Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/2

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 16-29).

CHAPITRE II.

M. Bennet avoit toujours désiré de pouvoir mettre annuellement quelque argent de côté, pour subvenir aux besoins de ses enfans et de sa femme si elle lui survivoit, mais il ne l’avoit pas pu ; maintenant il le regrettoit plus vivement que jamais, car Lydie n’auroit pas été redevable à d’autres qu’à son père de l’honneur qu’on venoit de racheter pour elle, et la satisfaction d’avoir forcé un des jeunes gens les plus dépravés de l’Angleterre à être son mari, lui auroit appartenu.

Il étoit vraiment affligé d’avoir une si grande obligation à son beau-frère, et étoit bien décidé à chercher les moyens de se décharger le plutôt qu’il pourroit de cette dette.

Lorsque Mr. Bennet s’étoit marié, l’espérance d’avoir un fils lui avoit fait regarder l’économie comme fort inutile, car alors la substitution de la terre de Longbourn devenoit nulle, et toute la famille de Mr. Bennet restoit dans l’aisance ; mais cinq filles étoient arrivées. Long-temps après la naissance de Lydie, on espéroit encore ce fils si désiré ; et lorsqu’on fut enfin obligé de renoncer à cet espoir, il étoit trop tard pour économiser ; d’ailleurs Mistriss Bennet n’y étoit nullement portée, il avoit même fallu toute la fermeté de son mari pour l’empêcher de dépenser au-delà de leur revenu.

Cinq mille livres étoient assurées, par contrat de mariage, à Mistriss Bennet et à ses enfans, mais la volonté des parens devoit seule régler la manière dont les cinq mille livres seroient partagées entre ces derniers. C’étoit un point qu’il falloit fixer maintenant, du moins à l’égard de Lydie, et Mr. Bennet n’hésitoit point à consentir aux propositions qu’on lui faisoit ; il mettoit alors sur le papier, dans les termes les plus concis et avec l’expression de la plus vive reconnoissance pour son frère, son entière approbation à tout ce qu’il avoit fait, et la promesse de remplir tous les engagemens qu’il avoit pris pour lui. Il n’avoit jamais espéré qu’on pût engager Wikam à épouser Lydie, surtout sans de plus grands sacrifices que ceux qu’on lui demandoit. Ce qui lui paroissoit le plus agréable dans cette affaire, c’étoit que tout cela se fût arrangé sans presque aucune peine de sa part, car, après les premiers transports de colère qui l’avoient porté à se mettre à la poursuite des fugitifs, il avoit repris son indolence habituelle, et son désir le plus vif étoit de s’occuper le moins possible de ce sujet. Sa lettre fut bientôt terminée ; quoique extrêmement lent à prendre une résolution, il étoit prompt à l’exécuter. Il demandoit qu’on lui fît connoître en détail les obligations qu’il avoit à son frère, mais il étoit trop fâché contre Lydie pour lui donner la moindre marque d’amitié.

La nouvelle du mariage de Lydie se répandit bientôt dans tout le voisinage, et y fut même reçue avec une apparence de satisfaction, honorable pour les bonnes âmes de la société ; car il auroit été certainement beaucoup plus avantageux pour la conversation, que Miss Lydie Bennet n’eût pas été si vite retrouvée, que le scandale que sa conduite avoit produit eût duré un peu plus long-temps, qu’elle eût été tout-à-fait abandonnée de son ravisseur, rejetée de ses parens et reléguée dans quelque ferme éloignée. Cependant, comme son mariage avec un homme aussi décrié ne paroissoit pas devoir lui assurer une grande chance de bonheur, les vieilles et malignes femmes de Meryton pouvoient encore faire beaucoup de vœux pour son amendement, et pour qu’elle ne fût pas punie trop sévèrement de sa faute dans l’avenir.

Il y avoit plus de quinze jours que Mistriss Bennet gardoit la chambre, mais dès qu’elle eut reçu ces bonnes nouvelles, elle reprit sa place au haut de la table, avec une expression de bonheur et de joie parfaite. Aucun sentiment de honte pour Lydie n’obscurcissoit son triomphe ; le plus ardent de ses vœux, celui d’avoir une fille mariée, alloit être accompli ; et toutes ses pensées, tous ses discours rouloient sur les brillans accessoires d’une noce, les toilettes, les équipages et les livrées. Elle étoit très-occupée à chercher une jolie maison pour sa fille dans le voisinage de Longbourn, et en dédaignoit plusieurs comme mal situées et point assez jolies, sans demander seulement quelle seroit la fortune des nouveaux mariés.

