Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Chapitre I

ORIGINE ET PROGRÈS DE LA PUISSANCE DES SIKS DANS LE PENJAB.

CHAPITRE I[1].


Le Penjab pendant la décadence du royaume de Delhi jusqu’à la bataille de Panipat et sa séparation de l’Hindoustan.


1742-1761.


L’empire fondé dans l’Hindoustan par Baber et soutenu par la valeur et les talens de plusieurs générations de princes illustres, commença à décliner sous l’empire de Mohammed Shah. L’invasion de Nadir Shah l’ébranla jusque dans ses fondemens déja minés par la puissance naissante des Mahrattes ; d’un autre côté les incursions de l’abdali[2] Ahmed Shah bien qu’elles dussent venir au setours de la foi musulmane et qu’elles fussent heureuses à réprimer la réaction indienne qui menaçait de dominer l’islamisme, n’en contribuèrent pas moins à accélérer la chute de la race de Timour qui fut dès-lors toujours traitée avec mépris et indifférence. La cour de Delhi cessa d’être considérée comme la distributrice des graces, des honneurs, des punitions. Les gouverneurs et officiers sournis en apparence à son autorité jouissaient tous en réalité d’une indépendance complète ; les provinces étaient séparées de la métropole et un esprit de désaffection s’emparait de toutes les populations de l’empire. L’histoire de l’Hindoustan, à partir de cette époque, n’est plus celle d’un pays soumis à un pouvoir unique, il faudrait pour chaque province une histoire particulière, entrant dans le détail des transactions au moyen desquelles les nababs, les radjas, les princes, les sectes, les nations, associations de chefs cherchaient tous à détourner le pouvoir, à déplacer l’autorité royale, à rivaliser les uns avec les autres. Les pages qui suivent ont été consacrées à réunir et montrer les effets d’une telle situation dans le Penjab, à tracer l’histoire du prince qui préside maintenant aux destinées de cette province, qui gouverne un vaste territoire avec une vigueur et une autorité inconnues dans la partie de l’Inde qui a su rester indépendante des Européens.

Yahia[3] Khan, fils de Zakaria[4] Khan, ordinairement nommé Khan Behadour[5], occupait la vice-royauté de Lahor, et les zemindars[6] jâts[7] du Penjab, ruinés par de longues exactions et réduits enfin au désespoir, n’avaient plus d’autre ressource que le pillage pour soutenir leurs familles. Comme lien d’union entre eux et motif d’excitation contre leurs oppresseurs, ils rétablirent dans leurs coutumes et leurs cérémonies le rituel des Sikhs. Ils proclamèrent la foi et les doctrines de Govind-Singh, le dernier gourou ou guide spirituel des Sikhs, et prirent le Pahul[8] de l’initiation, mystérieuse cérémonie de cette religion. De longs cheveux, une longue barbe, la renonciation absolue au tabac, l’usage de cette locution sacramentelle pour le salut : Wah Gourou Dji ke fateh (victoire au gourou Dji), voilà ce qu’ils consacrèrent ; ils annoncèrent que le soc serait changé contre l’épée des vengeurs, et que les maximes et préceptes de Gourou Govind prévaudraient contre les doctrines plus pacifiques des védas et des çastras de l’Hindoustan. L’esprit de la secte rajeunie se manifesta d’abord par des associations secrètes et des actes isolés de déprédation. Des hommes armés, divisés par bandes de dix ou vingt hommes, appelés dharwi dans le dialecte de la province, c’est-à-dire hommes de grands chemins, infestaient les routes, attaquaient les villages ou pillaient les villes, suivant que leur position particulière leur faisait une loi de recourir à ces moyens d’existence, ou leur permettait de s’enrichir de la sorte. D’abord la négligence du gouvernement favorisa la prospérité de ces associations et bientôt les chefs les plus heureux parvinrent à se procurer des chevaux, à monter, à armer leurs soldats. Leur exemple et leurs succès rendirent leur parti populaire parmis les jeuns gens et les aventuriers, de sorte que le nombre des pillards s’accrut de jour en jour ; jusqu’à ce point que les chefs arrivèrent à avoir des dehras, ou camps en guerre ouverte contre le gouvernement, et cherchèrent la gloire dans des entreprises hardies qu’ils exécutaient d’ailleurs sans grands périls ; car la terreur qu’ils inspiraient, les richesses et la réputation qu’ils acquirent leur donnèrent de rapides moyens d’augmenter leur puissance. Les troubles perpétuels de l’empire mogol, les intrigues et l’incapacité de la cour du vice-roi de Lahor les encouragèrent à continuer leurs déprédations, non seulement parce qu’ils n’avaient à craindre aucun châtiment, mais encore parce qu’ils trouvaient des avantages certains à prendre du service sous différens chefs. Aussi quelques-uns d’entre eux eurent-ils bientôt une espèce de troupe organisée régulièrement, et non contens de ravager le pays ouvert, s’approchèrent des réservoirs sacrés des Sikhs à Amritsar et se maintinrent dans leur voisinage. Les différentes associations étaient unies par des intérêts communs non moins que par la foi religieuse ; et une alliance générale pour la défense ou les entreprises qui exigeaient de puissans efforts fut presque dès l’origine conclue entre les chefs.

