Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Chapitre II

CHAPITRE II[1].


Les Afghans dans le Penjab. — État des associations sikhes. — Commencemens et exploits des principaux chefs. — Misal. — Le Penjab est abandonné par les Afghans et occupé par les Sikhs.


1761-1771.


Ahmed Shah ne fit pas un long séjour dans le Penjab, rappelé comme il le fut dans son propre pays par les troubles qui y éclatèrent. Le gouverneur qu’il laissa à Lahor n’était pas autre chose qu’un commandant militaire d’avant-poste, recueillant les impôts et levant les contributions comme il pouvait pour l’entretien de ses troupes et les besoins généraux du shah. L’imparfaite occupation du territoire, la faiblesse du détachement laissé sous les ordres du gouverneur afghan Khaja Obeid, furent très favorables aux Sikhs qui s’élevèrent au milieu de tous ces désordres ; la négligence avec laquelle ils étaient surveillés leur permit d’accroître leurs forces dans différentes parties de la contrée, et de développer leur puissance et leurs ressources. Entre tous, les ancêtres de Randjit Singh, le roi actuel du Penjab, se distinguèrent par leurs entreprises hardies et s’acquirent une réputation qui devait croître de jour en jour. Cette famille ne se vante pas d’une grande antiquité ; le premier de ses membres dont la tradition fasse mention est un petit zemindar, nommé Disou, un djât de la tribu de Sânsi ; il habitait Soukar Tchak, village du district de Manjha. Son patrimoine possédait deux charrues et un puits. On sait peu de chose de ce personnage, si ce n’est qu’il fut le père de Nodh Sing, dont le fils Tcharat Singh commença la fortune de sa famille par l’établissement d’un serdari ou cour princière. Ses descendans Maha Singh et Randjit Singh en ont étendu la souveraineté sur un grand et fertile pays.

Nodh Singh fut le premier de la famille qui embrassa la religion des Sihks : il épousa la fille de Goulab Singh, zemindar de Midjithia, qui était déja initié aux rites de cette croyance et fit du Pahul la condition du mariage. Nodh Singh accepta ; après son mariage il abandonna la terre paternelle, et ayant enlevé ou s’étant procuré par quelque autre moyen un cheval, il se réunit au corps formé par Kapour Singh de Goujrat, qui avait pris le titre de Feïzoullapouria.

Nodh Singh mourut en 1750, Tcharat Singh, suivant la vie aventureuse de son père, mais ne voulant pas servir dans un rang inférieur, fit alliance avec ses beaux-frères Dal Singh et Djodh Singh, et avec leur aide leva un corps de partisans qu’il entretint du fruit de ses entreprises toujours heureuses. Son épouse était de Gadjaraoli, village situé un peu au nord de Lahor ; par l’influence de sa famille, il obtint la permission d’élever dans le voisinage un petit fort qui devait lui servir de place de sûreté pour le dépôt de ses richesses, pour sa famille et ceux qui s’étaient attachés à sa fortune. Ce poste, par son voisinage de Lahor, servait de point de ralliement à d’autres associations sikhes ; aussi en 1762, attira-t-il l’attention de Khadja Obéïd, qui vint avec des forces pour l’enlever et éloigner Tcharat Singh du voisinage. Mais les Sikhs attachaient trop d’importance à ce poste pour ne point essayer de le conserver, et un corps nombreux vint le défendre. Lorsque le gouverneur approcha de Gadjaraoli, ils jetèrent des hommes d’élite dans la place, et le reste tenant la campagne inquiéta son camp. Khadja Obeïd avait amené à cette expédition un corps de troupes sikhes qui entretenaient une correspondance secrète avec leurs coréligionnaires et finirent par passer à l’ennemi. L’armée du gouverneur, saisie d’une terreur panique, se dispersa, Khadja Obeïd lui-même eut à peine le temps de monter à cheval et de s’échapper, lorsque les Sikhs entrèrent dans son camp et s’emparèrent de tous ses bagages.

