Origine et progrès de la puissance des Sikhs/Préface de l’auteur

PRÉFACE DE L’AUTEUR.




L’intérêt qui s’attache au caractère et à l’histoire de Randjit Singh[1] et à l’empire qu’il a établi dans le Penjab[2] sur la nation des Sikhs, fait espérer pour ce livre un accueil favorable de la part du public anglais. Cet intérêt ne se fonde pas seulement sur la position géographique du nouvel état, on devra considérer encore que c’est dans le silence et, pour ainsi dire sous nos yeux, qu’il s’est successivement élevé jusqu’à exciter notre étonnement par sa puissance et ses richesses. Le désir de connaître l’adresse et les moyens dont s’est servi le fondateur de cet empire pour accroître sa grandeur, a sa source dans une curiosité naturelle à esprit humain, et qui n’a de limites que celles de notre imagination particulière ; mais pour nous combien de motifs encore de prêter une attention toute spéciale à ce sujet ! La position de ce royaume limitrophe de nos possessions dans l’Hindoustan, les collisions qui ont été la suite de cette position ; l’intérêt excité par Randjit Singh ; à tout cela, ajoutez que le territoire occupé maintenant par les Sikhs se trouve sur la route suivie par tous les conquérans qui ont cherché à pénétrer dans l’Hindoustan du côté de l’ouest ; que les spéculations de la politique sont toujours fixées sur la possibilité d’une semblable conquête tentée par les armées de l’Europe coalisée, ou par celles seulement de l’autocrate du Nord, dont les désirs d’agrandissement paraissent insatiables et se sont dirigés depuis long-temps du côté de la Perse et de l’est.

Les circonstances paraissent donc convenables pour offrir au public quelques pages sur la situation actuelle du Penjab et de son roi. Ne doit-on pas sentir, d’ailleurs, que dans nos connaissances sur ce sujet, il existe une lacune qui s’accorde mal avec l’état général de la science ? L’ardeur avec laquelle on poursuit aujourd’hui toutes les études et spécialement celles qui ont trait à la politique ou à la statistique, ne doit-elle pas faire bien augurer à tous ceux qui ont quelques travaux à soumettre au public de la manière dont leurs communications seront reçues et accueillies ?

L’histoire ancienne des Sikhs est assez généralement connue. On sait qu’ils forment une secte religieuse, fondée au temps de Bâber[3] par Nanak Shah, le propagateur des doctrines de tolérance universelle, le promoteur zélé d’un projet d’union entre la foi des Hindous et celle des Mahométans, projet basé sur l’unité de Dieu. Il serait superflu de rapporter dans un livre comme celui-ci l’histoire de cette secte, d’exposer ses dogmes et ses croyances ; ils furent développés successivement dans les volumes sacrés qu’on appelle Granths[4], par dix gourous[5], dont la mémoire est sainte. Le dernier d’entre eux, Gourou Govind, vivait au temps d’Aureng-Zeb, et c’est lui qui, en but à la persécution, fit de ses disciples, jusque-là pacifiques et industrieux citoyens, des ennemis mortels de l’empire des Mogols et de la foi musulmane. Tous ces faits ont été retracés dans de nombreux ouvrages. Le monde savant connaît le résultat des tentatives de Banda et des autres martyrs, disciples de Gourou Govind, contre le pouvoir des souverains de Delhi et de leurs officiers, sous les successeurs immédiats d’Aureng-Zeb : mais l’histoire de cette secte, depuis le jour où elle parut, anéantie sous les coups de la persécution jusqu’au moment de sa grandeur actuelle, n’a été encore l’objet d’aucun travail, d’aucune recherche. C’est donc avec confiance que nous présentons le sujet de ce livre comme tout-à-fait nouveau ; la matière n’a encore été traitée par aucun écrivain.

C’est un devoir pour nous d’indiquer les sources où nous avons puisé.

