G. Crès (p. 33-64).


II

LE BOIS ET LE FLEUVE

Rumeurs grondantes :

ACTE II. (SCÈNE I) Le Rideau s’ouvre.

Au premier plan, parmi les arbres d’un bois opaque, des ombres humaines récriminent sourdement.
Tout au loin, — large épée miroitant sous la lune qui lève, — le Fleuve étend son cours impassible.
Les rumeurs se font plus pressantes et on distingue ces trois voix :
LE GUERRIER

Non ! Non ! Non ! Je n’ai jamais vu de pareil à cet homme !

LE PRÊTRE

Je reconnais combien il est étrange.

LA PRÊTRESSE-MÉNADE

Il est plus qu’étrange !

LE PRÊTRE

Qu’en dites-vous, parmi vous autres Ménades ?

LE GUERRIER

Il suffit bien qu’il détourne les gens de se battre !

LA MÉNADE

Non pas ! Il est fort. Mais si peu raisonnable… Cette servante, — la vagabonde qu’il ramena du fond de la montagne…

LE GUERRIER

La fille du vieux fou ?

LE PRÊTRE

Eh bien ! Qu’on la chasse à présent.

LA MÉNADE

C’est elle qu’il prend pour épouse !

LE PRÊTRE

Comment sais-tu…

LA MÉNADE

Je le guette chaque nuit. Il passe là-bas toutes les nuits au bord du fleuve, en chantant, toujours suivi d’elle.

Il s’arrête, il s’allonge au bord du fleuve et la caresse d’une voix si puissante et si douce que toute femme envierait d’être là-bas étendue auprès de lui.

LE PRÊTRE

Que répond-elle ?

LA MÉNADE

Elle ouvre les yeux ; elle ne sait que dire… Une autre, plus ingénieuse, répondrait.

LE GUERRIER

Tu voudrais bien être…

LA MÉNADE

Non. Il donne peur avec son grand air magique.

LE PRÊTRE

Ce n’est pas un magicien. C’est le Roi : l’Oracle est indiscutable.

LE GUERRIER

Je n’ai pas compris. Mais je vois clair : il ne fait pas un bon guerrier : il ne fait pas un bon chef.

Quand j’ai menacé, il a fui ; il a fui jusqu’au fond de son repaire.

C’est un peureux ! C’est un lâche à la voix forte et au bras…

LE PRÊTRE

Garde que l’on entende ! Il y a autour de nous autant d’oreilles que de feuilles et le bois est plein de rumeurs.

LE GUERRIER

Qu’on entende, qu’on lui répète !

LA MÉNADE

Garde qu’il ne soit là !

LE GUERRIER

Qu’il vienne lui-même ; qu’il paraisse ! Je lui jette ceci en pleine face : tu n’es pas un vrai chef de horde ! tu n’es pas un gardien de troupeau !

LE PRÊTRE

Écoute au loin… Tais-toi.

LE GUERRIER

Me taire ! Toujours me taire ! Pourquoi me tairais-je devant lui ? Est-ce un homme, est-ce un roi, qui n’a pour besogne que les jeux de son gosier ?

LA MÉNADE

Il vient ! Il vient ! Sa voix sonne sans pareille sur le fleuve.

LE GUERRIER

Que peut-il bien chanter là ?

LA MÉNADE

Il dédie un hymne nouveau à chaque nuit.

LE PRÊTRE
indigné.

Est-ce possible ! Il a multiplié les cordes à la lyre ! Il a changé les Nombres consacrés !

Il s’en prend aux Modes vénérables… et il invente des chansons sans dignité.

LE GUERRIER

Attendez, je vais lui dire aussi la mienne.

Mais qu’il se montre enfin !

Ah !

LA MÉNADE

Il resplendit sous la lumière.

Plus loin que la forêt hostile, plus loin que les rumeurs des hommes, tout au bord du Fleuve coulant, marche
LE ROI ORPHÉE

sous des habits dynastiques. Sa LYRE qu’il dresse haute devant lui, ruisselle de lueurs radieuses, et les cordes nombreuses, pleines de son, s’irisent et chatoient.
LE GUERRIER
s’avançant vers lui.

Hé ? l’homme au bon gosier ?

Sous le bois, les Rumeurs lèvent. On discerne des têtes et des épaules gesticulant. Les grondements escortent de loin la Marche inaccessible.
RUMEURS

Hé ? l’homme au bon gosier ?

LE PRÊTRE

Je savais bien, nous n’étions pas seuls.