Après cette défaite, le gouverneur afghan osa à peine sortir des murs de Lahor ; et le Dal sikh, ou assemblée des chefs, fut publiquement convoqué à Amritsar, où les ablutions et les autres cérémonies du Diwali étant accomplies, il fut résolu d’investir Djandiala, place occupée par Nirandjani Gourou, Hindou qui avait fait sa soumission et pris du service sous Ahmed Shah, et à cause de cela avait encouru la haine vindicative des sectateurs de Gourou Govind.

La nouvelle de ces événemens éveilla l’attention d’Ahmed Shah qui, en novembre 1762, se montra de nouveau sur l’Indus. De là, il partit avec un détachement d’élite dans l’espoir de surprendre, par une de ces marches rapides auxquelles il devait ses succès, les Sikhs qui avaient investi Djandiala dont le siège durait encore. Mais quelques heures avant son arrivée, les Sikhs furent instruits de son approche, et, levant leur camp, se dispersèrent dans plusieurs directions ; un grand nombre d’entre eux passa le Satiedj. Le shah rejoignit son armée à Lahor, et ordonna à son gouverneur de Sirhind d’observer les mouvemens des Sikhs, de convoquer les serdars et les djagirdars[2] musulmans avec leurs contingens, et d’attaquer l’ennemi. Bientôt après, le shah fut informé par un courrier que l’armée sikhe était à Kos Rahira, sur la rive méridionale du Satledj (dont le cours à partir de Firoz va se dirigeant de l’est à l’ouest), et que Zein Khan avec les musulmans de Baraich et Malér Kotila[3] observaient leurs mouvemens.

Le shah ordonna aussitôt à un fort détachement de cavalerie de prendre des vivres pour trois jours, et quittant Lahor dans le plus grand secret, il marcha en personne contre l’ennemi. Le soir du deuxième jour, il passa le Satledj et fit une halte de quelques heures à Loudiana. Au point du jour, le matin suivant, il joignit Zein Khan, qu’il trouva déja engagé avec les Sikhs ; car ces derniers, comptant sur leur supériorité numérique, avaient voulu battre le gouverneur de Sirhind et déja attaqué son camp. L’apparition des bonnets de peau de mouton des gardes-du-corps du shah, décida du gain de la bataille ; les Sikhs furent battus et mis en fuite ; on les poursuivit jusqu’à Hariana Barnalla et le carnage fut terrible ; 25 ou 30, 000 hommes, dit-on, perdirent la vie dans cette occasion, mais un vieux musulman de Maler Kotila, qui s’était trouvé à cette bataille, assura au capitaine Murray que la perte des Sikhs ne dut pas dépasser 12, 000 hommes. L’absence de toute espèce de registres, la formation irrégulière des armées indiennes, qui ne sont jamais qu’une association de chefs, exagérant tous le nombre de leurs troupes, rend difficile, sinon impossible, d’estimer avec quelque certitude les pertes essuyées dans un combat. Toujours est-il que ce désastre est qualifié dans les traditions sikhes de ghalou ghara, c’est-à-dire carnage sanglant. Ala Singh de Patiala, chef de la famille des Phoul[4], fut fait prisonnier à Barnala et amené par le shah à Lahor. Là, à la prière du ministre Shah Wali Khan, il fut relâché sur sa promesse de payer un tribut, et son courage lui ayant assuré la faveur du shah, il fut honoré du titre de radja et congédié avec de magnifiques habits d’honneur.

Le shah, irrité contre les Sikhs à cause des difficultés qu’ils lui avaient suscitées, non moins que par son zèle fanatique contre les idolâtres et les infidèles, signala son passage à Amritsar par la démolition du temple sikh de Harmandar et du réservoir sacré. Le temple fut renversé par la poudre, et le réservoir, dont les matériaux furent mutilés et transportés aussi loin que les circonstances le permirent, fut souillé par le sang et les entrailles des vaches et des taureaux, sacrilège encore plus grand aux yeux des disciples schismatiques de Gourou Govind qu’à ceux des Hindous orthodoxes de la religion de Brahma.