Le fléau s’était déja répandu et avait acquis quelque importance que le gouverneur Yahia Khan ne songeait pas encore à le combattre. À la fin, cependant, l’argent ne venant plus au trésor au milieu de tels désordres, il fit entrer en campagne un détachement des troupes du gouvernement sous les ordres de Djaspat Raï, frère de son dewan ou premier ministre, Lakhpat Raï. Il alla d’abord à la rencontre d’un détachement d’insurgés sikhs qui ravageaient le pays et faisaient paître leurs troupeaux dans le voismage de Yaminabad, au nord de Lahor. Le détachement fut vaincu, Djaspat Raï fut tué et ses troupes dispersées. Lakhpar Raï sortit cependant de Lahor pour venger la mort de son frère ; les insurgés reculèrent devant lui en s’enfonçant dans l’angle N. E. du Penjab, mais là ils furent atteints et reçurent un châtiment sévère. Le ministre ramena avec lui quelques prisonniers qui furent décapités sur le Ghora Nakhas, ou marché aux chevaux, en dehors des murs de Lahor. Ce lieu est appelé maintenant par les Sikhs Chahid gandj (la place des martyrs), en mémoire de cet événement, et un samadh, ou tombeau à été érigé sur cette place en l’honneur du Bhaï Djarou Singh. Après cette victoire parut une proclamation, rédigée au nom du gouverneur Yahia Khan, qui condamnait à mort tout individu qui invoquerait le nom de Gourou Govind, la tête de ses disciples fut mise à prix. Ces rigueurs, ces proscriptions sommaires arrêtèrent les progrès du prosélytisme des Sikhs, et refroidirent considérablement l’enthousiasme des sectateurs du gourou. Quelques-uns coupèrent leurs longs cheveux, taillèrent leur barbe pour éviter la dénonciation ou la mort ; d’autres passèrent le Satledj, s’enfuirent dans la province voisine de Sirhind où ils trouvèrent protection et sécurité dans les vastes solitudes qui s’étendent à l’ouest de Patiala et Naba.

Peu de temps après cet événement, le jeune frère de Yahia Kkan, nommé Shah Newaz Khan, s’insurgea contre lui et parvint à s’établir dans les deux provinces de Lahor et de Moultan et même à s’emparer de Yahia Khan et de ses principaux officiers. Un Hindou nommé Kaonra Mal succéda à Lakhpat Raï, mais Adina Beg Khan, qui était élevé sous Zacharia Khan, fut laissé à son poste, et gouverna avec beaucoup de vigueur le district de Djalandhar Douab ; il réunissait dans sa main le pouvoir civil et militaire. Yahia Khan parvint en fugitif à Delhi et porta plainte devant le visir, son oncle, Kamar-oud-din Khan, qui fut en même temps informé que Shah Newaz Khan, redoutant les conséquences de sa conduite, avait ouvert une correspondance avec l’Abdali Ahmed Shah. Celui-ci venait de s’emparer de Caboul et de Peshaver sur le soubadhar[9] de Delhi, Nasir Khan, événement qui avait jeté l’alarme dans la capitale. Le visir, profitant des avantages que lui donnaient les liens du sang, en appela aux sentimens de son neveu et lui adressa une remontrance sévère sur sa trahison, désirant, disait-il, lui épargner la honte de servir Ahmed, le yasoul (massier) de Nadir et le voir rester fidèle à l’honneur héréditaire de sa famille. L’orgueil du jeune homme fut touché, et bien qu’incertain sur les suites qu’on donnerait à la plainte de son frère aîné, il se prépara à repousser les Douranis qui s’avançaient déja et rompit toute correspondance avec Ahmed Shah. Sans s’effrayer de ce changement de Shah-Newaz Khan, l’Abdali passa l’Indus près du fort Attok, en 1747, en envoya son chapelain, Sabir Shah, devant lui à Lahor, espérant que ses négociations ou les intrigues pourraient ramener Shah Newaz Khan à ses premiers sentimens, et voulant, à tout événement, préparer une réception amicale à son armée. Mais Shah Newaz Khan, maintenant inébranlable dans sa fidélité à la cour de Delhi, prépara tous les moyens de défense que ses faibles ressources laissaient à sa disposition. Il donna un gage de son attachement à son souverain en faisant mettre à mort l’agent de l’Abdali. Ahmed Shah irrité de cette violation du droit des gens commise sur la personne de son ambassadeur et de son confident, passa le Ravi, marcha immédiatement contre Shah Newaz Khan et l’attaqua dans la position retranchée qu’il occupait sous les murs de Lahor. La résistance ne fut pas longue, les ouvrages furent bientôt enlevés par les guerriers douranis, et Shah Newaz Khan obligé de se réfugier à Delhi. Lahor se rendit au bout de quelques jours et elle fut abandonnée aux Abdalis qui lui imposèrent une forte contribution.