— Haye Park leur conviendroit assez, disoit-elle, si les Goldings vouloient le quitter ; ou bien la belle maison de Stoke, mais le salon n’est pas assez grand ; Alsworth est trop éloigné, je ne pourrois supporter l’idée que Lydie demeurât à dix mille de Longbourn. Quant à Parvis-Lodge, les attiques sont horribles !

Son mari la laissa parler sans interruption, tant que les domestiques furent présens ; mais lorsqu’ils se furent retirés, il lui dit :

— Mistriss Bennet, avant que vous arrêtiez une maison pour votre fils et votre fille, je dois vous parler franchement. Je ne leur permettrai jamais de s’établir dans notre voisinage, je ne veux pas encourager ainsi leur impudence.

Une longue dispute suivit cette déclaration. Mr. Bennet resta ferme ; cela fit naître une autre contestation qui ne fut pas moins vive, et Mistriss Bennet vit avec horreur que son mari ne vouloit pas avancer une seule guinée pour acheter un trousseau à Lydie. Il protesta que dans cette occasion elle ne recevroit pas de lui une seule marque de tendresse. Mistriss Bennet ne pouvoit comprendre que son ressentiment contre sa fille fût assez fort pour le porter à lui refuser une chose sans laquelle son mariage seroit à peine valide. Elle étoit beaucoup plus sensible au mauvais effet que produiroit un mariage sans trousseau, qu’à la honte qu’auroit dû lui inspirer la fuite de Lydie avec Wikam.

Elisabeth regrettoit vivement d’avoir fait connoître à Mr. Darcy, dans le premier moment de sa douleur, toutes les craintes qu’elle avoit eues sur le compte de sa sœur, son prompt mariage donnant l’espérance de pouvoir cacher, au moins à ceux qui n’étoient pas sur les lieux, les événemens qui l’avoient précédé. Quoiqu’elle ne craignît pas qu’il en répandît le bruit, puisqu’elle comptoit sur sa discrétion plus que sur celle de personne au monde, il n’y avoit cependant personne à qui elle eût plus désiré de cacher les fautes de sa sœur ; mais, hélas ! qu’importoit maintenant ? Un abîme sembloit s’être ouvert entre-eux et les séparer pour jamais. Lors même que le mariage se fût fait sans avoir été précédé d’un tel scandale, on ne devoit pas supposer que Mr. Darcy voulût s’allier avec Wikam, et devenir le beau-frère de l’homme qu’il méprisoit le plus et à si juste titre. La lueur d’espérance qu’elle avoit eue de regagner son estime et son affection ne pouvoit résister à un tel coup ; et c’étoit lorsqu’il paroissoit certain qu’elle ne le reverroit jamais, qu’elle apprécioit le plus le bonheur d’être aimée de lui et de devenir la compagne de sa vie.

— Quel triomphe pour lui ! pensait-elle souvent, s’il pouvoit savoir que les propositions que j’ai rejetées avec tant de mépris il y a quatre mois, seroient reçues maintenant avec autant de plaisir que de reconnoissance !

Elle se persuadoit tous les jours davantage, que c’étoit précisément l’homme qui lui auroit le mieux convenu par ses qualités et sa manière d’être ; son esprit et son caractère, quoique bien différens du sien, répondoient cependant à l’idée qu’elle se faisoit de l’homme qu’elle auroit pu aimer. C’étoit une union qui auroit fait le bonheur de tous deux ; Elisabeth pensoit qu’elle auroit adouci la sévérité de Darcy par sa gaieté ; tandis que lui, par son jugement et sa connoissance du monde, auroit pu lui servir de guide. Mais elle ne devoit plus espérer qu’un mariage si heureux vînt présenter à la multitude étonnée le tableau de la véritable félicité conjugale. Une union bien différente alloit avoir lieu dans la famille et devoit mettre un obstacle invincible à l’accomplissement de ses vœux. Elle ne pouvoit comprendre comment on pourroit procurer quelque indépendance à Lydie et à Wikam, mais elle devinoit facilement combien peu de bonheur devoit espérer un couple qui n’étoit uni que parce que ses passions étoient plus fortes que sa vertu.