Le gouvernement anglais, depuis 1808, était le protecteur du territoire Sikh, compris entre le Satledj et la Jumna ; ses officiers étaient appelés comme arbitres dans toutes les discussions qui s’élevaient entre les chefs et leurs voisins ou leurs sujets ; les appels au conseil suprême de gouvernement résidant à la présidence étaient très fréquens, et soulevaient des questions très compliquées ; aussi la direction de nos rapports avec ce pays était-elle un des points les plus délicats des affaires soumises au conseil suprême. Lord William Bentinck avait été déterminé par ces circonstances à demander aux officiers chargés de nos relations avec les Sikhs des renseignemens généraux sur l’histoire et la situation des chefs, sur les mœurs et les coutumes de ce peuple. Lorsqu’il préparait son voyage dans l’intérieur du pays en 1830, il pria le capitaine Murray, notre agent politique à Ambala, qui, pendant plus de quinze ans, avait eu la conduite des négociations avec les chefs sikhs, de lui faire un rapport sur ce sujet. Le capitaine Wade, résident à Loudiana, qui, revêtu d’un emploi inférieur, avait été sous les ordres du résident de Delhi, chargé de la correspondance avec Randjit Singh, reçut une semblable invitation de la part du gouverneur-général. Ces deux officiers rédigèrent des Mémoires fort étendus et pleins de documens importans sur les questions qu’on leur avait posées. Celui du capitaine Murray prouve de grandes lectures, de laborieuses recherches, il est fait sur les matériaux réunis par l’auteur pendant sa longue résidence chez les Sikhs. Il a évidemment consulté avec soin tous les livres persans ou étrangers qui pouvaient lui donner quelque lumière sur l’histoire des Sikhs, sur les officiers mogols ou afghans qui avaient eu quelque point de contact avec eux. La partie relative à l’élévation et à la fortune de Randjit Singh a été rédigée d’après les rapports écrits ou les renseignemens oraux qu’il tenait des personnes employées sous lui ; vérifications et corrections furent faites d’après un laborieux examen des Akhbars, c’est-à-dire les journaux indigènes, dont l’auteur possédait une riche collection. Il ajouta un précieux appendice contenant le résultat de ses observations personnelles et de ses recherches sur les mœurs, les coutumes, le gouvernement et le caractère des Sikhs. Ce Mémoire ne laissait rien à désirer qu’une distribution plus claire dans la manière dont il était ordonné ; mais il n’était point destiné à l’impression. Malheureusement cet officier si distingué et si estimé mourut peu de temps après que le gouverneur général eut visité cette contrée, au moment où l’intention de S. S. était de lui demander, d’après le plan qu’il avait tracé, un ouvrage destiné à faire connaître les renseignemens qu’il avait réunis, et à publier, dans un but d’utilité générale, le fruit de ses labeurs.

Sans doute si cet officier avait vécu, il eût su faire un livre digne de son haut talent. Sa mort imprévue est cause que son œuvre, laissée incomplète, rédigée à la hâte sans ordre ni méthode, ni égard pour les susceptibilités du style, a dû être complétée et revue par une main étrangère. Toute la partie historique du mémoire demandait à être refaite. La disposition en a été changée en quelques endroits ; le récit a été partagé en chapitres, et il y a été fait usage des matériaux puisés dans le travail du capitaine Wade ou à d’autres sources. Il était donc impossible de faire paraître ce livre sous le nom du capitaine Murray, d’autant plus que c’eût été le rendre responsable aux yeux du public de choses qu’il n’eût peut-être ni dites ni approuvées, Il faut cependant ne pas oublier qu’excepté pour les chapitres X et XI, la tâche de l’écrivain s’est presque réduite au simple rôle de rédacteur, et que le mérite d’avoir réuni ces documens, qui font la valeur et l’intérêt de ce volume, appartient presque tout entier au capitaine Murray. En vérité, après le désir de tirer de l’oubli du porte-feuille des travaux qui doivent être si utiles, et de faire participer le public au fruit de tant de labeurs et de recherches, le principal motif qui m’a mis la plume à la main, c’est le besoin que j’éprouve de rendre honneur à la mémoire de cet officier si distingué et si regrettable, et de donner au monde et à ses amis une preuve éternelle de son savoir et de ses talens.

