sceptre.
Ressaisis ton arme contre moi… Ta foudre contre moi… Même brûlante et cinglante et douloureuse,
Ressaisis ta Lyre… Où est-elle ? S’est-elle enfuie aussi ?
Voici… que tu es là…
Daigne comprendre la raison des mots que je dis : je ne veux plus te détourner d’elle…
Je suis sa servante, je suis prête.
Qu’elle éclate en pluie d’or ou de sang ! Je suis sa victime.
Maître, prends ta Lyre dans tes bras.
Pourquoi ma Lyre… auprès de toi qui te révèles ? — Tu es Eurydice.
Tu es l’harmonieuse attendue.
Oserai-je, enfin ? Pourrai-je tout ?
qui, d’instinct, se reprend à trembler.
Il peut tout ! Comme dans l’hymne que je chante, de Sémélé-la-Bienheureuse…
Tu as peur soudain : tu as vacillé.
Je n’ai plus peur depuis que mon père a promis…
Tu invoques ma puissance et tu trembles ! Tu me raffermis et tu ploies ?
Non ! Non !
As-tu peur de quelqu’une des paroles, ou de l’écho de ces paroles ?
Non.
Tu as chanté : « Que le Palais tremble et danse… »
Oui, qu’il s’envole si tu dois…
Tu as chanté que la terre bondisse ?
Qu’elle s’ouvre ! Qu’elle t’obéisse !
Ne crains-tu pas que l’air vibrant, l’air sonnant, l’air plein de flammes ne te brûle ?
Ah ! qu’il me brûle !
Tu es secouée d’angoisse espérante… Tu es prise à la gorge d’un effroi…
Dis-moi, de quoi donc as-tu peur ?
J’ai peur de te décevoir, ô Maître, ou d’être déçue par moi.
Le moment où je vis m’emporte, et j’ai peur de celui qui viendra.
Qu’il soit donc !
Écoute ! Écoute ! ce que ton désir ajoute au chant du monde :
Quand j’appelle, entends ce qui gronde, Là.
Quelque chose a répondu : un étrange chant inhumain.
Nulle oreille n’a jamais connu.
Pourtant, nous nous taisions, et l’écho était mort.
C’est le Prodige. Le retentissement de l’abîme.
Les piliers et les voûtes ont frémi… Et ils sonnent, ils résonnent… Par quelle magie ?
Par ta voix unie enfin à ma voix.
La terre répond ! La terre est pleine et mugissante.
Le Sourd se secoue comme un dormeur que l’on nomme.
Il s’anime : il va chanter de ses millions de bouches.
Et j’entendrai !
Ce n’est plus assez pour ma joie ! Donne-moi plus… Tout.
Tout à moi.
Je veux plus encore. Je veux…
Que cela encore s’accomplisse.
… chanter toute entière sous ta voix… chanter sous ta voix comme ces pierres !
Le sol retentit, l’air est plein de musique, — et moi, seule au monde, resterais muette dans ce corps qui m’étreint !
Fais-moi cendres ou flammes puisque tout s’embrase et flamboie !
Fais-moi devenir un chant que tu aimes…
a reculé comme d’épouvante à son tour.
Sois sans pitié : accomplis ton œuvre en moi !
Tu veux… résonner en ta chair ! Tu veux… t’affranchir de la chair !
Ne tarde plus. Nous ne pouvons revenir en arrière.
Eurydice !
Déjà cela est profondément doux et beau.
Eurydice !
Tu m’as promis des noces inouïes…
en répons, jette son premier grand cri de puissance.
Ah ! le Palais s’envole ! la mer bouillonne !
Qui est cette lueur qui bat ?
Réjouis-toi. Le soleil a peur de nous.
Je l’ai maudit dans mon rêve.
Ceci est mon rêve chantant.
Sans réveil ! Sans réveil !
Réjouis-toi.
Nos voix se répondent.
Le mauvais silence est vaincu.
Réjouis-toi.
Le monde est sonore !
Orphée !
L’œuvre est accompli. L’œuvre est beau.
L’œuvre est beau…
Et je défaille… Orphée… sous ta voix. Je ne suis plus que l’écho de ta voix.
Je… ne… suis plus…
qui, jusqu’au bout, mène l’hymne inexorable.