Peu de temps après avoir écrit à Londres, Mr. Bennet reçut une nouvelle lettre de Mr. Gardiner. Il répondoit très-brièvement aux remercîmens de son frère par des assurances de l’intérêt qu’il portoit à toute sa famille, et finissoit en le priant de ne plus parler de ce sujet. Le but principal de cette lettre étoit de l’instruire que Mr. Wikam s’étoit décidé à quitter le service ; voici comment il s’exprimoit à ce sujet :

« Je désirais extrêmement qu’il le fît aussitôt que son mariage seroit décidé ; et vous penserez tout comme moi qu’il étoit impossible, soit pour lui soit pour Lydie, qu’il restât dans le régiment de ** après le scandale qu’avoit occasionné leur fuite. L’intention de Mr. Wikam est d’entrer dans les troupes réglées ; parmi ses anciennes connoissances, il y en a qui peuvent et veulent bien le protéger encore. On a obtenu pour lui la promesse d’une commission d’enseigne dans le régiment du colonel N*, qui est maintenant en garnison dans le Nord. C’est un avantage pour eux de s’éloigner dans ce moment du Hertfordshire. J’espère qu’ils seront l’un et l’autre plus sages et plus prudens, lorsqu’ils se trouveront au milieu de gens inconnus dont ils devront s’efforcer de captiver l’estime et la bienveillance. J’ai écrit au colonel Forster pour l’informer de tous ces nouveaux arrangemens, et lui demander qu’il veuille bien tranquilliser les différens créanciers de Mr. Wikam à Brighton et dans les environs, en les assurant du paiement dont je suis moi-même caution. Vous voudrez bien donner la même assurance à ses créanciers de Méryton, dont je vous envoie la liste qu’il m’a donnée lui-même. Il dit avoir déclaré toutes ses dettes, j’espère qu’il ne nous a pas trompés ; Haggerston a reçu les ordres nécessaires : je crois que d’ici à huit jours tout sera terminé. Ils iront alors rejoindre le régiment, à moins que vous ne les invitiez à aller à Longbourn. Mistriss Gardiner m’apprend que Lydie est fort désireuse de vous voir tous avant de quitter le Sud ; elle est bien, et m’a demandé de vous présenter ses respects, ainsi qu’à sa mère.

« Votre, etc.
« Edw. Gardiner. »

Mr. Bennet et ses filles étoient persuadés que Mr. Wikam ne pouvoit pas rester dans le régiment du colonel Forster, mais Mistriss Bennet ne pensoit pas de même ; c’étoit un très grand mécompte pour elle que Lydie fût obligée d’aller s’établir dans le Nord, justement au moment où elle auroit tiré le plus de plaisir et de vanité de l’avoir auprès d’elle ; car elle s’étoit toujours flattée qu’ils résideroient dans le Hertfordshire ; et d’ailleurs elle trouvoit très-fâcheux que Lydie quittât un régiment où elle connoissoit déjà tant de monde et où elle avoit tant d’amis.

— Elle est si attachée à Mistriss Forster ! disoit-elle ; combien c’est piquant pour Lydie de la quitter ! Il y avoit aussi plusieurs jeunes gens qu’elle aimoit beaucoup. Les officiers ne seront peut-être pas si aimables dans l’autre régiment.

Quant à Mr. Bennet, il rejeta la requête de sa fille, d’être reçue dans sa famille avant de partir pour le Nord ; mais Jane et Elisabeth, qui souhaitoient toutes deux que leur sœur fût bien accueillie par ses parens après son mariage, le pressèrent si vivement de la recevoir avec son mari, qu’elles obtinrent enfin le consentement ; et Mistriss Bennet eut la satisfaction de penser qu’elle pourroit présenter sa fille mariée, à toute la société de Méryton et des environs. Ainsi donc, Mr. Bennet, en répondant à son frère, donna à Lydie la permission de venir faire une visite à sa famille aussitôt qu’elle seroit mariée. Il fut convenu que les deux époux partiroient pour Longbourn dès que la cérémonie seroit achevée. Elisabeth étoit fort surprise que Wikam eût consenti à un tel projet, et si elle n’avoit consulté que son propre sentiment, elle auroit désiré ne jamais le revoir.