Ahmed Shah, lorsqu’il était à Delhi à la suite de Nadir Shah, avait bien jugé de l’état des choses à la cour. L’incapacité de Mohammed Shah, la puissance menaçante, les querelles et les intrigues des grands émirs, le peu d’obéissance qu’obtenait le pouvoir royal dans la capitale comme dans le reste du royaume, avaient frappé son esprit ; la confusion qui régnait partout, comme dans une ville prise d’assaut, devait faire réfléchir un ambitieux préoccupé du soin d’établir sa fortune. Le succès incroyable qui couronna ses premiers efforts dans l’Afghanistan, toutes ses ressources invariablement employées à bâtir l’édifice de sa future grandeur, lui firent espérer, après tout ce qu’il avait vu et entendu à Delhi, que les circonstances étaient favorables pour tenter d’élever son empire sur les ruines de la famille de Timour. Aussi quand il fut maître de Lahor il résolut de marcher immédiatement sur Delhi, et, passant le Biah et le Satledj, il s’approcha de Sirhind.

Le visir Kamar-oud-din Khan ne manquait pas de courage ; il fit des préparatifs pour repousser l’attaque dont il était menacé. Ayant convoqué les principaux chefs du Radjpoutana avec leurs contingens respectifs, il donna le commandement nominal de l’armée au prince Ahmed, fils aîné du roi, et avec ces forces et les troupes de la capitale, il vint occuper une position retranchée au village de Manoupour, distant de neuf milles de Sirhind. Le shah abdali, ayant reconnu la position, jugea qu’il n’avait pas assez de monde pour attaquer ; mais il vint camper dans le voisinage, et entreprit de vaincre l’ennemi par la famine : des détachemens furent envoyés pour couper les convois et intercepter les communications avec la capitale. Des escarmouches continuelles et des engagemens partiels eccupèrent les deux armées pendant un mois sans amener de résultat décisif. Enfin une circonstance se présenta qui changea la face des choses : le visir fut tué, pendant qu’il faisait sa prière du soir, par un boulet de l’artillerie des Douranis, et alors l’armée de Delhi se trouva sans général. Les chefs radjpouts, qui étaient venus sur son invitation et avaient été contenus jusque-là par son influence et l’éclat de son nom, n’ayant de confiance dans aucun autre que lui, commencèrent à déserter l’étendart royal pour se retirer chacun dans son pays. L’Abdali, informé de ces état de choses, jugea que le moment était venu de prendre l’offensive, et il ordonna une attaque, malgré l’infériorité numérique de ses troupes. Une terreur panique s’empara de l’armée impériale et le désordre commençait à se répandre dans le camp, lorsque Mir[10] Manou, fils du visir décédé, sentant que tout allait se décider, amena des troupes fraîches sur les points les plus menacés, chargea à leur tête et repoussa les Douranis avec une grande vigueur. Ahmed Shah, abandonnant ses desseins pour le moment, se retira dans le Penjab pour réparer ses pertes. Il ne fut point inquiété dans sa retraite, et il repassa près d’Attok sans faire aucune tentative pour se maintenir à Lahor. C’est ainsi que le Penjab fut recouvré pour l’empire mogol. Le gouvernement de Lahor et du Moultan fut donné par la cour de Delhi au mir Manou, avec le titre de Mouyanoul Moulk[11] : c’était une juste récompense des services qu’il avait rendus dans cette circonstance.