L’attention du shah se tourna ensuite vers le Cachemir, dont le gouverneur Souk Djiwan avait levé les impôts depuis neuf ans, sans en rien reverser dans le trésor royal. La coopération de Randjit Dio, radja de Djammou, ayant été assurée non sans quelque difficulté, un fort détachement partit de Lahor sous les ordres de Nour-oud-din, et le radja le conduisit à travers les montagnes de Pir Penjal jusque dans la vallée de Cachemir qu’il soumit après une résistance opiniâtre. Souk Djiwan fut fait prisonnier et puni par la perte des yeux. Ahmed Shah, après avoir pris ces précautions qui devaient lui assurer la possession du pays à l’est de l’Indus, retourna à Caboul vers la fin de l’année 1762. Il préposa l’Hindou Cabouli Mal au gouvernement de Lahor.

À peine l’Abdali était-il parti que les Sikhs reprirent les armes. Un gourmatta, ou concile de la secte, fut tenu publiquement à Amritsar, d’où une armée se dirigea sur Kesour (ou Kasour), qui fut pris et saccagé : un butin considérable fut la proie des vainqueurs. Enflammés par ce succès, ils réunirent des forces plus considérables et résolurent d’attaquer Sirhind. Ils parurent devant la place au nombre de quarante mille, et campèrent en deux divisions à l’est et à l’ouest de la ville. Dans le mois de décembre 1763, le gouverneur Zein Khan sortit des murs pour risquer une bataille : elle s’engagea à Pir Zein Manaïra, village distant de sept milles de Sirhind. La fortune favorisa les Sikhs, et les généraux musulmans périrent dans l’action. La ville de Sirhind fut emportée et les maisons rasées ; car l’acharnement des Sikhs était excité au plus haut point contre ce lieu, par le souvenir que la femme et le jeune fils de leur maître Gourou Govind y avaient été inhumainement mis à mort par Vizir Khan, officier d’Aureng-Zeb. Pas une maison ne resta debout ; et c’est encore une action méritoire aux yeux d’un Sikh d’emporter trois briques des ruines de Sirhind pour les jeter dans le Satledj ou la Jumna.

Cette entreprise audacieuse rappela Ahmed Shah à Lahor ; il y revint en janvier 1764 : c’était la septième fois qu’il envahissait l’Hindoustan. À son arrivée les Sikhs se dispersèrent et cherchèrent un refuge dans les déserts, à l’ouest et au sud de Patiala et Nabah. Ala Singh, radja de la première de ces villes, avait obtenu la concession des ruines de Sirhind du chef Djoumla Bhaï Boudha Singh, à qui la ville avait été abandonnée du consentement unanime des chefs qui l’avaient prise. Le radja lui donna en échange quelques riches villages. Grace à l’influence du ministre Shah Wali Khan, Ala Singh obtint du shah la ratification du marché.

Tant de désordres sans cesse renouvelés excitèrent les regrets de l’Abdali ; mais les moyens ou le temps lui manquaient pour remédier à ces maux : il reprit la route du Caboul sans avoir rien fait pour punir ou réprimer les Sikhs. Il était à peine parti qu’ils se rassemblèrent de nouveau et osèrent attaquer Lahor. Cabouli Mal fut obligé de fuir. La ville ainsi conquise fut partagée par les vainqueurs en trois divisions qui échurent à Lehna Singh, Goudjar Singh et Sobha. Ahmed Shah revint pour punir cet outrage et s’avança jusqu’au Satledj ; mais les Sikhs se replièrent devant lui jusque dans les déserts situés au sud d’Ingraon, et il ne put rencontrer d’ennemis sur qui exercer sa vengeance. À son arrivée sur les bords du Satledj, Amar Singh, petit-fils du radja Ala Singh[5], mort récemment, vint au-devant de lui et reçut avec l’investiture le titre de Maha Radja Radjagan Mahinder Behader, qui est maintenant porté par le chef de la famille Patiala. Sur ces entrefaites un desta, ou corps de douze mille hommes de l’armée du shah, quitta soudainement le camp sans en avoir reçu l’ordre et retourna à Caboul. Le shah se mit à leur poursuite pour les punir ; mais sa retraite fut inquiétée par des partis de Sikhs qui lui enlevèrent beaucoup de bagages, voltigeant sur ses flancs et son arrière-garde jusqu’à ce qu’il eût passé le Tchenâb.

