Orphée-Roi/2
II
LE BOIS ET LE FLEUVE
ACTE II. (SCÈNE I) Le Rideau s’ouvre.
Non ! Non ! Non ! Je n’ai jamais vu de pareil à cet homme !
Je reconnais combien il est étrange.
Il est plus qu’étrange !
Qu’en dites-vous, parmi vous autres Ménades ?
Il suffit bien qu’il détourne les gens de se battre !
Non pas ! Il est fort. Mais si peu raisonnable… Cette servante, — la vagabonde qu’il ramena du fond de la montagne…
La fille du vieux fou ?
Eh bien ! Qu’on la chasse à présent.
C’est elle qu’il prend pour épouse !
Comment sais-tu…
Je le guette chaque nuit. Il passe là-bas toutes les nuits au bord du fleuve, en chantant, toujours suivi d’elle.
Il s’arrête, il s’allonge au bord du fleuve et la caresse d’une voix si puissante et si douce que toute femme envierait d’être là-bas étendue auprès de lui.
Que répond-elle ?
Elle ouvre les yeux ; elle ne sait que dire… Une autre, plus ingénieuse, répondrait.
Tu voudrais bien être…
Non. Il donne peur avec son grand air magique.
Ce n’est pas un magicien. C’est le Roi : l’Oracle est indiscutable.
Je n’ai pas compris. Mais je vois clair : il ne fait pas un bon guerrier : il ne fait pas un bon chef.
Quand j’ai menacé, il a fui ; il a fui jusqu’au fond de son repaire.
C’est un peureux ! C’est un lâche à la voix forte et au bras…
Garde que l’on entende ! Il y a autour de nous autant d’oreilles que de feuilles et le bois est plein de rumeurs.
Qu’on entende, qu’on lui répète !
Garde qu’il ne soit là !
Qu’il vienne lui-même ; qu’il paraisse ! Je lui jette ceci en pleine face : tu n’es pas un vrai chef de horde ! tu n’es pas un gardien de troupeau !
Écoute au loin… Tais-toi.
Me taire ! Toujours me taire ! Pourquoi me tairais-je devant lui ? Est-ce un homme, est-ce un roi, qui n’a pour besogne que les jeux de son gosier ?
Il vient ! Il vient ! Sa voix sonne sans pareille sur le fleuve.
Que peut-il bien chanter là ?
Il dédie un hymne nouveau à chaque nuit.
Est-ce possible ! Il a multiplié les cordes à la lyre ! Il a changé les Nombres consacrés !
Il s’en prend aux Modes vénérables… et il invente des chansons sans dignité.
Attendez, je vais lui dire aussi la mienne.
Mais qu’il se montre enfin !
Ah !
Il resplendit sous la lumière.
sous des habits dynastiques. Sa LYRE qu’il dresse haute devant lui, ruisselle de lueurs radieuses, et les cordes nombreuses, pleines de son, s’irisent et chatoient.
Hé ? l’homme au bon gosier ?
Hé ? l’homme au bon gosier ?
Je savais bien, nous n’étions pas seuls.
Ho oh ! Celui qui feint de ne pas voir…
Ho… Ho…
Par mépris, sans doute ? Par mépris ?
Voyez ! Voyez ! Voyez-le donc !
Voilà tout le peuple qui gronde…
Comme des loups, dans l’ombre…
Ha ah ? Celui qui fait le sourd ?
Ouvre tes oreilles ! Ouvre-les bien !
Pour ne pas répondre aux insultes ?
Je ne l’ai jamais vu si fier et si noble.
Lyrobate ! N’es-tu pas fatigué de la porter si haut ?
Porte-lyre ! Porte-la haut !
Te crois-tu colombe pour roucouler ainsi toujours ?
Où sont tes amours…
tes amours ?
Cygne qui ne va pas mourir, qu’as-tu fait de ton plumage ?
De tes ailes ?
De ton cou ?
C’est leur Roi qu’ils insultent là !
Le Roi que l’Oracle a sacré.
Il peut les confondre d’un souffle. Mais, qu’ils s’en aillent donc jusqu’à lui :
Qu’ils se montrent tous dans la lumière.
Dans la lumière ?
Regardez, vous autres !
passe et s’éloigne avec indifférence.
vacillant de stupeur, revient en bégayant vers la foule :
Il fuit… c’est… un… peureux…
Il fuit…
C’est…
un…
peureux…
(SCÈNE II)
allongé au bord du Fleuve.
achevant sa course effarouchée.