L’invasion des Abdalis et l’emploi que furent obligés de donner à leurs troupes les deux partis qui se disputaient l’empire, favorisa les tentatives que faisaient les Sikhs pour relever leur puissance. Leurs déprédations restaient impunies ; ils commençaient à reparaître, et même s’aventuraient à satisfaire leurs préjugés religieux par des visites secrètes aux lieux consacrés par leur foi à Amritsar. Le nouveau gouverneur de Lahor confirma Kaonra Mal dans son poste, et il jugea que les désordres causés par les associations des Sikhs et les fanatiques de cette secte qui ne cessait de s’accroître, étaient un des premiers objets qui devaient attirer son attention. Un parti de Sikhs avait eu l’audace d’élever quelques ouvrages en terre qu’ils appelaient Ram Rouni (agrandi depuis, ce lieu se nomme maintenant Ramgarh), dans le district et le voisinage immédiat d’Amritsar : c’était de là que les pillards sikhs s’élançaient pour courir le pays dans toutes les directions. Mir Manou assiégea et prit Ram Rouni, et des détachemens établis dans le pays pour maintenir la tranquillité avaient ordre d’arrêter tous les Sikhs, de leur couper les cheveux et la barbe. Grace à ces mesures énergiques, la confiance publique sembla renaître ; les Sikhs furent encore réduits, pour leur sûreté personnelle, à quitter le pays, et ils ne purent plus faire autant de prosélytes à leur foi et à leurs coutumes.

Ahmed Shah ne s’était retiré que pour réparer ses forces ; il ne pouvait abandonner ses desseins sur l’Hindoustan. Dans la saison qui suivit sa première invasion, c’est-à-dire après les pluies de 1748, il passa de nouveau l’Indus et vint distraire Mir Manou de ses plans destinés à rendre son établissement plus solide et à corriger les vices de son administration. Craignant de ne pouvoir repousser l’attaque avec ses seules ressources, Mir Manou demanda du renfort à Delhi, et pour gagner du temps il envoya au camp abdali un ambassadeur chargé de négocier les conditions de la retraite du shah. Il appuya ces mesures en sortant lui-même de Lahor et venant asseoir som camp à Soudhara, sur la rive méridionale du Tchenâb. Ces préparatifs et le caractère bien connu du vice-roi de Lahor ôtèrent à Ahmed Shah l’espérance de s’ouvrir par la force le chemin de l’Hindoustan ; il se contenta de la promesse d’un tribut à percevoir sur les quatre districts de Parsarour, Goujrat, Siâl Kot et Aurengabad, qui furent assignés à Nadir Shah, et il reprit la route du Caboul.

Les succès et l’influence croissante de Mir Manou excitèrent la jalousie des grands de Delhi, et au lieu des récompenses qu’il avait droit d’attendre, il fut privé du gouvernement du Moultan, qui passa aux mains de Shah Newaz Khan. Le vice-roi, qui avait pour Jui la possession, n’était pas homme à supporter patiemment une telle injure, et il envoya son ministre Kaonra Mal pour s’opposer au nouveau gouverneur. Shah Newaz Khan s’avança jusqu’à la frontière du Moultan avec les forces qu’il avait réunies pour assurer son investiture ; mais se trouvant précédé, il ne put pénétrer plus loin. Pendant six mois il se maintint dans ses positions sans arriver à obtenir aucun résultat décisif, et enfin il hasarda une bataille dans laquelle il fut défait et tué. Mir Manou éleva pour ce service Kaonra Mal au rang de radja, et l’investit sous ses ordres du gouvernement du Moultan et des districts avoisinans.