Le shah ayant ainsi abandonné la campagne, les Sikhs ne se virent plus disputer la possession du Penjab. Ils s’étendirent dans le pays et l’occupèrent définitivement. Chaque serdar, selon ses forces, s’emparait de tout ce qu’il rencontrait, ne reconnaissant aucun supérieur, ne soumettant ses actes au contrôle d’aucune autorité. Ils ne furent plus troublés dans leur conquête par aucune armée venue de l’ouest, où Ahmed Shah continua de régner jusqu’à sa mort, occasionée en 1773 par un chancre au visage. Son fils et son successeur Timour occupa paisiblement le trône pendant vingt ans, et ne fit aucune tentative pour recouvrer Lahor et le Penjab : ce pays, avec la province de Sirhind et tout le territoire à l’est jusqu’à la Jumna, devint la possession des chefs et des associations qui avaient jusque-là vécu de brigandage et étaient, pour la plupart, de basse extraction et entièrement dépourvus de toute éducation et de toutes lumières.

Les serdars, ou chefs de la nation sikhe, s’étaient fait suivre dans leurs campagnes par leurs parens, leurs amis, des volontaires, et même des mercenaires, mais en petit nombre. La plupart d’entre eux se considéraient comme des associés intéressés au succès d’une même entreprise, et regardaient les terres nouvellement conquises comme une propriété commune dont chacun devait avoir sa part, selon l’aide qu’il avait apportée. Les associations s’appelaient misals, voulant dire par là qu’elles formaient une confédération de puissances égales entre elles, sous des chefs de leur choix. Le chef conduisait à la guerre, et rendait la justice en temps de paix ; il était respecté et traité avec déférence par les serdars inférieurs ; mais ils ne se considéraient comme obligés à l’obéissance que quand ils y trouvaient leur bénéfice réciproque ou que le bien du misal l’exigeait. Les parties confédérées eurent chacune son titre particulier. On comptait alors douze misals principaux, qui pouvaient mettre en campagne 70,000 chevaux. En voici le dénombrement :