Où es-tu ? Où es-tu ?
Ils t’insultent, là-bas, du fond du bois…
(J’ai tous leurs cris dans les oreilles)
Ne les as-tu point entendus ?
Tu as passé par là, comme moi, à travers toutes les huées.
Il dort. Il dort, en dépit de tous et de moi !
Étendu, apaisé, mieux qu’il n’a dormi jamais entre mes bras.
Tu délaisses mes bras. Tu me délaisses toute. Tu fuis toujours.
Tu es loin.
J’entends…
Oh ! le dormeur a parlé.
D’où vient-elle ?
J’accours à l’instant du Palais, comme toi.
Cette voix reculée
Non : elle est tout près tout près de toi.
que j’avais trouvée et perdue…
Elle n’osait… Elle se taisait…
Mais maintenant, tu m’accueilles et tu me gardes,
Dis-moi, veux-tu me consoler ?
Qui demande d’être consolé ?
Tu as souffert ces gens et leurs injures ?
Je les hais ! Ils ont osé… Ils sont là encore…
Parle-moi, pour que j’oublie.
Qu’elle réponde ! Qu’elle entende aussi. Le mauvais silence tombera.
À quoi rêve-t-il ? Il ne s’inquiète pas de moi.
Tu es là ? Tu m’as rejoint ?
Oui, oui, mais il ne faut plus t’en aller. Il ne faut plus me mépriser : j’étais une fille sauvage.
Écoute-moi.
livre tout le désir et la profonde attente de ses yeux.
Écoute avec moi :
Écoute tout au fond du monde :
Quoi donc écouter ?
Je n’entends rien que la nuit.
Je n’entends que l’eau et l’herbe sur la rive, le roulement des cailloux au fond de l’eau…
Et le vent qui tombe, et le temps qui passe, et les bruits des hommes qui s’en vont.
Et puis… je n’entends plus rien.
Il gémit ! Il a peur ! Il ne veut pas :
Le fleuve revient en roulant sur lui-même et se tient suspendu.
Tout est recueilli et tendu comme un chaos originel.
Et je suis seul !
Il se plaint d’être seul !
Mais seul je danse ! Mais seul je vole ! Mais seul j’habite…
Pourquoi ce corps est-il encore allongé par la terre ?
Je ne suis plus là-dedans. Je nage aux nuages du son.
Je suis…
Il rêve plus profondément. Il s’épuise… Il est pâle… Il respire à peine…
Il ne respire plus… Orphée !
Vole et danse ! Va-t-en… où tu voudras en esprit !
(à genoux, prieuse plaintive aux flancs du dormeur…)
Je suis là, fidèle à ton corps endormi, plus docile que toute fille ou femme humaine…
Qu’une autre, jalouse, implore les caresses et le don nuptial,
Je ne demande rien ; je suis là, au bord de ton sommeil.
Tu ne m’as jamais dit ce qu’on dit en aimant. Une première fois, tu as chanté : « J’aime… »
À quoi bon ? Il dort plus sourdement ! Il est parti, il est perdu de lui, il s’est dépris de ce corps que je tiens sous mes doigts.
Va-t-en ! Va-t-en !
Non. Reste parmi nous les vivants.
Reviens à moi. Je t’aime.
Mais je ne veux plus que tu rêves si je ne peux pas aimer ton rêve aussi ! Ah !
a ouvert les yeux.
rompu par la voix tremblante d’
Pardonne-moi… J’ai…
Que ce monde est sourd et silencieux !
Ce monde… Où étais-tu ?
Qui m’a rappelé ? Qui m’a frappé ?
Oh non ! pas moi ! J’ai mal… cette corde en cassant m’a cinglée…
Personne ne l’a touchée… Elle s’est brisée toute seule…
Mais tant mieux, et toutes les autres !
Voilà d’où vient ton mépris de moi, et les haines autour de toi-même : ta lyre,
Je la déteste : elle te possède, elle t’ensorcèle…
Mais je te délivrerai. Je t’éveillerai toujours de tes mauvais songes.
Alors, tu me diras ce qu’on dit en aimant.
saisit sa LYRE, se lève, et, — détourné d’Eurydice :)
Tu es belle et indomptable, Lyre, amante enchantée !