Comme on pouvait s’y attendre, Mir Manou refusa de payer à Ahmed Sbah les tributs stipulés. Celui-ci eut donc un prétexte pour repasser encore l’Indus, ce qu’il fit dans l’été de 1751-52, et s’avança jusqu’aux montagnes du Tchenâb. Soukh Djiwan, Hindou de naissance, fut envoyé par lui à Lahor pour réclamer l’exécution des traités. Mir Manou répondit que cet engagement lui ayant été arraché par la force, il ne pouvait se croire obligé, mais libre d’agir selon les circonstances. Il offrit cependant de payer ce qui pouvait être dû, à la condition que l’armée des Douranis se retirerait immédiatement. Mais il n’attendit pas que cette offre fût acceptée pour appeler Adina Beg Khan et le radja Kaonra Mal avec leurs troupes, et il s’établit dans un camp retranché à Shahdara, dans les environs de Lahor. Il vint lui-même à la rencontre de l’Abdali, et se retira ensuite devant lui du côté de l’est, à mesure que ses alliés approchaient de Lahor, où lui-même avait établi un camp retranché sous les mursde la ville. Quatre mois durant il se maintint dans ses positions sans se laisser tromper à aucune des tentatives que faisait le shah pour l’attirer hors de ses retranchemens. Le blocus était cependant sévère, et bien tôt les provisions commencèrent à manquer. On fut réduit, pour nourrir les chevaux et le bétail, à prendre la paille des toits ; les grains et la farine s’élevèrent à un prix exorbitant. Un conseil de guerre fut convoqué ; Adina Beg exposa qu’on ne pouvait espérer de la cour de Delhi ni secours ni renforts, et qu’il fallait risquer une action avant que les vivres fussent complètement épuisés, comme on devait s’y attendre si le blocus durait encore quelques jours. Le radja Kaonra Mal fut d’un avis opposé ; il fit observer que les troupes du vice-roi n’étaient composées que de nouvelles levées, qui ne pourraient tenir contre les vétérans éprouvés du shah. Il ajouta que tout le pays avait été fourragé et dévasté, et que le manque de provisions ne se faisait pas moins sentir dans le camp des Douranis que dans le leur ; que dans vingt jours au plus les chaleurs allaient commencer, et que les troupes du shah, habituées à d’autres climats, ne pourraient supporter le soleil et le vent dans la plaine et seraient forcées de se retirer, ou de venir, à leur grand désavantage, attaquer les fortifications du camp. On ne pouvait douter que l’avis du radja ne fût préferable et plus prudent ; mais le vice-roi était jeune, il avait l’impatience et l’impétuosité de son âge, il trouva l’opinion d’Adina beg plus conforme à ses désirs. En conséquence, le matin du 12 avril 1752 l’armée de Lahor sortit de ses lignes et prit position sur un plateau élevé, où était établie une tuilerie. Le shah fit aussitôt ses préparatifs de combat. Son artillerie reçut ordre de se porter en avant, et l’après-midi était déja avancée que la canonnade durait encore, lorsque le shah, voyant quelque confusion dans les rangs de l’ennemi, le fit charger par un corps de cavalerie d’élite. Mir Manou fut obligé de rentrer dans ses retranchemens. Dans cette retraite l’éléphant de Kaonra Mal passa sur un tombeau antique qui s’ouvrit sous son poids. Avant que le mahout l’eût tiré de cet endroit dangereux, le radja fut surpris et tué par un cavalier dourani, et sa perte, quand elle fut connue au camp de Mir Manou, occasiona une terreur panique et une désertion si générale que le vice-roi fut contraint de rentrer dans la ville. Dans ces circonstances, Adina beg Khan se retira brusquement avec ses troupes, et le vice-roi, jugeant bien que les fortifications de la ville n’étaient pas tenables, dut céder aux circonstances et offrir sa soumission au shah. L’abdali, heureux de terminer ainsi la campagne, lui envoya son principal officier, Djehan Khan, pour l’introduire en sa présence. Il le traita avec courtoisie et respect, et saisit toutes les occasions de lui témoigner son admiration pour la résolution, l’habileté et la vigueur qu’il avait déployées dans toutes les circonstances. Il exigea une forte somme pour l’indemniser des frais de la campagne et lui rendit la vice-royauté de Lahor et du Moultan.

Avant de déposer sa toute-puissance, Ahmed Shah se réserva l’occupation du Cachemir et y envoya un fort détachement sous les ordres d’Abdoulla Khan, qui pénétra dans la vallée et y établit son autorité sans opposition. L’Hindou Soukh Djiwan, un khatri de Caboul, fut nommé au gouvernement du pays, et la saison des pluies approchant, le shah repassa l’Indus et ramena son armée dans le Caboul.

Mir Manou ne survécut pas long-temps à ces événemens ; il mourut d’une chute de cheval. Sa veuve, femme d’esprit et d’adresse, fit proclamer son fils comme successeur à la vice-royauté de son père, et s’empara de l’administration en son nom. Dix mois ne s’étaient pas écoulés que cette espérance fut encore trompée : l’enfant mourut de la petite vérole. Alors la princesse se fit proclamer elle-même et envoya des agens à Delhi et dans le Caboul pour se faire reconnaître. Au visir de Delhi elle fit offrir sa fille en mariage, et celui-ci se rendit sur les bords du Satledj pour célébrer la cérémonie. Cette conduite assurait la position présente de la princesse, et bientôt elle manifesta son autorité par un acte de cruauté qui a terni sa réputation. Accusé d’avoir voulu s’emparer de la vice-royanté, Bhekari Khan, officier distingué du dernier vice-roi, fut arrêté par son ordre et amené dans l’intérieur du palais, où il mourut sous les coups de bâton. La part que prit la princesse à cet événement accrédita le bruit, alors très généralement répandu, que ce crime fut commis pour venger une de ces injures personnelles que les femmes ne pardonnent jamais.