LE GUERRIER

Ho oh ! Celui qui feint de ne pas voir…

RUMEURS

Ho… Ho…

LE GUERRIER

Par mépris, sans doute ? Par mépris ?

RUMEURS

Voyez ! Voyez ! Voyez-le donc !

LE PRÊTRE

Voilà tout le peuple qui gronde…

LA MÉNADE

Comme des loups, dans l’ombre…

LE GUERRIER

Ha ah ? Celui qui fait le sourd ?

RUMEURS

Ouvre tes oreilles ! Ouvre-les bien !

LE GUERRIER

Pour ne pas répondre aux insultes ?

LA MÉNADE

Je ne l’ai jamais vu si fier et si noble.

LE GUERRIER

Lyrobate ! N’es-tu pas fatigué de la porter si haut ?

RUMEURS

Porte-lyre ! Porte-la haut !

LE GUERRIER

Te crois-tu colombe pour roucouler ainsi toujours ?

RUMEURS

Où sont tes amours…

tes amours ?

LE GUERRIER

Cygne qui ne va pas mourir, qu’as-tu fait de ton plumage ?

RUMEURS

De tes ailes ?

De ton cou ?

LE PRÊTRE

C’est leur Roi qu’ils insultent là !

Le Roi que l’Oracle a sacré.

LA MÉNADE

Il peut les confondre d’un souffle. Mais, qu’ils s’en aillent donc jusqu’à lui :

Qu’ils se montrent tous dans la lumière.

LE GUERRIER

Dans la lumière ?

se retournant vers la foule

Regardez, vous autres !

Et il s’élance vers Le Roi, suivi de loin de la ruée du Peuple que tant de sérénité exaspère.
On le voit tout à coup en pleine clarté, frappé droit par les éclats du Chant.
ORPHÉE

passe et s’éloigne avec indifférence.
La grande voix n’a même pas frémi.
LE GUERRIER

vacillant de stupeur, revient en bégayant vers la foule :

Il fuit… c’est… un… peureux…

RUMEURS

Il fuit…

C’est…

un…

peureux…

Et, ce disant, tous, ils reculent toujours.
Le Rideau, retombant, les contient à peine.
Les rumeurs décroissent, s’éloignent, soudain traversées d’une course effarouchée…

(SCÈNE II)

Le Rideau se rouvre.
On est tout au bord du Fleuve, en pleine nuit, sous la lune plus haute.
On voit :
ORPHÉE

allongé au bord du Fleuve.
EURYDICE

achevant sa course effarouchée.

Où es-tu ? Où es-tu ?

Ils t’insultent, là-bas, du fond du bois…

(J’ai tous leurs cris dans les oreilles)

Ne les as-tu point entendus ?

Tu as passé par là, comme moi, à travers toutes les huées.

Il dort. Il dort, en dépit de tous et de moi !

Étendu, apaisé, mieux qu’il n’a dormi jamais entre mes bras.

Tu délaisses mes bras. Tu me délaisses toute. Tu fuis toujours.

Tu es loin.

ORPHÉE

J’entends…

EURYDICE

Oh ! le dormeur a parlé.

ORPHÉE
une voix inespérable,

D’où vient-elle ?

EURYDICE

J’accours à l’instant du Palais, comme toi.

ORPHÉE

Cette voix reculée

EURYDICE

Non : elle est tout près tout près de toi.

ORPHÉE

que j’avais trouvée et perdue…

EURYDICE

Elle n’osait… Elle se taisait…

Mais maintenant, tu m’accueilles et tu me gardes,

Dis-moi, veux-tu me consoler ?

ORPHÉE

Qui demande d’être consolé ?

EURYDICE

Tu as souffert ces gens et leurs injures ?

Je les hais ! Ils ont osé… Ils sont là encore…

Parle-moi, pour que j’oublie.

ORPHÉE

Qu’elle réponde ! Qu’elle entende aussi. Le mauvais silence tombera.

EURYDICE

À quoi rêve-t-il ? Il ne s’inquiète pas de moi.

ORPHÉE

Tu es là ? Tu m’as rejoint ?

EURYDICE

Oui, oui, mais il ne faut plus t’en aller. Il ne faut plus me mépriser : j’étais une fille sauvage.

ORPHÉE

Écoute-moi.

EURYDICE

livre tout le désir et la profonde attente de ses yeux.
ORPHÉE

Écoute avec moi :

Écoute tout au fond du monde :

(on entend un étrange chant inhumain.)
EURYDICE

Quoi donc écouter ?