1o Le Bhangi-misal, à la tête duquel étaient Hari Singh, Djhandi Singh et Gandha Singh, qui étaient d’abord tous trois jâts et cultivateurs dans le Douab. Le misal prit son nom de l’usage que faisaient ses membres du bhang, matière dont la fumée enivre et qu’on prépare avec les résidus du chanvre. Son territoire dépend aujourd’hui du royaume de Lahor.   10,000 chevaux
2o Le Ramgarrhia-misal. Il tire son nom d’un village situé à l’est de Lahor. Son chef, Djasa Singh, avait d’abord été thoka, ou charpentier. Ses possessions font maintenant partie du royaume de Randjit Singh.   3,000 chevaux
3o Le Ghannia-misal, gouverné par Djeï Singh, jât de Ghanni. Il est situé aussi à l’est de Lahor. Son territoire appartient à Randjit Singh.   8,000 chevaux
4o Le Nakria-misal. Il prend son nom de Nakri, pays situé au sud-ouest de Lahor et limitrophe du Moultan. Il eut quelques chefs, tous jâts agriculteurs, de basse extraction. Son territoire a été occupé, et il n’existe plus comme corps distinct.   2,000 chevaux
5o Le Alouwala-misal, gouverné par Djasa Singh, kalal ou massier. Il acquit une grande considération parmi les Sikhs, et ses partisans lui donnèrent le titre de Badshah[6]. Cette province s’étend sur les deux rives du Satledj, et son chef actuel, descendant de Djasa Singh, a placé la partie située sur la rive orientale sous la protection anglaise. C’est un grand de la cour de Randjit Singh qui le traite avec distinction, mais le soumet à de continuelles exactions pour ses terres du Penjab.   3,000 chevaux
6o Le Daliala-misal, gouverné par Tara Singh Gheïba, berger de Dali, village situé sur le Ravi, à l’est de Lahor. Ce chef tira son surnom de Gheïba de son adresse à mener paître ses chèvres etses agneaux au milieu des torrens. Les possessions de Tara Singh font partie maintenant du royaume de Randjit Singh ; mais le Roupour et quelques autres serdars de ce misal, ayant des possessions situées à l’est : du Satledj, sont sous la protection anglaise.   7,500 chevaux
7o Le Nishan Wala-misal, gouverné par Sangat Singh et Mohar Singh, les porte-étendard du dal, ou armée sikhe : circonstance d’où il tire son nom. Les familles de ces deux chefs sont éteintes, et Ambala, une de leurs possessions, est en conséquence tombé sous le sceptre des Anglais. Shahabad, appartenant à des chefs soumis, est sous la protection anglaise.   12,000 chevaux
8o Le Feïzoullapouria-misal, appelé quelquefois Singhapouria, gouverné par Kapour Singh et Koushhäl Singh, de Feïzoullapour, village près d’Amritsar. Son nom mahométan a été changé par les Sikhs en Singhapour. Les chefs étaient des zemindars jâts. Kapour Singh était appelé Nabab par les siens. Leurs possessions, situées à l’ouest du Satledj, ont été occupées, mais celles qui étaient à l’est sont encore adminisnistrées par leurs descendans sous protection anglaise.   2,500 chevaux
9o Le Krora Singhia-misal, gouverné par Krora Singh, et après lui par Bhagaïl Singh, tous deux jâts. Krora Singh n’a pas laissé d’héritier. Les possessions de Bhagaïl Singh dans le Penjab ont été occupées par Randjit Singh, mais sa veuve occupe Tchilandi et vingt-deux autres villages à l’est du Satledj sont sous protection anglaise. Tchitcherouli, obéissant à un chef subordonneé, est aussi sous protection anglaise.   12,000 chevaux
10o Le Shahid et Nhang-misal, gouverné par Karam Singh et Gour Baksh Singh. Ce nom, qui signifie martyr, fut acquis à cette province par les premiers chefs, ancêtres de celui qui fut décapité par les Musulmans à Damdadama, à l’ouest de Patiala. Le territoire situé à l’est du Satledj est sous protection anglaise.   2,000 chevaux
11o. Le Phoolkia et Bhaïkia-misal, gouverné par le radja Ala Singh, et ensuite par Radja Amar Singh, son petit-fils de Patiala. Phool fut aïeul jât des chefs de Patiala, Nabah, Djind et Keïthal, placés tous sous la protection anglaise.   5,000 chevaux
12o. Le Soukartchakia-misal, gouverné par Tcharat Singh, ancêtre de Randjit Singh, roi actuel de Lahor, dont les aïeux étaient zemindars jâts de Soukar-Tchak.   2,500 chevaux
Total :   69,500 chevaux

Dans cette liste le misal de Tcharat Singh occupe la dernière place. Il fut formé probablement après que l’heureuse défense de Gadjraoli et la défaite de Khadja Obeïd eurent élevé la réputation de ce chef. Chaque misal agissait indépendamment des autres ou de concert avec eux, selon que la nécessité ou des inclinations particulières en décidaient ; cependant il y avait le plus souvent une assemblée de chefs appelée sarhat khalsa tenue deux fois par an à Amritsar pendant les fètes de Beïsakhi et Dewali, qui tombent en avril et octobre. Alors après les bains dans le réservoir sacré on tenait généralement un gourmatta, ou réunion particulière. Là on soumettait à la sagesse de l’assemblée les grandes expéditions et les questions d’une importance extraordinaire. Si les forces réunies de quelques misals entraient en campagne pour quelque entreprise de pillage ou pour lever le Rakha (Black Mail), l’armée prenait le titre de Dal du khalsa Dji.

Lorsque les circonscriptions territoriales des misals furent arrêtées, le premier devoir des chefs fut de partager les terres, les villes, les villages entre ceux qu’ils regardaient eux-mêmes comme ayant fait la conquête en commun (shamil) avec eux. Chaque sarkarda ou chef de la plus petite troupe de cavalerie qui servait sous l’étendard du misal, demanda sa part, proportionnée à sa puissance et à ses efforts, et comme ils ne recevaient aucune solde et qu’il n’y avait pas d’autre récompense à leur offrir, on dut recourir à ce moyen pour les satisfaire. Les serdaris (ou parts des chefs) étant déja désignés, le reste fut partagé en partis ou parcelles pour chaque sarkanda, et ceux-ci furent subdivisés à leur tour entre les chefs inférieurs selon le nombre de chevaux qu’ils avaient mis en campagne. Chacun reçut sa part comme associé à titre égal et la posséda dans une indépendance absolue.