Le vice-roi féminin n’était pas capable de déployer une grande activité contre les associations des Sikhs, qui se mélaient, à son grand déplaisir, des choses du gouvernement. Leur nombre et leur audace croissaient rapidement ; et les bandes de ces pillards barbus se montraient chaque jour, traversant les divers districts du Penjab, s’emparant des troupeaux, dévastant les terres cultivées, à moins qu’on ne les rachetât par des contributions. Le désordre, l’anarchie et la confusion s’étendaient dans la province comme dans les autres parties de l’Hindoustan.

Ce ne fut que quatre ans après, c’est-à-dire dans l’été de 1755-56, que l’abdali Ahmed Shah entreprit une nouvelle campagne. Dans toutes ses invasions précédentes il avait toujours été arrêté par les gouverneurs des provinces, toujours la cour de Delhi avait fait quelques efforts, ou au mois manifesté quelque inquiétude de ses progrès ; mais alors, tel était l’état de faiblesse et de désordre de l’empire que personne ne s’offrit pour arrêter sa marche, qu’il traversa le Penjab et pénétra même jusqu’à la cité impériale sans rencontrer le moindre obstacle. Ses troupes pillèrent Mathra, menacèrent Agra, et le shah, après s’être uni par un mariage à la famille de Timour, força la capitale à lui payer une lourde contribution et confisqua à son profit les biens des grands et des principaux habitans. Une fois sa cupidité satisfaite il se retira, laissant le trône des Mogols dans des mains aussi faibles et un état aussi déplorable qu’il l’avait trouvé. Mais il s’empara du Penjab et du Sirhind, donna le gouvernement de ces deux provinces à son fils Timour, auprès de qui il laissa son confident Djehan Khan avec quelques troupes, et rentra dans le Caboul.

Après la mort de Mir Manou, Adina beg Khan avait maintenu dans une entière indépendance le gouvernement du Djahlandhar Douab qu’il occupait, il s’en était approprié les revenus et les avait employés à accroître ses ressources. Un des premiers actes du jeune Timour fut de mander Adina, comme son vassal, à la cour de Lahor. Mais le vieux guerrier, afin de gagner du temps, allégua la nécessité de sa présence dans sa province pour réprimer l’audace toujours croissante des Sikhs qui étaient venus camper près de lui, l’impossibilité d’abandonner son poste, lorsqu’il fallait de grandes forces en permanence pour assurer la tranquillité du pays. Le prince afghan ne pouvait se contenter de ces excuses, il envoya un détachement de ses troupes pour s’emparer de la personne d’Adina beg. Mais celui-ci se renforça par une alliance avec les Sikhs dont il prit un corps considérable a sa solde, et appuyé par eux se retira devant les Afghans jusque dans les montagnes du nord. En état de guerre déclarée avec les Douranis, son esprit fertile en expédiens sut créer dans ce pays des moyens et des ressources que tout autre que lui n’eût pas su découvrir. Il appela à son secours les Mahrattes dont la réputation pour les entreprises et les aventures périlleuses était alors dans tout son éclat. Ils étaient campés aux portes de Delhi. Adina beg convint avec eux de la somme qui leur serait payée chaque jour en échange de leurs services et leur assigna une part sur le butin que les alliés pourraient faire. L’expédition fut commencée avec vivacité et Malhar Rao Holkar, avec quelques chefs de la nation, se dirigea immédiatement sur le Penjab où Adina beg, suivi d’une foule de pillards sikhs, le joignit au passage de Satledj. On marcha rapidement sur Lahor. Le prince Timour et Djehan Khan étaient trop faibles pour arrêter ce torrent envahisseur, ils se retirèrent aussitôt sur l’Indus. Mais ils furent inquiétés dans leur retraite et la plus grande partie de leurs bagages tomba aux mains de l’ennemi. Les Mahrattes se mirent alors à ravager toute la contrée, leur principal corps retourna à Delhi, mais un détachement de leurs troupes continua d’occuper Lahor.