Je n’entends rien que la nuit.

Je n’entends que l’eau et l’herbe sur la rive, le roulement des cailloux au fond de l’eau…

Et le vent qui tombe, et le temps qui passe, et les bruits des hommes qui s’en vont.

Et puis… je n’entends plus rien.

(On réentend cet étrange chant inhumain.)
ORPHÉE

Il gémit ! Il a peur ! Il ne veut pas :

Le fleuve revient en roulant sur lui-même et se tient suspendu.

Tout est recueilli et tendu comme un chaos originel.

Et je suis seul !

EURYDICE

Il se plaint d’être seul !

ORPHÉE

Mais seul je danse ! Mais seul je vole ! Mais seul j’habite…

Pourquoi ce corps est-il encore allongé par la terre ?

Je ne suis plus là-dedans. Je nage aux nuages du son.

Je suis…

EURYDICE

Il rêve plus profondément. Il s’épuise… Il est pâle… Il respire à peine…

Il ne respire plus… Orphée !

Le Nom plonge à travers l’étrange rumeur et s’en vêt comme d’un nouveau corps vivant.
Orphée n’a point tressailli.
EURYDICE

Vole et danse ! Va-t-en… où tu voudras en esprit !


(à genoux, prieuse plaintive aux flancs du dormeur…)

Je suis là, fidèle à ton corps endormi, plus docile que toute fille ou femme humaine…

Qu’une autre, jalouse, implore les caresses et le don nuptial,

Je ne demande rien ; je suis là, au bord de ton sommeil.

Tu ne m’as jamais dit ce qu’on dit en aimant. Une première fois, tu as chanté : « J’aime… »

À quoi bon ? Il dort plus sourdement ! Il est parti, il est perdu de lui, il s’est dépris de ce corps que je tiens sous mes doigts.

Va-t-en ! Va-t-en !

Non. Reste parmi nous les vivants.

Reviens à moi. Je t’aime.

Mais je ne veux plus que tu rêves si je ne peux pas aimer ton rêve aussi ! Ah !

Elle s’abat toute sur Orphée ; étreignant le dormeur sans défense, couvrant le visage de ses mains qui font des signes et des caresses…
Un cri… Eurydice se rejette en arrière.
ORPHÉE

a ouvert les yeux.
Toute musique se tait.
LONG SILENCE

rompu par la voix tremblante d’
EURYDICE

Pardonne-moi… J’ai…

ORPHÉE

Que ce monde est sourd et silencieux !

EURYDICE

Ce monde… Où étais-tu ?

ORPHÉE

Qui m’a rappelé ? Qui m’a frappé ?

EURYDICE

Oh non ! pas moi ! J’ai mal… cette corde en cassant m’a cinglée…

Personne ne l’a touchée… Elle s’est brisée toute seule…

Mais tant mieux, et toutes les autres !

Voilà d’où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même : ta lyre,

Je la déteste : elle te possède, elle t’ensorcèle…

Mais je te délivrerai. Je t’éveillerai toujours de tes mauvais songes.

Alors, tu me diras ce qu’on dit en aimant.

(Dans un transport passionné :
ORPHÉE

saisit sa LYRE, se lève, et, — détourné d’Eurydice :)

Tu es belle et indomptable, Lyre, amante enchantée !

Gardienne au seuil de mes palais sonores ! Réseau fier qui trame mes sommeils et défend mon rêve chantant,

Lyre, c’est à toi que vont les jeux aimants : tes hanches sont polies et nacrées ; la courbe de tes cornes est cambrée comme deux bras dansants :

Ta voix est nombreuse ! Ta voix est hardie ! Quand tu trembles, tout s’agite et retentit.

Mais, tes nerfs vivants, voici qu’ils se brisent : la corde morte traîne sur mes poignets et sur mes doigts.

Quel discord a pu la rompre ?

Ô seule ! Vas-tu m’abandonner ainsi ?

Je t’emporte, je te ravis, je te sauve avec moi-même !

Il s’en va, descendant le cours du Fleuve. Eurydice éclate en sanglots.
Le Rideau tombe brutalement.
Les pleurs d’Eurydice ne s’arrêtent pas de toute la nuit.