Il était impossible qu’un tel état de choses subsistât long-temps dans le Penjab, pas plus qu’il n’avait subsisté en Angleterre, en France et dans d’autres contrées de l’Europe, lorsqu’elles furent conquises de la même manière par des hordes de guerriers associés qui ne reconnaissaient ni gouvernement ni autorité régulière. Quand la crainte d’un ennemi et d’un danger communs furent écartés et que les chefs de hardis aventuriers devinrent propriétaires territoriaux, des discordes et des guerres intestines commencèrent selon le caractère, l’ambition ou l’avarice de chacun. Les causes de querelles ne firent jamais défaut dans la confusion des confédérations de cette espèce. Les haines qui partageaient chaque territoire favorisaient les desseins des ambiteux ; leur secours était sollicité par l’un des partis, et souvent ils trouvaient moyen de les renverser tous deux. S’il s’agissait de limites, d’injures reçues, de torts réels ou imaginaires, le chef convoquait ses parens et ses vassaux, pour qu’ils eussent à lui fournir les moyens de se faire rendre justice. L’honneur leur faisait une loi de ne pas lui manquer lorsqu’il invoquait le tchara ; mais dans le cas d’une division intestine du misal, chacun était libre de choisir son parti, et aucun des partis ne trouvait mauvais d’appeler du secours de l’extérieur. Lorsqu’on avait recours au tchara, il était d’usage que le chef ou la personne qui le réclamait payât une roupie par kathi, ou par selle. Dans les autres cas le service était gratuit ; le pillage était la seule récompense qui indemnisât ceux qui s’étaient rangés sous l’étendart du chef. La vie passée et les habitudes des Sikhs leur avaient ôté tout scrupule sur le rôle, la conduite ou le caractère de leurs associés. Les plus grands criminels étaient admis dans leurs rangs, et c’était un point d’honneur de ne jamais rendre les réfugiés qui étaient venus leur demander asile, quel que fût le crime qui leur fut imputé. Aussi la pratique du gaha, c’est-à-dire l’usage de se faire justice par soi-même autant qu’en ayant recours aux autorités, était-elle fréquente chez les Sikhs ; aussi chaque propriétaire de village entourait-il sa propriété d’un mur et d’un fossé ; aussi dans les villes ou places occupées en commun, les maisons des associés et de tous ceux qui étaient exposés à la cupidité ou aux passions haineuses des autres étaient-elles bâties comme des forteresses, et souvent une espèce de citadelle, élevée dans la propriété même, en était séparée par un retranchement intérieur, pour se défendre des trahisons des serviteurs.

Le mode de possession que nous avons décrit s’appelle patidari, c’est ainsi que possède chaque associé d’un rang moindre que celui de serdar, jusqu’au simple cavalier qui se monte et s’équipe à ses propres frais ; tous ils régularisèrent la condition de leur pati, en éloignant, chassant, ou même, selon leur plaisir, maltraitant tous les zemindars et en s’insurgeant contre eux. La plainte de ces derniers ne pouvait être écoutée ni obtenir justice d’aucun supérieur. Dans le cas d’une querelle entre égaux, on s’en rapportait au jugement du sarkanda, et si sa décision n’était pas satisfaisante, on pouvait faire appel aa serdar général. Cependant le mode le plus ordinaire de faire écouter ses griefs était de réunir ses parens et ses amis et de demander une prompte satisfaction. Un patidar ne pouvait vendre son fief à un étranger, mais il pouvait l’engager dans un cas pressant, et à sa mort désigner son héritier. L’aide réciproque pour la défense était le lien qui unissait le patidar à son chef et la seule condition de son investiture.

Cependant, outre le patidari, il existait encore trois autres espèces de fiefs, nés des circonstances ou créés par elles. Ils désignaient la position de différens chefs par rapport aux misals dont ils faisaient partie. C’étaient le misaldari, le tabadari et le djagirdari.