Adina beg Khan ne survécut pas long-temps à ces événemens. Il mourut en 1758 après avoir joué un rôle long et important dans les affaires du Penjab et de l’Hindoustan. Son habileté, son expérience, ses connaissances étendues le firent distinguer de bonne heure des vice-rois qui se succédèrent à la vice-royauté de Lahor. Il s’éleva sous eux par degré jusqu’à ce point que ses services furent enfin récompensés par le gouvernement d’une province agitée mais riche. Dans un temps de désordres et de difficultés incroyables il se maintint dans sa position et rendit le pays prospère et heureux. Au milieu des querelles sanglantes des nations qui prétendaient à l’empire, des conflits de tous les partis, des intrigues de chefs tous plus puissans que lui, il sut gagner quelque chose à chaque changement, et profiter de toutes les occasions d’agrandir ou de consolider son pouvoir avec une adresse et une activité qui lui valurent une haute réputation de sagesse. Il était passé maître dans les arts et les subtilités de la diplomatie indienne. Il occupa les Sikhs et s’assura contre leurs déprédations en les payant quelquefois pour leurs services, il aurait même acheté leur neutralité s’il eût été trop faible pour les réprimer. Lorsqu’il paraissait complètement ruiné par les Afghans abdalis, il les fit attaquer par les Mahrattes et avec l’aide de ces alliés chassa le prince qui l’avait réduit à une telle extrémité et le ministre qu’il soupçonnait d’être l’instigateur de toutes ces intrigues. On ne peut que faire des conjectures sur le rôle qu’il aurait joué dans la grande querelle engagée entre les Mahrattes et les Afghans abdalis, la mort l’ayant sauvé de la vengeance ou de la pitié politique du shah. Il ne laissa ni postérité ni successeur pour perpétuer son nom et son autorité, mais sa mémoire vit dans le Penjab et il est regardé même par les Sikhs comme le dernier gouverneur mogol de leur pays.

Les Mahrattes étaient alors la plus grande puissance de l’Inde ; leurs armées traversaient le pays depuis le Dekhan jusqu’à l’Indus et l’Himalaya ; il n’y avait personne qui ôsât les attaquer. Les soubahdars musulmans, qui avaient assuré leur indépendance pendant le déclin de l’empire mogol, tremblaient pour leurs principautés et paraissaient n’ayoir d’autre alternative que la soumission et le paiement du tchout à la puissance prépondérante, ou leur complète extermination. Dans cet état de choses, la réapparition de l’abdali Ahmed Shah à l’est de l’Indus fut pour beaucoup de personnes une espérance de salut et de secours. Shoudja-oud-Doula, à Oudh, le fameux Nadjib-oud-Doula, qui gouvernait Delhi et le Douab du nord, les chefs Rohilla et toutes les familles musulmanes établies dans le Douab ou à l’ouest de la Jumna, accoururent sous l’étendart du shah et vinrent sous sa conduite combattre pour leur foi et leur indépendance. Les Mahrattes se retirèrent devant le shah de Lahor à Delhi, pillant et ravageant toute la contrée qu’ils traversaient. Les fertiles plaines du Sirhind présentaient donc une apparence de dévastation qui engagea l’abdali, aussi bien pour se renforcer que pour s’unir aux chefs musulmans de l’Hindoustan, à passer la Jumna à Bouria, dans le Douab. Là il rencontra et battit un détachement mahratte commandé par Dattadji Sindhia, qui périt dans l’action. Peu de temps après Malhar Rao Holkar fut surpris par deux généraux afghans qui dispersèrent ses troupes et même s’emparèrent de sa personne. Lorsqu’arriva la saison des pluies, l’abdali fit cantonner son armée dans le Douab, entre Sekandra et Anoupshahar ; car tout le pays autour de Delhi et à l’ouest de la Jumna avait été ravagé et complètement dévasté par les Mahrattes.

La cour de Pouna, informée de l’arrivée du shah et des défaites essuyées par Dattadji Sindhia et Malhar Rao Kolkar, fit de grands préparatifs pour s’efforcer de soutenir sa suprématie dans l’Hindoustan. Tous les vassaux de l’empire furent convoqués, et une immense armée s’avança vers Delhi sous le commandement de Sadhasio Rao Bhâo, ordinairement appelé le Bhâo, à qui s’étaient joints Wiswas Rao, fils aîné de Peshwa, et les chefs des principales familles mahrattes. Dans leur marche les chefs virent encore grossir le nombre de leurs soldats, et une multitude innombrable atteignit Delhi, pillant sans remords tout ce qui se présentait et ne rencontrant aucun obstacle sur son passage.