(SCÈNE III)

Le Rideau se relève,

très doucement. La nuit a passé. Il vient du Fleuve des buées fraîches et caressantes. Les mousses et les herbes se givrent. On pressent l’aube, et l’air tremble et rit sous l’haleine du jour neuf.
Étendue à la même place,
EURYDICE

gémit ses mêmes plaintes, mais alenties.
Paraît
LE VIEILLARD-CITHARÈDE

Il s’est retiré plus loin que de coutume, cette nuit. C’est ici pourtant qu’il aime à chanter.

Qui donc a pu l’offenser davantage ? Oh ! ces hommes hargneux plus que des bêtes !

EURYDICE

qu’il frôle en passant, l’aperçoit et supplie :

Père ! tu me consoleras ?

LE VIEILLARD

Qui veut être consolé ?

EURYDICE

Moi, mon père.

LE VIEILLARD

Que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas auprès de lui, toi seule qu’il accepte auprès de lui ?

EURYDICE

Il me fuit… Il m’a laissée ici…

LE VIEILLARD

Il te fuit ! — Que lui as-tu fait, méchante enfant ? L’aurais-tu mécontenté…

Ou déçu peut-être ?

Que lui as-tu dit ?

EURYDICE

Je lui ai dit que je l’aime…

LE VIEILLARD

Et puis ?

EURYDICE

Il me fuit.

LE VIEILLARD

Tu lui as dit que tu l’aimais !

Pourquoi lui donner des mots flétris par toute femme ?

EURYDICE

Mais j’ai cherché à lui plaire en écoutant… J’ai tendu mon visage et toute ma pensée… Toute moi vers ses caresses…

LE VIEILLARD

Pourquoi réclamer qu’il te traite en épouse, Lui, qui est autre qu’un homme, et plus Maître que tous les époux ?

EURYDICE

Donne-moi un homme ! Donne-moi un Maître de famille ! Qu’il se serve de moi ! Qu’il m’attache !

Qu’il s’inquiète enfin de moi !

LE VIEILLARD

Tu ne sais pas ce que tu dis.

EURYDICE

Pour toi, tu te satisfais de bien peu : l’écouter… en te cachant…

Imiter sa voix, à la dérobée…

LE VIEILLARD

Ma fille !

EURYDICE

Et s’il te montre un jour son mépris ?

S’il te repousse de lui… en riant de joie.. en chantant ?

Que saurais-tu bien dire, alors ?

LE VIEILLARD

Ma fille, tais-toi. Étouffe ta rancune. Épargne à ton amour ce rappel des rumeurs des hommes…

Ce que je ferais ? — Courbant la tête sous son dédain, je suivrais sa voix même insultante, — et recueillerais jusqu’aux silences de son mépris.

EURYDICE

Toi ! si hautain sous l’outrage ! Personne encore ne t’a traité ainsi !

Tu n’as jamais révéré personne, — ni les dieux — comme lui.

LE VIEILLARD

C’est que Lui n’est personne, et non pas un dieu même ! (On l’aborderait avec bassesse et il répondrait aussitôt.)

Non, non, ce n’est pas un dieu descendu. Ce n’est pas un dieu ressuscité.

Il n’a pas vécu parmi les hommes d’autrefois. Il semble éternellement étonné de vivre au ras des hommes d’aujourd’hui.

Et il n’a point d’âge, si ce n’est, vraiment, à venir. Les années qui nous mènent ne peuvent pas se dénombrer pour Lui.

— Voilà qui doit te consoler, toi, petite fille des ravins, toute nue, toute ignorante, —

Il t’a choisie, il t’a suivie, il t’accueille parfois en sa couche.

Il te comble d’une grâce inespérée ; — mieux que dans l’histoire que tu chantes, de Sémélé-la-Bienheureuse que daigna réjouir le Grand Dieu…

EURYDICE

Et qui mourut…

LE VIEILLARD

Oui, oui, tu te souviens.

EURYDICE

Et… si… je mourais aussi ?

LE VIEILLARD

À quoi penses-tu ? — Tu dis cela d’une voix toute changée !

EURYDICE

vient incliner sa tête près des genoux du Vieillard.

Tu me consoles. Tu me révèles.

Tu me donnes un grand désir… et peur aussi.

LE VIEILLARD

N’aie pas peur. Apaise-toi. On ne meurt plus d’amour parmi les gens que nous sommes. On ne meurt plus d’amour ni de divinité.

Cela serait beau, désirable… Oui, cela serait harmonieux.

Oh ! n’aie pas peur : on ne peut plus mourir ainsi.

Tous deux demeurent longuement pensifs, étouffant un effroi prophétique.

Rideau.