Des corps de force inférieure, ou des chefs puissans s’attachaient quelquefois avec leurs soldats à un misal, sans s’engager dans les conditions de l’association ou de la dépendance. Les terres ainsi assignées étaient considérées comme la récompense de leur coopération, et elles étaient tenues dans une indépendance complète ; on les appelait misaldaris. S’il était mécontent de son chef, un misaldar avait le droit de se placer lui et sa propriété sous la protection de celui dont il préférait la suzeraineté.

Un tabadar était un vassal d’une autre sorte ; il était complètement réduit à la condition de serviteur. Les terres qui étaient sa récompense pouvaient lui être reprises sous prétexte de , désobéissance ou rébellion, un caprice du serdar pouvait le dépouiller pour le plus léger motif.

La troisième classe des fiefs, ou djagirs, était donnée à des parens, à des serviteurs, à des soldats entretenus qui avaient bien servi ; ces tenanciers étaient soumis à un service personnel d’une certaine durée eux et leurs quotas, ou contingent, équipés et armés à leurs frais, suivant les conditions de l’octroi. Ils dépendaient encore plus du serdar que les tabadars. Ces deux sortes de fiefs n’étaient héréditaires qu’avec sa permission ; leurs terres faisaient partie du territoire assigné au serdari, et il va sans dire que le misal ou association n’avait rien à voir dans les arrangemens entre le seigneur et le vassal.

Les établissemens et les concessions religieuses et charitables faites aux gourous sikhs, aux soudiis et baïds, les dotations pour les temples et les distributions d’aumônes et même pour les pirzadas musulmans, ne demandent ici aucune mention particulière, car ils n’ont rien qui les distingue de toutes les institutions du même genre qui existent dans l’Hindoustan supérieur.

Ces explications étaient nécessaires pour donner une idée de l’état des choses qui résulta pour les deux provinces de Lahor et de Sirhind de l’occupation des Sikhs, lorsqu’elles leur furent enfin abandonnées par les Afghans comme elles l’avaient été par les officiers mogols de Delhi. Le lecteur européen sera sans doute frappé de l’analogie de cette situation avec celle de l’Angleterre, telle que les traditions nous la représentent lorsque les Saxons vinrent l’occuper ; avec celle de la France, lorsque Clovis et les Francs s’emparèrent de la plus belle partie de la Gaule. Les formes de gouvernement les plus grossières sont toujours celles que les tribus ignorantes ont appliquées ; et si le philosophe éprouve quelque plaisir à voir ce qu’ont produit ces tentatives d’indépendance universelle et d’égalité entre les individus, ne donnent-elles pas aussi le droit d’accuser de témérité celui qui oserait dire que chaque classe de la société peut trouver le bonheur, la satifaction, la paix dans un pays par quelques milliers de souverains, comme le furent les malheureuses provinces de Lahor et de Sirhind, lorsque les Sikhs les eurent conquises.

  1. Quelques faits dans ce chapitre ont été ajoutés au récit du capitaine Murray. Ces faits nous ont été fournis par le Mémoire du capitaine Wade, qui a pris ses renseignemens sur l’origine de la famille de Randjit Singh aux meilleurés sources.
  2. Le djagirdar est celui qui occupe un territoire reçu en récompense de ses services, soit à perpétuité, soit à vie.
  3. Noms de tribus.
  4. Le ph est aspiré dans ce mot.
  5. Amar Singh de Patiala était fils de Sardol Singh, qui survécut à son père deux ou trois ans, suivant Khoushwakt Raï. Lorsque Amar Singh vint auprès d’Amed Shah, il reçut ordre de se raser la tête et la barbe avant d’être introduit devant le roi. Par un nazarana (ou présent) d’un lakh de roupies, il obtint la permission de ne pas se conformer à cet ordre. Khoushwakt dit que le titre de Mahinder fut obtenu du shah Alam au temps de Saheb Singh, et que le titre de Maha Radja Radjagan-Behader fut celui conféré à Amar Singh par Ahmed Shah. (Note de l’auteur.)
  6. C’est sans doute une altération du persan pâdishah, qui signifie souverain.