La Jumna, qui séparait les deux armées, n’était pas encore guéable ; aussi le Bhâo, après une courte halte à Delhi, tourna vers le nord, du côté de Karnal, où son armée fut arrêtée pendant quelques jours au siége de Kounjpoura, possession d’une famille pathane, sur la rive occidentale de la Jumna. La place fut prise d’assaut, après une résistance opiniâtre conduite par le chef de la famille, Nidjabat Khan, qui périt dans la dernière action. L’armée mahratte redescendit alors vers Panipat, ce qui permit au shah de passer la Jumna avec sa cavalerie le 23 octobre. Le Bhâo ne se crut pas en état de se mesurer en rase campagne avec le shah : il éleva donc des retranchemens et prit position aux environs de Panipat, où il attendit l’attaque de l’ennemi. L’Abdali, renforcé par la jonction des forces confédérées de Oudh, Rohilkand, et de tous les chefs mahométans du haut Hindoustan, bloqua les Mahrattes dans leur camp et chercha à couper leurs convois. Pendant trois mois les deux armées restèrent en présence, occupées à des escarmouches et des combats partiels, et le shah continua son blocus. À la fin la famine commença à se faire sentir dans l’armée du Bhâo, et la détresse s’accrut à un tel degré qu’il fut forcé de hasarder une bataille. Le 7 janvier 1761, dès le point du jour, il fit sortir ses troupes de leurs positions retranchées, et se prépara à une action décisive. Les Mahrattes furent complètement défaits ; le Bhâo, Wiswas Rao et quelques-uns des principaux chefs mahrattes furent tués dans le combat. L’histoire mentionne peu de batailles où il se soit fait un aussi grand carnage que dans celle-ci. Le chiffre le plus faible de la perte essuyée par les Mahrattes porte le nombre de leurs morts à plus de 100, 000 (sur 200, 000) : mais si l’on considère la distance où ils étaient de leur pays, et les terribles vengeances que le pays ravagé par eux avait à exercer, on s’étonnera moins d’une telle perte. L’effet moral produit par cet échec sur la nation mahratte l’abattit encore plus que ses pertes réelles. Ils avaient envoyé toutes leurs troupes à cette expédition, et leur défaite dut alors être considérée comme le renversement de leurs ambitieuses espérances et la destruction de leur pouvoir.

L’abdali, après cette importante victoire, séjourna pendant quelques jours à Delhi pour régulariser les affaires de l’Hindoustan. De là il se rendit à Caboul en passant par le Penjab, après avoir nommé Khaja Obeid et Zein Khan gouverneurs de Lahor et de Sirhind, qu’il réunit définitivement à son empire.

  1. Ce chapitre appartient au capitaine Murray, qui a le mérite d’avoir le premier réuni dans un récit complet tous les fragmens et matériaux qui existent sur l’histoire du Penjab à cette époque. (Note de l’auteur.)
  2. Secte musulmane.
  3. Transformation arabe de Johannes.
  4. Zacharias.
  5. Titre d’honneur qui signifie brave.
  6. Officier civil de l’empire mogol, chargé de recueillir les impôts. Ce mot vient du persan zemin, terre, district, dar, qui tient, qui gouverne.
  7. Nom d’une tribu hindoue.
  8. L’initiation en buvant le Pahul est un rit établi par Gourou Govind, et il est ainsi décrit par Khoushwakt Raï. Le candidat et l’initiateur lavent leurs pieds dans l’eau, jettent du sucre dans le liquide, l’agitent avec un couteau en chantant cinq quatrains. Voici le premier : « J’ai bien voyagé, j’ai vu bien des dévots, des iôghîs et des iôtis, hommes saints, livrés aux austérités, hommes ravis en contemplation de la divinité par leurs pratiques et leurs pieuses coutumes ; chaque contrée je l’ai traversée, mais je n’ai vu nulle part la vérité divine ; sans la grace de Dieu, ami, le sort de l’homme n’a pas le moindre prix. » Lesautres quatrains reproduisent les mêmes idées. Entre chaque couplet on chasse la respiration et on boit le breuvage fait du sucre et de l’eau sale qu’on n’a pas cessé d’agiter. On le boit en s’écriant ; « Wah ! wah ! Govind Sikh ! ap hi gourou tchela. » (Wah ! wah ! Govind Sikh ! il est son maître et son élève à lui-même.) Telle est la cérémonie qui consacre le néophyte. On raconte que quand Gourou Govind eut cinq disciples, il accomplit cette cérémonie avec eux. (Note de l’auteur.)
  9. Gouverneur.
  10. Abréviation du mot émir.
  11. Le défenseur de l’empire.