J’ai accompli ma tâche pendant les loisirs d’un voyage et d’un séjour que des raisons de santé m’ont forcé de faire à la terre de Van-Diémen. Peu de choses ont été ajoutées au travail de l’auteur, et le récit s’arrête aux traités conclus par le gouvernement anglais avec le Sindh en 1832. Sans doute il eût été facile de continuer, par l’addition d’un nouveau chapitre, l’histoire des Sikhs jusqu’à ce jour (1834) ; mais il aurait fallu avoir recours à des pièces ou à des documens qui n’étaient point à ma portée, ou qui, s’ils y eussent été, ne peuvent, à cause de leurs rapports avec les affaires qui se traitent actuellement, paraître au grand jour de l’impression. Je n’ai donc pas cherché à dépasser cette limite, et d’ailleurs, tant que la carrière de Randjit Singh ne sera pas terminée, ce récit ne devra-t-il pas rester incomplet ? Aussi a-t-il paru convenable de ne point soulever le voile qui couvre le présent, de s’arrêter à l’époque marquée par la conclusion des traités publiés en 1833, réservant les événemens ultérieurs jusqu’à la mort du principal personnage de ce livre, pour un complément devenu nécessaire si les affaires du Penjab doivent intéresser le public jusqu’à lui faire désirer un nouvel ouvrage.

La première partie de ce livre était déja sous presse lorsqu’un manuscrit persan consacré à l’histoire des Sikhs dans le Penjab me fut communiqué avec beaucoup d’obligeance par sir Charles Metcalfe. Ce manuscrit avait été donné à sir Charles par l’auteur lui-même, Khoushwakt Raï[6], qui avait été pendant quelques années l’agent et le correspondant du gouvernement anglais à Amritsar. Le récit ne commence qu’à partir de 1812, mais il est précieux pour l’histoire ancienne des serdars[7] sikhs, et il contient une foule de documens et de matériaux qu’on chercherait vainement ailleurs. L’occasion qui se présentait ainsi de comparer une œuvre originale avec le mémoire du capitaine Murray, n’a pas été perdue. Le résultat le plus satisfaisant est venu prouver l’exactitude de cet officier. En effet la correspondance des dates et la communauté de certains détails dans quelques particularités importantes, nous autorise à penser que la relation de Khoushwakt Raï doit avoir figuré parmi les matériaux qui ont servi au capitaine Murray ; quelques différences, additions et éclaircissemens ont été ajoutés séparément à la fin du volume. Je dois exprimer ici toute ma reconnaissance à sir Charles Metcalfe pour la générosité avec laquelle il a mis à ma disposition un document si important pour la correction de ce livre, et m’a facilité les moyens de me procurer tous les matériaux qui ont aidé à la confection de la carte qu’on trouvera à la fin du volume.

H. T. Prinsep.

Calcutta, mai 1834.

  1. Ce titre de singh, que l’on rencontrera souvent dans le cours de cet ouvrage, est dérivé du sanscrit sinha, qui signifie lion.
  2. Ce nom signifie cinq fleuves ; il est formé du persan penj, cinq, et âb, eaux. Ces cinq fleuves sont : Djilam ou Hydaspes, Tchenâb ou Acesines, Ravi ou Hydraotes, Bhai ou Hyphasis, Zardrus ou Sattledj. Ils ont valu au Penjab le nom de Pentopotamia que lui donnent quelques géographes modernes.
  3. Bâber, descendant de Timour, est le fondateur de la dynastie mogole de l’Hindoustan. Il vivait au commencement du seizième siècle. Ses Mémoires ont été publiés récemment par M. Erskine. London, 1826. 1 vol. in-4o.
  4. Granth vient du sanscrit grantham, qui signifie livre.
  5. Gourou, maître ou guide spirituel.
  6. Abréviation de Radja, que nous rencontrerons souvent et qui veut dire chef, roi.
  7. Signifie chef. Ce mot vient du persan ser, qui veut dire tête, et dar celui qui tient. Ici serdar a une signification déterminée ; on peut comparer les serdars sikhs aux seigneurs féodaux du moyen-âge.