Gardienne au seuil de mes palais sonores ! Réseau fier qui trame mes sommeils et défend mon rêve chantant,
Lyre, c’est à toi que vont les jeux aimants : tes hanches sont polies et nacrées ; la courbe de tes cornes est cambrée comme deux bras dansants :
Ta voix est nombreuse ! Ta voix est hardie ! Quand tu trembles, tout s’agite et retentit.
Mais, tes nerfs vivants, voici qu’ils se brisent : la corde morte traîne sur mes poignets et sur mes doigts.
Quel discord a pu la rompre ?
Ô seule ! Vas-tu m’abandonner ainsi ?
Je t’emporte, je te ravis, je te sauve avec moi-même !
(SCÈNE III)
très doucement. La nuit a passé. Il vient du Fleuve des buées fraîches et caressantes. Les mousses et les herbes se givrent. On pressent l’aube, et l’air tremble et rit sous l’haleine du jour neuf.
gémit ses mêmes plaintes, mais alenties.
Il s’est retiré plus loin que de coutume, cette nuit. C’est ici pourtant qu’il aime à chanter.
Qui donc a pu l’offenser davantage ? Oh ! ces hommes hargneux plus que des bêtes !
qu’il frôle en passant, l’aperçoit et supplie :
Père ! tu me consoleras ?
Qui veut être consolé ?
Moi, mon père.
Que fais-tu là ? Pourquoi n’es-tu pas auprès de lui, toi seule qu’il accepte auprès de lui ?
Il me fuit… Il m’a laissée ici…
Il te fuit ! — Que lui as-tu fait, méchante enfant ? L’aurais-tu mécontenté…
Ou déçu peut-être ?
Que lui as-tu dit ?
Je lui ai dit que je l’aime…
Et puis ?
Il me fuit.
Tu lui as dit que tu l’aimais !
Pourquoi lui donner des mots flétris par toute femme ?
Mais j’ai cherché à lui plaire en écoutant… J’ai tendu mon visage et toute ma pensée… Toute moi vers ses caresses…
Pourquoi réclamer qu’il te traite en épouse, Lui, qui est autre qu’un homme, et plus Maître que tous les époux ?
Donne-moi un homme ! Donne-moi un Maître de famille ! Qu’il se serve de moi ! Qu’il m’attache !
Qu’il s’inquiète enfin de moi !
Tu ne sais pas ce que tu dis.
Pour toi, tu te satisfais de bien peu : l’écouter… en te cachant…
Imiter sa voix, à la dérobée…
Ma fille !
Et s’il te montre un jour son mépris ?
S’il te repousse de lui… en riant de joie.. en chantant ?
Que saurais-tu bien dire, alors ?
Ma fille, tais-toi. Étouffe ta rancune. Épargne à ton amour ce rappel des rumeurs des hommes…
Ce que je ferais ? — Courbant la tête sous son dédain, je suivrais sa voix même insultante, — et recueillerais jusqu’aux silences de son mépris.
Toi ! si hautain sous l’outrage ! Personne encore ne t’a traité ainsi !
Tu n’as jamais révéré personne, — ni les dieux — comme lui.
C’est que Lui n’est personne, et non pas un dieu même ! (On l’aborderait avec bassesse et il répondrait aussitôt.)
Non, non, ce n’est pas un dieu descendu. Ce n’est pas un dieu ressuscité.
Il n’a pas vécu parmi les hommes d’autrefois. Il semble éternellement étonné de vivre au ras des hommes d’aujourd’hui.
Et il n’a point d’âge, si ce n’est, vraiment, à venir. Les années qui nous mènent ne peuvent pas se dénombrer pour Lui.
— Voilà qui doit te consoler, toi, petite fille des ravins, toute nue, toute ignorante, —
Il t’a choisie, il t’a suivie, il t’accueille parfois en sa couche.
Il te comble d’une grâce inespérée ; — mieux que dans l’histoire que tu chantes, de Sémélé-la-Bienheureuse que daigna réjouir le Grand Dieu…
Et qui mourut…
Oui, oui, tu te souviens.
Et… si… je mourais aussi ?
À quoi penses-tu ? — Tu dis cela d’une voix toute changée !
vient incliner sa tête près des genoux du Vieillard.
Tu me consoles. Tu me révèles.
Tu me donnes un grand désir… et peur aussi.
N’aie pas peur. Apaise-toi. On ne meurt plus d’amour parmi les gens que nous sommes. On ne meurt plus d’amour ni de divinité.
Cela serait beau, désirable… Oui, cela serait harmonieux.
Oh ! n’aie pas peur : on ne peut plus mourir ainsi.
Rideau.